Amour et preuves d’amour dans la recherche
Gagnons du temps. Ne reprenons pas les innombrables arguments qui plaident en faveur du financement de la recherche.
Vous les connaissez probablement. De même que vous savez vraisemblablement qu’en général, ils sont accompagnés de mots immenses et magnifiques comme « émancipation », « Lumières », « frontières des connaissances » qu’il s’agit de « repousser », « avenir du pays ».
Vous n’ignorez pas non plus que la recherche est présentée comme une condition indispensable, de la transition écologique pour les uns, de la compétitivité, de l’emploi et de la croissance pour les autres, et de progrès dans le domaine de la santé, pour tous. L’ « impérieuse nécessité » de « faire barrage aux fake-news » est venue récemment, avec « la bataille de l’intelligence artificielle », compléter la longue liste des arguments mobilisés dans les vibrants plaidoyers de la cause de la recherche et de son financement.
Cause qui, il faut le souligner, réussit d’ailleurs l’exploit de faire la quasi-unanimité dans le paysage politique, tous les gouvernements, depuis des décennies, entonnant le refrain de la « priorité » — autre tour de force, elle parvient presque à faire l’union sacrée parmi mes collègues économistes.
Comment dès lors ne pas se réjouir de l’annonce faite par le Premier ministre, le 1er février, à l’occasion des 80 ans du CNRS. Rien de moins qu’une « loi de programmation pluriannuelle pour l’enseignement supérieur et la recherche ». Devant une telle nouvelle, passée pourtant presque inaperçue dans la crise politique et démocratique dans laquelle le gouvernement a conduit le pays, la première réaction serait de s’écrier « Enfin ! ». Certes, les plus critiques diront d’emblée qu’attendre près de deux ans pour faire un exercice que l’on aurait pu imaginer lancé en début de mandat est un peu « étonnant ». Mais, admettons : et mieux vaut tard que jamais.
Et puis, on y regarde de plus près. Et là, difficile de ne pas décolérer.
Car que nous annonce-t-on véritablement ? En fait, des promesses. Et encore, pas pour tout de suite, mais pour 2021. Oui 2021. Dans deux ans. Un an avant la fin du quinquennat. La principale information de cette annonce est donc en réalité qu’il n’y aura pas d’accroissement majeur des financements en 2020. Mais pourquoi différer ? Bien sûr, le Premier ministre a un argument : la constitution de groupes de travail, traduisant la nécessité d’élaborer cette loi dans la « concertation » et le « dialogue ». Sauf que là, franchement, la communauté scientifique et universitaire a déjà donné[1]. Les scientifiques ne veulent plus de « déclarations d’amour », ils veulent des « preuves d’amour »[2] !
Regardons donc les « preuves d’amour » qui auraient été réellement données à la recherche. Pour cela, l’indicateur principal qu’il faut analyser est ce que l’on appelle « l’effort de recherche ». Il est défini comme étant la part de la dépense intérieure en Recherche & Développement (ou DIRD[3]) dans le produit intérieur brut (PIB) ; on le calcule en fait assez simplement en faisant le rapport entre ces deux chiffres : les dépenses de recherche et le PIB. C’est cet indicateur qui permet à la fois d’observer les évolutions dans le temps, dans la mesure où pour la recherche publique les périmètres budgétaires ont fluctué, mais aussi d’établir des comparatifs internationaux du financement de la recherche.
Depuis le début des années 2000, la France s’est constamment fixé comme ambition d’atteindre l’objectif de 3 % pour cet effort de recherche. Autrement dit, de consacrer 3 % de son PIB aux dépenses de recherches, que celles-ci soient publiques ou privées. Or, devinez ce que l’on constate lorsque l’on regarde ce chiffre ? Pour l’année 2018 nous devrions atteindre à peine 2, 20 %. Raté donc ! Toutefois un chiffre n’ayant en soit jamais beaucoup de signification, observons son évolution.
On voit alors que l’effort de recherche était analogue en 2017 : aucune progression donc. Et si l’on remonte à 2016, on constate même un recul, puisque l’effort de recherche était de 2,25. Et en 2015 ? Encore raté : 2,27. Mais ne vous inquiétez pas, si l’on en croit le gouvernement, ce chiffre devrait s’améliorer en 2019 et à nouveau en 2020 ; restons modeste toutefois – même dans les promesses – puisqu’ils devraient être de 2,25 et 2,3. Très loin des 3 % donc. Et cela dure depuis longtemps ; en effet, depuis 1984, nous fluctuons entre un minimum de 2,02 (en 2007) et de 2,32 (atteint en 1993).
Concernant les dépenses de recherches, la France est en 10ème position des pays de l’OCDE et systématiquement sous la moyenne des pays de tête, et ce, depuis l’année 2000. Année après année le retard se creuse.
Mais peut-être penserez-vous que c’est simplement parce que cet objectif n’était pas réaliste. Penchons-nous donc sur les comparatifs internationaux. On constate alors que non seulement cet objectif est atteint dans d’autres pays – et même largement dépassé par certains (y compris Européens) – mais qu’en outre nous sommes loin du groupe de tête formé par Israël (4,25 %), la Corée (4,23 %), la Suède (3,25 %), le Japon (3,14 %) ou l’Autriche (3,09 %) ; loin aussi de l’Allemagne (2,93 %) ou des USA (2,74 %). Nous sommes en 10e position des pays de l’OCDE et systématiquement sous la moyenne de ces pays, et ce, depuis l’année 2000 (sauf en 2002).
Année après année le retard se creuse donc. Mais vous pouvez, si vous le souhaitez, vous rassurer en vous disant que nous sommes en cinquième position si l’on regarde le montant en euros de la dépense intérieure de recherches (la DIRD). Quand un indicateur vous gêne, changez-en !
Certes, on a pu constater sur la période 2007-2014, une très légère amélioration, on passe en effet de 2,02 à 2,28. Mais pour la comprendre, il faut tenir compte de la crise de la fin des années 2000 et de son impact sur le PIB et donc presque mécaniquement sur l’« effort de recherche ». En effet, un ralentissement de la croissance (du PIB) se traduit, si les dépenses ne baissent pas, par une augmentation de l’effort financière des laboratoires de recherche…
À l’inverse une reprise économique, sans accroissement forts des dépenses, se traduit par une baisse de l’effort de recherche : et c’est effectivement ce qui apparaît depuis 2015.
Par ailleurs, pour comprendre ces évolutions récentes, il faut également entrer un peu dans le détail et analyser séparément l’évolution des dépenses publiques d’une part et privées de l’autre.[4] En ce qui concerne les premières, on constate alors que la part des dépenses publiques de recherche rapportée au PIB s’élève pour la dernière année où ce chiffre est disponible – 2017 – à 0,77.
Et surtout qu’il est d’une constance qui, par comparaison, fait de la Belgique, une région de haute montagne ; depuis 2000, ce chiffre varie très faiblement, autour de 0,8 % — avec un minimum à 0,77 en 2007 et un maximum isolé à 0,88 en 2009, ce dernier point s’expliquant par la croissance négative du PIB cette année-là (-2%). En termes de classement, on fait un bond « spectaculaire » (je blague), puisque l’on est cette fois au-dessus de la moyenne OCDE, en 8e position pour l’année 2015, dernière année où le classement est disponible[5].
Toutefois, je vais tout de suite doucher votre enthousiasme naissant : l’objectif ici maintes fois affiché était d’atteindre 1 %. C’est donc là encore raté. Et depuis 2014, il baisse (les chiffres qui sont donnés par le Ministère MESRI sont les suivants : 2014 : 0,83 ; 2015 : 0,79 ; 2016 : 0,78 ; 2017 : 0,77) ! Vous le comprenez aisément, dans de tels chiffres, pas réellement de traduction concrète des grandes déclarations d’amour faites au monde de la recherche[6].
Si l’on étudie à présent la part des dépenses privées, un double constat s’impose. Premièrement, avec 1,42 % en 2017, on voit que l’on est à la fois très loin de l’objectif de 2 % affiché depuis de nombreuses années[7], et qu’en termes de classement des pays de l’OCDE, la situation est encore plus préoccupante que pour l’effort global puisque, avec une 13e position en 2015, nous sommes nettement sous la moyenne de ces pays (1,45 en 2015).
Deuxièmement, on doit toutefois admettre que la situation s’est plutôt améliorée depuis 2000[8], même si depuis 2015, on constate un nouveau recul (et qu’en termes de classement, nous reculons puisque nous étions en 10ème position au début du siècle, avec même une 7ème position en 2002). Cette amélioration observée est généralement attribuée aux aides directes et aux mesures fiscales que les gouvernements successifs ont mises en place afin de tenter d’améliorer la faiblesse des dépenses privées de recherche qui caractérise notre pays : l’OCDE les chiffre actuellement à près de 0,4 % du PIB.
Le dispositif le plus important de très loin est le « crédit impôt recherche » (CIR) qui s’élève aujourd’hui à 6,1 milliards d’euros en 2017[9]. Ce dispositif a fait couler beaucoup d’encre et a été l’objet de nombreux rapports[10]. Il a été au cœur de multiples débats parlementaires et a suscité d’innombrables critiques et contestations, notamment au sein de la communauté scientifique. Cette dernière reproche à ce qui constitue en fait l’une des principales « niches fiscales », à la fois son manque d’évaluation sérieuse, son coût, son inefficacité et les fraudes (ou en termes plus policés les « effets d’aubaine ») qu’il autorise.
Sans entrer ici dans ce débat, contentons-nous simplement de rappeler que ces sommes très conséquentes (puisqu’elles représentent pas loin de la moitié des crédits affectés à la recherche dans le budget de l’État, 15 milliards en 2018), indépendamment même de leur efficacité[11], ne constituent en aucun cas des financements pour la recherche publique.
« Certes, direz-vous peut-être, tout cela est peut-être vrai, mais n’est-ce pas la marque de “l’ancien monde” ? Dans le “nouveau”, notre jeune et fringuant Président nous a promis les “nouvelles Lumières françaises ”. La situation a sûrement changé et j’ai d’ailleurs entendu que le budget de la recherche avait augmenté. » Regardons donc ce qu’il en est.
Le défaut de l’indicateur de « l’effort de recherche » avec lequel nous raisonnions jusqu’à présent (ou l’avantage si l’on est au gouvernement…), notamment dans sa décomposition entre le public et le privé, est qu’il n’est jamais disponible dans les toutes dernières années, celles qui permettent de voir si, derrière les promesses d’un gouvernement, il y a de réelles preuves d’amour. Pour saisir la réalité de la situation de la recherche, il faut alors analyser d’autres chiffres : les budgets de la recherche alloués chaque année dans le budget de l’État.[12][13]
Remontons depuis 2015 pour pouvoir saisir les évolutions. Les chiffres sont les suivants : en 2015, 13,80 milliards d’euros étaient consacré à la recherche dans la loi de finances (on raisonne ici en crédits de paiement CP), en 2016, ce fut 14,04 milliards, 14,30 milliards en 2017, 14,83 milliards en 2018 et 15,16 milliards en 2019.
« Vous voyez bien, ça augmente ! », diront les zélateurs zélés de notre Président. On a notamment une croissance de 3,7 % pour 2018 et de 2,2 % pour 2019 (après 1,74 % pour 2016 et 1,85 % pour 2017). Certes, mais sans être trop cruelle (et sans même s’arrêter au fait que cet effort semble se ralentir dès la deuxième année), rappelons simplement quelques éléments factuels.
D’une part, ces années correspondent à un relatif retour de la croissance du PIB après des années de crise : 1,2 % en 2017, 2,3 % en 2018 et 1,5 % en 2019. Aussi, la croissance de l’« effort de recherche » pour les dépenses publiques sera mécaniquement moindre que cette croissance du budget (et c’est effectivement ce que l’on observe sur la période 2014-2017).[14]
D’autre part, elle correspondent également pour les deux dernières années écoulées à un retour de l’inflation : 0 % en 2015, 0,2 en 2016, 1,0 en 2017 et 1,8 en 2018. Ce qui, même en gelant le point d’indice et donc les salaires des personnels de la recherche et de l’enseignement supérieur public, se traduit par moins de dépenses réelles pour la recherche.
Par ailleurs, entre les promesses – même inscrites dans un budget – et la réalité, viennent parfois se loger des mécanismes bien connus de tous les familiers des exercices budgétaires : ainsi la hausse prévue initialement en 2018 a-t-elle été amputée de 350 millions d’euros en cours d’année à la suite de l’application de ce que l’on appelle le « taux de réserve » sur les crédits de la recherche ! Ça calme ! Et je vous passe les effets des évolutions contraintes de la masse salariale,[15] les sommes nécessaires pour compenser la hausse de la CSG, celles dédiées aux organisations et aux projets européens et internationaux, sans même parler de l’effort souhaité par le gouvernement pour l’Agence Nationale de Recherche[16].
Ce manque structurel de financement dont souffre la recherche française publique, et ce nous l’avons vu depuis des années, est encore aggravé par plusieurs facteurs différents.
Mentionnons en premier lieu, le coût des équipements scientifiques (en particulier ce que l’on appelle le « lourd » ou le « mi-lourd ») qui s’est fortement accru, phénomène renforcé par la pression de la concurrence internationale qui contraint les équipes à avoir le matériel le plus récent et le plus performant.
En second lieu, la révolution numérique s’est produite également dans les laboratoires de recherches et a, là aussi, généré des besoins financiers supplémentaires (notamment en centre de calculs et de stockage de données). Par ailleurs l’état de trop des bâtiments et d’infrastructures de recherche est indigne d’un pays comme le nôtre et sidère les scientifiques étrangers qui coopèrent avec les chercheurs français.[17]
Et comment ne pas mentionner également la demande adressée par les gouvernements successifs d’un accroissement des activités de valorisation, de transfert et de recherche appliquée qui, à périmètre financier et humain constant, se traduit donc nécessairement par un rétrécissement de la place allouée à la recherche fondamentale et donc à terme par une fragilisation de l’ensemble de l’activité de recherche.
A tout cela il faut rajouter aussi l’impact du choc démographique que connaissent depuis plusieurs années les universités et qui nécessairement pèse sur la disponibilité pour faire de la recherche des universitaires et la perte de temps qu’ont suscité à la fois la mise en place de réformes (en particulier Parcoursup), des regroupements d’établissements, les réponses aux multiples appels à projets –notamment ceux dits des Investissement d’Avenir –, comme à leurs évaluations.
La conséquence probablement la plus préoccupante de cette situation financière concerne l’emploi. Faute de financement, tant les organismes de recherche que les universités ne parviennent plus à recruter des jeunes chercheurs.
On assiste ainsi sidérés à une baisse de 38% entre 2008 et 2016 des recrutements dans les principaux organismes de recherche et à une baisse de 35 % sur la même période des recrutement de Maîtres de conférences (qui sont des « enseignants-chercheurs », c’est-à-dire à la fois enseignants et chercheurs).[18]
Quand vous savez par ailleurs que l’âge de recrutement moyen est de 34 ans pour les chercheurs et Maîtres de conférences, 36 pour les ingénieurs de recherche.[19] Que les places sont devenues tellement rares qu’il y a en moyenne 22 candidats par poste pour les chargés de recherches dans les organismes et 36 pour les Maitres de conférences (pour des gens qui, en plus du Doctorat, Bac +8, ont en réalité souvent déjà fait l’objet d’une première présélection avec le processus de qualification). Que vous rajoutez des niveaux de salaires qui correspondent, selon un rapport de la Cour des comptes de 2011, à une rémunération totale inférieure de plus de 21 000 euros par rapport à des postes équivalents de catégorie A+ de la fonction publique. Que le doctorat, en grande part en raison du rôle joué par les grandes écoles dans l’enseignement supérieur français, n’a absolument pas auprès des entreprises françaises, la reconnaissance qu’il a partout ailleurs dans le monde.
Vous comprenez alors qu’il y a alerte rouge sur l’attractivité de la recherche française. Or la recherche, comme l’enseignement supérieur, ce sont avant tout des hommes et des femmes. Nous sacrifions donc actuellement, et depuis plusieurs années, une génération entière de jeunes chercheurs.
Alors bien sûr, le président de la République, ses Ministres et ses soutiens peuvent toujours trouver des chiffres qui permettent de masquer la triste réalité des laboratoires de recherche et du quotidien des chercheurs et nous vanter encore une fois « la nette revalorisation des crédits alloués à la recherche »[21]. Certains peuvent les croire comme d’autres peuvent toujours rêver d’amour, quand ils n’en ont que les promesses…