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Quand le privé fait la loi

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On a appris récemment que le gouvernement avait fait appel au cabinet d’avocats international Dentons pour rédiger « l’exposé des motifs » du projet de loi d’orientation des mobilités, en plus d’une étude d’impact de la loi. Une information qui pointe la captation par le privé de compétences du public, et surtout d’une expertise publique qui s’externalise, au point absurde d’être désormais facturée à l’État par des anciens serviteurs de l’État qui ont été payés et formés par celui-ci.

La présence d’avocats dans les coulisses de l’écriture des lois n’est pas nouvelle, mais pourtant l’annonce récente d’un marché public remporté par un cabinet d’avocat pour écrire une partie de la loi mobilités a suscité d’importantes réactions. Une occasion de réfléchir à l’intervention d’acteurs privés (et particulièrement d’avocats) dans l’écriture même d’une loi, et aux faux-semblants du goût du privé qui s’y joue. Plus encore, une occasion de réfléchir aux limites et aux contradictions des drastiques évolutions des contours du travail gouvernemental depuis 2017 (cabinets resserrés, nouvel équilibre avec l’administration, etc).

En apparence l’histoire n’a rien d’inédit. Depuis des années, les cabinets d’avocats sont payés par des acteurs privés pour faire du lobbying, écrire des éléments clés en main pouvant être glissés comme amendements ou même loi complète auprès du gouvernement ou des députés. Comme l’a révélé la Lettre A en décembre, la député Nathalie Goulet vient tout juste d’être prise à ce jeu sur une proposition de loi portant sur les fake news. Ce recours a pris de l’ampleur dans les années passées, à la faveur notamment de l’entrée sur le marché du droit des cabinets d’avocats de nouveaux acteurs anglo-saxons largement habitués à ces pratiques (notamment aux États-Unis). Il a motivé l’inscription des avocats dans les professions devant être inscrites au récent « registre des lobbyistes » des deux assemblées, au même titre que des cabinets de conseil.

Le phénomène va de pair avec une accélération des circulations entre le politico-administratif et le barreau, sous forme de débauchage de responsables publics, suscitant quelques scandales dans les années 2000 (on se rappelle du passage controversé de Jean-François Copé au cabinet d’avocat Gide en 2009), mais plus discrets depuis et sortis de la chronique médiatique. Pourtant, rien que ces derniers mois, ces circulations concernent encore un ancien ministre, Matthias Fekl – qui a raconté avoir un temps envisagé de monter un cabinet conjoint avec l’actuel Premier ministre Édouard Philippe –, et surtout de manière moins visible trois hauts-fonctionnaires de premier plan : deux membres du Conseil d’État et de la Cour des Comptes, viviers traditionnels de ces circulations, et surtout l’ex-représentant permanent de la France auprès de l’Union européenne.

Mais les réactions indignées à la suite de l’article du Monde « Quand l’État décide de sous-traiter la rédaction de “l’exposé des motifs” de la loi « “mobilités” » montrent que l’externalisation de « l’exposé des motifs » d’une loi, son cœur symbolique, est un élément nouveau. Même requalifié à la hâte de travail portant seulement sur « l’étude d’impact » – au risque sinon de pouvoir être jugé anticonstitutionnel ? – il est témoin d’une nouvelle logique : si un tel marché pourrait en apparence relever de la volonté louable de rendre transparents des processus plus discrets auparavant, il est surtout inédit que l’État paye pour un tel service, ici 30 000 euros. La participation à l’écriture d’une loi, qui existait déjà, était certes payée par des clients qui cherchaient à pousser leurs intérêts, mais à l’inverse quand l’État sollicitait, c’était discrètement, avec une rémunération (au moins en partie) au prestige, celui d’influencer ou appuyer un gouvernement.

Dans cette mini-tempête, il se joue une inversion de la charge de la légitimité : ce n’est plus seulement le fait d’être politique et de participer à une loi, même discrètement, qui donne un cachet à un cabinet d’avocats (permettant par exemple aujourd’hui au cabinet Dentons, qui a remporté ce marché, d’afficher sa participation à cette loi mobilités en argument de communication). C’est aussi l’idée que la participation d’un cabinet à une loi ajouterait à celle-ci en qualité. Ce phénomène de préséance croissante du privé est général : à un autre niveau, c’est désormais moins leur longue carrière dans le secteur public qui rend les profils de hauts-fonctionnaires attrayants pour le privé, mais le passage dans le privé – à un âge de plus en plus précoce – qui apparaît comme une condition pour désormais prétendre aux plus hauts postes de la République. Les parcours d’Emmanuel Macron et d’Édouard Philippe en étant justement des exemples.

Cet appel d’offre apparaît comme un indice de plus qu’il s’agit moins de limiter ou d’interroger que de développer, rendre apparent, et mollement réguler cet attrait du privé : sous forme d’appels d’offres pour ce genre de marchés, ou aussi de nouvelles facilités pour circuler entre privé et public (en cherchant à susciter des carrières en aller-retour, tendance jusque-là limitée à quelques francs-tireurs). Le tout se passe sous le regard d’une nouvelle profession : les « déontologues », position qui se crée depuis quelques mois dans chaque administration (charge à ces nouveaux venus de donner un contenu et des attributions à ce rôle flou). Ces derniers viennent redoubler d’autres institutions ou positions aux pouvoirs déjà très limités sur ces questions (la commission de déontologie, ou la haute autorité pour la transparence de la vie publique).

Les faux semblants d’un marché

Toutefois cet attrait du privé est un marché où l’on se demande ce que gagne l’État. D’abord, en fait de s’adresser à un cabinet d’avocat porteur d’une expertise venant à la fois du secteur privé et de l’international – le cabinet Dentons est un cabinet d’échelle mondiale – cet appel d’offre se joue dans un mouchoir de p(r)oches. Les mauvaises langues auront noté qu’une proche du porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux officie au sein du cabinet Dentons. Une manière comme une autre de souligner la proximité entre membres d’une même grande famille, en expansion, celle des acteurs qui passent couramment du public au privé. C’est en fait moins le cabinet international qui est en jeu dans cette affaire qu’un microcosme parisien, autour d’un pôle de droit public dirigé par un énarque, et ayant déjà accueilli plusieurs transfuges du public (un ministre et une haut-fonctionnaire) dans le passé.

Ces équipes de droit public des cabinets parisiens, où chacun tend à avoir son énarque, se présentent souvent comme de mini-entreprises autonomes, faisant dire à certains hauts-fonctionnaires en entretien qu’on y vient « parce qu’on a envie de créer une PME ».[1] Pourtant dans les dossiers qu’elles gèrent, elles parlent surtout la langue d’un certain type de secteur privé, celui de fonds d’investissements et du 1% des grandes entreprises françaises, dont celles du CAC40, constitué pour une part de ces anciennes entreprises publiques où d’autres énarques ont des postes de direction. Bref un secteur privé qui n’a pas grand-chose à voir avec l’ordinaire des PME et la moyenne du tissu économique français.

Ce recours à un cabinet d’avocat n’a en réalité rien à voir avec un quelconque apport du privé au public, même pas de ce privé des grands groupes, c’est plutôt le reflet d’une captation par le privé de compétences du public, et surtout d’une expertise publique qui s’externalise, au point absurde d’être désormais facturée à l’État par des anciens de l’État qui ont été payés et formés par celui-ci. Alors même que ceux-là (plus rarement celles, ces circulations étant éminemment genrées) sont exactement les personnes auxquelles il a laissé une marque indélébile, une aura de secteur publique qui leur colle ensuite à la peau, et qui est précisément ce qu’elles peuvent faire valoir pour rejoindre un cabinet d’avocats. Dentons n’avait ainsi rien d’autre à apporter que les compétences ordinaires d’un haut-fonctionnaire d’expérience, mais ce marché montre crûment le prix de ce genre de compétences.

Un reflet du nouveau processus gouvernemental ?

Cette participation assumée d’avocats au sein du processus législatif interroge aussi les évolutions du travail en cabinet ministériel. Une des justifications avancées par un député LREM, Damien Adam, pour expliquer ce marché étant justement que les cabinets aient diminué de taille. En effet depuis 2017, ces derniers fonctionnent avec moitié moins de personnel, et en conséquence une intrication beaucoup plus grande entre le cabinet du ministre et l’administration. L’objectif a été d’aller à l’encontre de plusieurs blocages récurrents dans le travail gouvernemental, comme le trop grand nombre d’acteurs ou encore l’instabilité des cabinets : pour un ancien membre de cabinet[2], c’est une particularité dans les discussions internationales que les interlocuteurs français changent très régulièrement, comparé notamment aux homologues européens. L’enjeu étant d’ancrer le travail gouvernemental dans une forme plus grande de continuité, incarnée par l’administration.

De même, il faut voir dans l’augmentation consentie en cette fin d’année dans les cabinets le souci d’un écart grandissant entre salaires des élites publiques et privées, qui n’a cessé de se creuser depuis les années 1980. L’affaire autour du salaire de Chantal Jouanno, ou des 600 « intouchables » au salaire de plus de 12 000€ identifiés par Vincent Jauvert, pour scandaleux qu’ils soient, cachent un profond malaise dans le ressenti des hauts-fonctionnaires, dont le statut « d’élites » n’est plus aussi clair. Même les plus hauts salaires sont aujourd’hui dérisoires par rapport au privé, et aux collègues de promotion qui sont partis y pantoufler : en arrivant depuis une banque privée jusqu’au secrétariat général de l’Élysée, Emmanuel Macron avait ainsi divisé son salaire par six.

Dans ce nouveau format de gouvernement, l’objectif est un travail par équipes resserrées et plus stables, mieux payées, technocratiques, avec une logique de projets et une temporalité plus courte. Une injonction à la vitesse dont le Conseil d’État s’est plaint dans un avis du 26 novembre sur cette loi mobilités, soulignant que « la brièveté des délais [n’offrent pas les conditions pour] examiner, de manière approfondie et pleinement informée, l’ensemble des questions soulevées » (tout comme il s’est plaint – une critique voilée de ce marché ? – de la qualité de l’étude d’impact). Car une part des hauts-fonctionnaires sont inquiets des réformes du travail du gouvernement et des contours de l’administration, menées avec un sens de la concertation minimaliste : la réunion de 1800 hauts-cadres de l’État en février autour d’un discours d’Emmanuel Macron est très attendue à ce titre.

L’affaire de la loi mobilités est un élément, parmi d’autres, révélateur des limites de ces réformes : elles ont rapidement épuisé les équipes – comment croire que le travail gouvernemental, déjà marqué par l’urgence et le volume de travail, pouvait d’un coup s’effectuer avec deux fois moins de personnel ? –, et surtout mobilisé en retour autant de hauts-fonctionnaires au sein des administrations concernées, à marche forcée et sans les primes d’un membre de cabinet.[3] « Nul ne peut exercer des tâches au sein d’un cabinet ministériel s’il ne figure sur cet arrêté », indiquait le décret relatif aux cabinets en mai 2017, avec l’intention d’en finir avec les statuts liminaires au sein du gouvernement. En réalité ces derniers sont juste en train de se métamorphoser sans disparaître, et cette politique crée d’autres contradictions : en principe, le travail gouvernemental s’effectue plus que jamais à cheval entre politique et administration, mais le processus pour y arriver est loin d’être stabilisé.

C’est ce que soulignait la tribune d’un haut-fonctionnaire dans Les Échos le 3 janvier, qui se plaignait du manque de confiance et de reconnaissance accordé à l’administration par rapport aux membres du cabinet ministériel. Il n’est pas impossible que cet exposé des motifs externalisé ait été une manière de résoudre des conflits entre une administration qui aimerait avoir son mot à dire sur une loi et des cabinets qui en dépendent plus étroitement au quotidien.

Il semble aussi que les positions liminaires soient appelées à revenir sous une autre forme, par exemple comme conséquence de la logique de projet (task force qui réinventent les nombreuses commissions et missions qui gravitaient déjà autour des cabinets). Enfin ce que montre en particulier cette affaire, c’est qu’une part du travail gouvernemental peut désormais être externalisé, dans un jeu de passage de l’argent public d’une ligne budgétaire à l’autre (depuis celle du personnel jusqu’aux marchés publics). À quoi peut-il servir cependant de substituer au “visiteurs du soir” ces passagers du privé, ponctuels présents le temps d’une loi, payés pour récupérer une part du prestige de la République sans vraiment la servir ?


[1] Entretien mené par l’auteur en mai 2016

[2] Entretien mené par l’auteur janvier 2018

[3] « Macron met la haute fonction publique sous pression », Le Monde, 21 novembre 2018. « Ministères: la fin des cabinets tout puissants », L’Opinion, 21 juillet 2017

 

Pierre France

Politiste, Doctorant en science politique à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, Associé à l’Institut Français du Proche-Orient - Beyrouth

Notes

[1] Entretien mené par l’auteur en mai 2016

[2] Entretien mené par l’auteur janvier 2018

[3] « Macron met la haute fonction publique sous pression », Le Monde, 21 novembre 2018. « Ministères: la fin des cabinets tout puissants », L’Opinion, 21 juillet 2017