Politique

Solidarité mélancolique : la gauche et les « gilets jaunes »

Philosophe

Si toutes les composantes de la gauche gratifient les « gilets jaunes » d’un franc soutien, la solidarité qu’elles leur témoignent s’accompagne d’une forme de mélancolie préventive. Sans doute l’histoire récente des résistances à l’ordre néolibéral n’incite-t-elle pas à un optimisme démesuré. En l’occurrence, toutefois, la crainte de l’épuisement ou même de l’écrasement du mouvement ne suffit pas à expliquer le spleen.

De l’Assemblée nationale aux tribunes des journaux, bien rares sont aujourd’hui les voix de gauche qui ne se déclarent pas solidaires des « gilets jaunes ». L’hostilité de ce mouvement, réputé inédit, à Emmanuel Macron et à son monde a certes de quoi réjouir tout.e.s les réfractaires à la startup nation et au culte de l’attractivité financière. Reste qu’à la différence de l’extrême droite, qui attend patiemment de recueillir les bénéfices de l’impopularité du chef de l’État, l’opposition de gauche agrémente son soutien d’une profusion de commentaires. C’est qu’il s’agit pour elle de traduire les doléances des « gilets jaunes » en revendications compatibles avec ses propres orientations : non contente de relayer leurs demandes relatives à la justice fiscale, au pouvoir d’achat, aux dépenses contraintes et à l’écoute des citoyens, elle s’applique à les interpréter comme autant de plaidoyers pour la progressivité de l’impôt, la revalorisation des salaires, l’investissement dans les services publics et la revitalisation de la démocratie.

Entendues ainsi, les exigences des « gilets jaunes » témoignent assurément d’une volonté de mettre un terme au cauchemar néolibéral. Pour autant, les responsables politiques et les intellectuel.le.s de gauche qui y reconnaissent leurs convictions ne semblent guère porté.e.s à l’optimisme. Tout se passe en effet comme si l’enthousiasme affiché se doublait du pressentiment que, livré à sa propre pente, le mouvement des ronds-points était destiné à servir les desseins et à grossir les rangs des populistes de droite. En témoigne le nombre d’éloges de la révolte en cours qui s’achèvent par l’aveu de doutes sur son destin, mais aussi l’empressement des plus fervents à dénoncer par avance les responsables du dévoiement à venir – la faute au gouvernement qui joue la répression et le pourrissement, mais aussi aux syndicats qui se montrent trop hésitants, ou encore à quelques belles âmes qui s’inquiètent de la perméabilité des « oubliés » aux théories du complot antisémites et xénophobes.

Les coordonnées du peuple

Parce que la sensibilité et les aspirations politiques des « gilets jaunes » ne se laissent pas aisément déchiffrer, tant l’engouement que la mélancolie qu’ils suscitent à gauche méritent d’être interrogés. Pour rendre compte du crédit dont ils bénéficient, il est tentant de soutenir que leur colère est applaudie parce qu’elle vient du peuple, celui-là même dont la gauche souffrirait de ne plus recueillir les suffrages. Souscrire inconditionnellement à l’occupation des ronds-points se présenterait alors comme une opportunité d’échapper enfin à l’impopularité. Mais encore faut-il se demander pourquoi les visages des « gilets jaunes », qui ne sont après tout pas si nombreux, apparaissent à chacun.e comme ceux du peuple. À cet égard, trois indices peuvent aussitôt être avancés. Premièrement, les « gilets jaunes » sont majoritairement blancs et d’âge mûr : ils ne peuvent donc être soupçonnés de communautarisme. Deuxièmement, ils manifestent le samedi et ne menacent pas de se mettre en grève : aussi ne peut-on les taxer de corporatisme. Enfin, troisièmement, le sort des migrant.e.s les préoccupe peu, ce qui les situe aux antipodes des bobos.

Si par eux-mêmes, de tels critères ne sont pas probants, la valeur indicative qu’ils revêtent atteste bien de la signification qu’a prise la notion de peuple depuis les années 1980. La « révolution conservatrice » qui marque le début de cette décennie s’est en effet appuyée sur une nouvelle représentation de la lutte des classes. Celle-ci ne renvoie pas à l’exploitation constitutive du travail salarié et encore moins aux discriminations subies par les femmes et les minorités sexuelles ou racisées : le dispositif qu’elle désigne s’apparente plutôt à une forme de parasitisme qui prive le peuple du fruit de son honnête labeur. Modelé sur les privilèges dont les révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle réclamaient l’abolition, le tort que dénoncent les idéologues du thatchérisme et du reaganisme réside dans la ponction que de nouvelles catégories de privilégié.es opèrent sur les richesses créées par les contribuables qui se lèvent tôt et travaillent dur.

Sans doute les nantis visés par les contempteurs du compromis social d’après-guerre ne ressemblent-ils guère aux aristocrates de l’Ancien Régime. Les baronnies que la révolution conservatrice livre à la vindicte populaire se composent essentiellement d’employé.es de la fonction publique, de salarié.es affilié.es à des organisations syndicales, de demandeur.se.s d’emplois bénéficiant d’une indemnisation et d’étranger.ères désireux.ses de sécuriser leur séjour. D’allure modeste, ces improbables répliques de la noblesse d’antan ne sont pas moins accusées de déroger à la condition commune, tantôt en imposant aux autres leurs intérêts particuliers et tantôt en récoltant une part indue des ressources disponibles.

Paravent populiste des réformes néolibérales – lesquelles subordonnent la poursuite du plein emploi au maintien de la stabilité des prix et confient la stimulation de l’économie aux politiques de l’offre – l’opposition du mérite aux sinécures et aux passe-droits va rapidement placer la gauche sur la défensive. Il lui est en effet reproché de ne plus veiller qu’aux intérêts des travailleur.ses protégé.es et aux revendications des minorités qui s’estiment insuffisamment reconnues. Afin d’échapper aux accusations de corporatisme et de communautarisme, d’aucun.e.s vont alors s’engouffrer dans une « troisième voie » qui allie l’assentiment aux attributs de la modernité promue par les néolibéraux – flexibilité du marché de l’emploi, dérégulation des marchés financiers, ouverture des services publics à la concurrence – au refus de la stigmatisation des captifs de l’ancien monde.

Aux yeux des nouveaux « progressistes », les chômeur.ses, les fonctionnaires, les travailleur.ses syndiqué.es et, dans une moindre mesure, les candidat.es à un titre de séjour ne doivent pas être vus comme des parasites mais plutôt comme les victimes d’un système qui entretient leur dépendance aux avantages acquis et à l’assistanat. Aussi, plutôt que d’inciter le peuple à fustiger leurs privilèges, il appartient aux gouvernants de leur rendre le goût de l’autonomie – par la transformation de l’assurance chômage en programmes de retour à l’emploi, l’introduction de la méritocratie dans la fonction publique, l’association des syndicats à la réforme de la protection sociale et la sélection des migrant.es en fonction des besoins de l’économie.

Dans un premier temps, le coaching empathique des gourous de la « troisième voie » va permettre à de nombreux partis de centre gauche de reconquérir le pouvoir – d’abord aux États-Unis avec Bill Clinton, puis au Royaume-Uni avec Tony Blair, en Allemagne avec Gerhard Schröder et en Espagne avec José Luis Zapatero. À terme, toutefois, la substitution des techniques du développement personnel à la lutte de classes – qu’il s’agisse de l’antagonisme classique du capital et du travail ou de l’opposition des citoyens ordinaires aux privilégié.es – se révélera rien moins que suicidaire. Concurremment accusées de trahir les valeurs de la gauche et de se montrer trop complaisantes envers ses clientèles, les formations sociales-démocrates perdront progressivement leur électorat traditionnel sans pour autant gagner la confiance des milieux d’affaires. Pis encore, l’extrême droite va tirer parti de leur vision irénique d’une modernité inclusive et sans conflit pour s’emparer de la cause du peuple spolié et leur imputer l’impunité des fraudeurs.

La social-démocratie a beau sortir laminée de son périple sur la troisième voie, sa déconfiture ne va guère bénéficier aux gauches demeurées fidèles à la lutte contre l’exploitation ou engagées dans le combat contre les discriminations. Grâce à une habile réactualisation de la critique du parasitisme élaborée par les publicistes de la révolution conservatrice, c’est au contraire l’extrême droite qui tirera le meilleur parti de la nouvelle donne. En dotant le peuple de coordonnées topographiques plus précises – soit en l’identifiant aux gens d’en bas et d’ici – ses chefs de file parviennent en effet à accréditer l’idée que la précarisation du travail et le creusement des inégalités sont dues à la corrosion de la souveraineté nationale par les élites mondialisées. Celles-ci sont accusées de subordonner les mandats des gouvernements élus aux diktats d’instances supranationales illégitimes, d’appauvrir leurs concitoyen.nes en les submergeant de marchandises et de travailleur.ses étranger.ères, et enfin de traiter par le mépris les inquiétudes que soulève la mondialisation.

Sans renoncer aux diatribes contre le « matraquage fiscal » et les « droits spéciaux » qui ont tant aidé les idéologues du reaganisme et du thatchérisme à faire passer leurs réformes, les partis nationalistes s’emploient à modifier la nature des privilèges qui prive le peuple de son dû. Plus que sur des avantages inscrits dans le temps – concessions octroyées à certains groupes d’intérêts pour acheter la paix sociale au cours des Trente Glorieuses – l’inégalité des conditions s’étaye désormais sur un rapport différencié à l’espace : l’effacement des frontières ferait le bonheur des déraciné.es – depuis les brasseurs de liquidités en quête de rendement jusqu’aux migrant.es à la recherche d’allocations, en passant par les citadin.es féru.es de métissage culturel – et l’infortune des populations attachées à leur sol et à leurs traditions.

Accablée par le succès des partis nationalistes mais conquise par la représentation de la lutte des classes dont ils ont su s’emparer, une partie de la gauche décide alors d’investir l’antagonisme du peuple et des parasites pour son propre compte. Plutôt qu’aux protégé.es de l’État honni.es par les premiers néolibéraux, les privilégié.es dont elle instruit le procès s’apparentent aux élites vilipendées par l’extrême droite, même si les méfaits qui leur sont reprochés ne sont pas identiques. Il s’agit en effet de resserrer l’acte d’accusation autour de l’évasion fiscale, des délocalisations et de l’inféodation du politique à la finance mondialisée, quitte à y ajouter quelques produits d’appels tels que la cupidité des « patrons voyous », qui favoriseraient l’ « immigration sauvage » pour faire baisser les salaires et la condescendance des donneur.ses de leçons de morale, qui pousseraient les braves gens en colère dans les bras des démagogues xénophobes.

L’adoption d’une lutte des classes nourrie par la rancœur du peuple à l’encontre d’une caste habilitée à s’affranchir de sa souveraineté ne va pas faire l’unanimité à gauche, y compris parmi les adversaires de toute compromission avec le social libéralisme hérité de la troisième voie. Les réticences portent sur les deux aspects de la verticalité populiste que sont la subordination de l’opposition entre la gauche et la droite à l’animosité des gens d’ici-bas envers ceux de là-haut et la mainmise d’un chef charismatique sur l’expression de l’ire des sans-grades. D’une part, le mouvement de rotation imprimé à la question sociale tend à lier le sort des revendications populaires à la restauration du cadre national, ce qui ne manque pas de raviver l’allergie au patriotisme d’une partie de la gauche ; d’autre part, l’intronisation d’un tribun autorisé à formuler le réquisitoire de la plèbe apparaît à beaucoup comme une manière paradoxale de résister à la confiscation de la démocratie par les élites.

L’apparition des « gilets jaunes » va toutefois dissiper ces préventions. Il est vrai que leur mouvement acéphale se veut rétif à toute délégation d’autorité et que, moyennant un minutieux travail d’édition, les injustices qui les mobilisent figurent parmi les motifs d’indignation de la gauche. Mais celle-ci mise surtout sur les « gilets jaunes » pour chasser un spectre qui la hante depuis plus de sept ans. C’est en effet en 2011 que la fondation Terra Nova, de sensibilité sociale libérale, publie un rapport intitulé « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? ». Il y est écrit que, pour revenir au pouvoir, la gauche serait bien inspirée de renoncer à coaliser les classes sur lesquelles elle s’appuyait traditionnellement – à savoir les ouvrier.ères, les employé.es et dans une moindre mesure les professions intermédiaires : son salut résiderait désormais dans la promotion de valeurs susceptibles d’attirer les jeunes, les diplômé.es, les femmes et les minorités issues de l’immigration.

À peine publié, ce texte a déclenché un véritable tollé. Au lieu d’engager la gauche à reprendre la lutte contre les inégalités sociales, le think tank proche du parti socialiste l’incitait à sceller son divorce avec les classes populaires en agitant les chiffons rouges du multiculturalisme et des causes « sociétales ». Les auteurs du rapport ont bien tenté de conjurer les critiques : ainsi soulignent-ils qu’une majorité d’employé.es sont des femmes, que les enfants d’immigré.es forment une part conséquente de la classe ouvrière et que la précarisation, qui affecte particulièrement les jeunes, n’épargne pas les diplômé.es. Mais ce sont précisément leurs précautions qui les ont couverts d’opprobres. Leurs détracteurs n’ignoraient évidemment pas que les seniors votent massivement à droite et que les hommes blancs qui n’ont pas fait d’études supérieures constituent le principal vivier de voix pour le parti de la famille Le Pen. Reste qu’en traitant ces données comme le produit d’une évolution inexorable, Terra Nova a non seulement scandalisé la gauche française mais l’a aussi durablement traumatisée.

Depuis lors, en effet, il est implicitement admis que les classes populaires dont la gauche doit retrouver les faveurs sont au premier chef celles que les rédacteurs de « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? » tenaient pour perdues. Ainsi s’explique peut-être que la France n’ait pas connu les mobilisations citoyennes qui ont fait des mairies de grandes villes – Barcelone, Madrid, Valence, Naples, Palerme et plus récemment Prague – les principaux pôles de résistance à la droitisation de l’Europe. Les populations les plus disposées à combattre les politiques autoritaires, xénophobes et socialement régressives menées par les gouvernements nationaux ont beau se recruter dans les métropoles, pour une grande partie de la gauche hexagonale, le véritable peuple est ailleurs. Aussi est-ce bien en raison de cette conviction que les « gilets jaunes » relèvent, sinon d’une divine surprise, du moins d’une chance inespérée d’échapper enfin à la hantise dont Terra Nova est le nom.

Les motifs du pessimisme

Mais s’il est vrai qu’un mouvement authentiquement populaire – c’est-à-dire animé par les exclu.es de la « majorité électorale pour 2012 » – a la bonne idée de s’en prendre davantage au président des riches et à la confiscation de la démocratie qu’aux « fraudeurs sociaux » et au « péril migratoire », alors pourquoi le soutien dont la gauche le gratifie ne l’arrache-t-elle aucunement à sa mélancolie ? Un premier élément de réponse réside sans doute dans le contexte international. Car même si le mythe de l’ « exception française » invite à ne chercher des précédents aux « gilets jaunes » que dans l’histoire nationale – de la révolution de 1789 à Mai 68 en passant par la Commune de Paris – nul n’ignore que d’autres pays ont récemment connu des expériences similaires.

Ainsi, en 2013, un vaste « mouvement protestataire » s’est emparé du Brésil. La révolte dite du vinaigre débute à Porto Alegre, en réponse à une hausse du tarif des transports en commun, mais s’étend bientôt à tout le pays, prenant pour objets la corruption des dirigeant.es et les dépenses somptuaires consenties pour l’édification des stades de football – en vue de la coupe du monde de 2014 – au détriment des services publics et des programmes sociaux. La même année, en Italie, ce sont les Forconi (fourches) qui descendent dans les rues. Il s’agit d’abord d’un rassemblement de transporteurs routiers, d’agriculteur.trices et des petits commerçants excédé.es par les taxes et le prix du fuel. Toutefois, là aussi, les récriminations vont rapidement s’étoffer –  l’euro et l’austérité dictée par Bruxelles s’ajoutant à la fiscalité – et avec elles la surface sociale du mouvement.

Dans les deux cas, les protestations, qui se voulaient farouchement apolitiques, visaient l’oligarchie formée par les partis de gouvernement, les grands media et, dans la sphère économique, les bénéficiaires de la mondialisation. Pour autant, loin d’annoncer un soulèvement contre l’ordre néolibéral, la révolte du vinaigre a impulsé le basculement de la classe moyenne brésilienne vers une extrême droite également encline aux dérégulations et à la répression, tandis que les manifestations des Forconi, bruyamment soutenues par le Mouvement 5 étoiles, ont contribué à la montée en puissance de ce parti – lequel dirige aujourd’hui le gouvernement italien en partenariat avec les néofascistes de la Ligue. Même si, comme le dit l’adage, comparaison n’est pas raison, le sort funeste de ces récentes explosions de colère populaire est de nature à nourrir les inquiétudes sur l’issue politique de leur avatar français.

S’y ajoutent les sondages, dont on connaît certes la volatilité, mais qui n’indiquent pas moins que la présence des « gilets jaunes » dans le paysage hexagonal se traduit par une augmentation des intentions de vote en faveur du Rassemblement national, ainsi que de Debout la France, et par un tassement de toutes les composantes de la gauche. Que le mouvement des ronds-points profite à l’extrême droite ne signifie aucunement que les « gilets jaunes » se reconnaissent dans son programme et ses phobies : tant les reportages de terrain que les enquêtes des sociologues de Bordeaux, de Lille et de Toulouse insistent non seulement sur leur rétivité à toute allégeance partisane mais aussi sur la préséance des questions démocratiques et sociales dans leurs revendications. Cependant, les observateur.trices de gauche ont beau s’appuyer sur ces données encourageantes pour répéter à l’envi que l’avenir n’est pas écrit et que « tout est ouvert », force est de reconnaître qu’ils n’y croient guère.

Reste alors à se demander ce qui motive cette forme de mélancolie préventive – que les précédents étrangers et les sondages confortent mais n’expliquent pas. Pour y voir plus clair, il convient de souligner que si les chefs de file de la révolution conservatrice ont construit leur victoire sur une reconfiguration de la lutte des classes – la spoliation des gens ordinaires par des parasites se substituant à l’exploitation des travailleur.ses par les employeur.ses – la mise en œuvre de leur programme a quant à elle favorisé la financiarisation du capitalisme. Au motif que le retour de la croissance passait par la soumission des agents économiques à la discipline du marché, les gouvernements néolibéraux ont peu à peu levé tous les obstacles à la circulation des capitaux – entre les pays et les types d’institutions financières – à la création de nouveaux actifs – en particulier les produits dérivés – et à l’accessibilité du crédit commercial – notamment par le biais des célèbres obligations subprime. Or, ce faisant, ils ont conféré aux pourvoyeur.ses de liquidités une hégémonie inédite, qui a profondément modifié les horizons d’attentes de leurs concitoyen.nes.

Attirer des investisseurs libres de leurs mouvements suppose en effet de leur faire miroiter un marché du travail flexible, des dépenses publiques allégées et une fiscalité favorable aux « premiers de cordée ». Les États parés de tels appâts peuvent sans doute se targuer de rendre leur nation plus « compétitive » mais ne sont plus en mesure d’offrir les carrières et les transferts sociaux qui assuraient la paix sociale jusqu’aux années 1980. Si la précarité des emplois, la stagnation des salaires, la raréfaction des services publics et la conditionnalité des allocations sociales contribuent indéniablement à creuser les inégalités entre gagnant.es et perdant.es de la financiarisation, celle-ci se traduit moins par un retour à une situation d’Ancien Régime, où les gens ordinaires et la caste des privilégié.es seraient soumis à des règles différentes, que par l’apparition d’une condition nouvelle mais commune aux riches et aux pauvres.

Paradoxalement, en effet, les uns et les autres dépendent désormais davantage de la valorisation de leurs ressources que de la rémunération de leur activité : tandis que les détenteurs de portefeuilles conséquents attendent leur prospérité de l’appréciation de leurs capitaux matériels et immatériels – biens mobiliers et immobiliers, compétences prisées, carnet d’adresses étoffé – l’érosion des revenus directs et indirects du travail contraint les moins fortuné.es à gager le maintien de leur niveau de vie sur la valeur de leurs « actifs » – qu’il s’agisse de leur domicile acheté à crédit sur un territoire déserté par les transports en commun, de la voiture dès lors nécessaire pour conserver leur emploi, ou de l’ancrage familial et local susceptible de compenser une couverture sociale des risques de plus en plus déficiente.

Or c’est bien parce qu’ils ont éprouvé la taxe carbone comme un assaut contre les fragiles piliers du mode d’existence auquel la financiarisation du capitalisme les assigne que les « gilets jaunes » se sont initialement soulevés. Sans doute, une fois la révolte entamée, leurs griefs se sont étendus bien au-delà de cette atteinte spécifique à leur « patrimoine ». Toutefois, la récurrence de revendications telles que le rétablissement de l’impôt sur la fortune, l’intensification de la lutte contre la fraude fiscale, la suppression de la TVA sur les produits de première nécessité et de la CSG sur les retraites témoigne moins d’un rejet de leur condition que de la volonté de la rendre habitable – par l’institution de règles d’appréciation du capital moins favorables aux portefeuilles les mieux fournis.

Telle est alors la raison profonde du pessimisme qui règne à gauche. Car des socio-démocrates à l’ancienne aux anticapitalistes, en passant par les converti.es à la rhétorique anti-élitiste, la plupart de ses représentant.e.s milite pour la restauration d’une société salariale qui ne résonne plus depuis longtemps avec l’expérience des « gilets jaunes » – même si elle répond à certaines de leurs demandes. En revanche, la défense des valeurs patrimoniales menacées par la mondialisation, dont l’extrême droite fait son fonds de commerce, s’adresse bien aux préoccupations d’une population qui s’estime discréditée – même si, pour l’heure, la revalorisation du capital d’autochtonie promue par le Rassemblement national ne figure pas parmi les priorités du mouvement des ronds-points.

Faut-il conclure que la gauche est condamnée à la solidarité mélancolique qu’elle témoigne aux « gilets jaunes » ? Avant de s’y résoudre, il peut être judicieux de se demander si ses propres valeurs – la solidarité, la coopération mais aussi l’hospitalité et le questionnement des normes – sont en mesure de constituer des actifs appréciables, y compris au sein du mouvement des ronds-points. Or, à cet égard, les passerelles ne résident pas tant du côté des motifs qui ont conduit certain.e.s à se vêtir de jaune que dans les formes de socialité expérimentées une fois le gilet revêtu. Car si la gauche est peu à même d’assurer l’appréciation du mode de vie dont l’impraticabilité a suscité la colère des « gilets jaunes », elle est fondée à puiser quelques raisons d’espérer dans les joies auxquelles leur dissidence les a fait goûter.


Michel Feher

Philosophe, Fondateur de Zone Books

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Gilets jaunes