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Israël et la loi d’Israël – Netanyahou et l’État juif

écrivain et essayiste

À quelques jours des élections législatives du 9 avril en Israël, la place des minorités non-juives s’efface derrière la tonalité fortement nationaliste de la campagne. Pour le comprendre, il faut revenir au 19 juillet 2018, quand la Knesset a ordonné une « loi fondamentale » définissant Israël comme le « foyer national du peuple juif ». En rendant explicite ce qui était jusque-là implicite, cette loi a durablement marqué la politique israélienne.

Le 19 juillet 2018 à 3 heures du matin, la Knesset a adopté par 62 voix contre 55 un texte, défini comme « loi fondamentale », établissant qu’Israël est « le foyer national du peuple juif », augmenté par un certain nombre d’articles touchant à du détail, sur le drapeau, l’hymne, le calendrier, les jours des fêtes nationales etc.

La polémique qui s’en est suivie était prévisible, et se sont immédiatement constitués alors dans l’opinion deux camps, et, entre les deux, bien sûr, toute une déclinaison de discours proposant une variation presque infinie, quoique monotone, de critiques, d’éloges, de ratiocinations de toutes sortes. S’il fallait s’en tenir aux deux pôles fondamentaux du débat, on pourrait dire qu’il y eut ceux qui ont vu dans cette loi, une loi ethnocratique, et qui ont pu en tirer une forme de satisfaction puisqu’à leurs yeux, elle ne faisait que confirmer la nature intrinsèquement racialiste du sionisme, et puis il y eut ceux qui, tout en énonçant que cette loi ne faisait qu’entériner un état de fait relevant de l’évidence – Israël est l’État du peuple juif –, tout en feignant donc de s’étonner du ramdam provoqué par un texte anodin, ne pouvaient sans doute pas s’empêcher malgré tout de se réjouir au fond de leur cœur de cet acte sans précédent d’auto-affirmation.

Parmi les articles les plus contestés, il y eut par exemple l’article 4 qui établit que la langue de l’État d’Israël est l’hébreu, article jugé discriminatoire par les opposants à la loi, critique à laquelle ses soutiens pouvaient répondre qu’il n’en était rien puisque le paragraphe C de ce même article stipule que « cette clause ne porte pas atteinte au statut donné à la langue arabe avant l’entrée en vigueur de cette loi ». Ainsi, par exemple, les panneaux routiers continueront d’être écrits dans les deux langues.

Ce qui doit nous requérir ici, ce n’est pas le partage du vrai et du faux – il y aura bien des Salomon en cette occasion pour proposer ironiquement de couper la vérité en deux – mais la nature de cette loi, sa nature d’événement, car toute loi, par-delà l’énoncé du licite et de l’illicite qu’elle propose, est d’abord un événement : mise au jour d’une parole qui désormais fait loi.

Ce qui relevait de l’ambiance culturelle et historique a soudainement perdu de son évidence acceptable du fait d’avoir été brutalement mis à la lumière.

Si l’on prend le point de vue des défenseurs de cette loi pour qui elle se contente d’enregistrer un état de fait, on ne manquera pas d’observer une étonnante naïveté et méconnaissance de l’essence de la loi. Car ce qui fait loi, c’est que désormais nul ne peut l’ignorer, feindre de l’ignorer ou jouer à l’ignorer. Étrange naïveté de penser que le passage de l’implicite à l’explicite est insignifiant alors même que ce passage de l’un à l’autre constitue précisément l’essence de la loi comme telle. Et ce qui est fascinant, c’est de constater que tout à chacun a pu en faire l’expérience immédiate. Les Druzes – minorité musulmane amie d’Israël – qui, jusqu’à ce jour, acceptaient volontiers que le drapeau de leur pays porte l’étoile de David, que la langue dominante soit l’hébreu, que les fêtes nationales soient des fêtes juives, les Druzes, donc, ont reçu la promulgation de cette loi comme une terrible blessure. Et cette communauté, si mesurée habituellement, a manifesté en masse le samedi 4 août à Tel-Aviv contre la « loi fondamentale » qui venait d’être votée, accompagnée d’ailleurs par de nombreux juifs israéliens. Rien de nouveau peut-être, la seule nouveauté résidait dans le fait que ce qui jusqu’à présent relevait de l’ambiance culturelle et historique dans laquelle chaque sujet se baignait à sa guise en mêlant à l’eau de ce bain sa propre subjectivité, jouant du silence ou plutôt de ce tacite dans lequel on s’entend si bien, tout cela a soudainement perdu de son évidence acceptable du fait d’avoir été brutalement mis à la lumière.

Si l’on revient à l’exemple de l’article 4 qui concerne la langue nationale, on est frappé de la gêne qui en entoure l’énoncé. Le paragraphe B reporte à plus tard la règlementation de l’usage de l’arabe dans les institutions de l’État mais le C, comme on l’a vu, soutient que rien ne sera changé quant aux pratiques qui prévalaient avant le 19 juillet. Et l’on pourrait retrouver le même embarras à propos d’autres questions, celle des fêtes religieuses par exemple. L’affolement, la gêne de nombreux hommes politiques israéliens face à ce sentiment de trahison exprimé par les Druzes, avaient quelque chose de gênant, presque d’obscène, où le mélange de vagues promesses, de fausses excuses, donnait à lire le triste spectacle d’une parole impuissante.

On le sait, à peine le décalogue fut-il gravé dans la pierre que Moïse dut en briser les tables en constatant que son peuple, adorant le Veau d’or, était incapable d’y obéir. On se prend à rêver alors d’un Benjamin Netanyahu faisant de même, et le 19 juillet à 3 heures une, saisissant la liasse de papier tout juste imprimée, déchirant la loi fondamentale par la brusque intuition, non seulement de la terrible blessure infligée aux frères Druzes, mais surtout de ce que la loi, lorsqu’elle est fondamentale, ne peut proposer qu’un texte brisé, tant son contenu doit demeurer une aspiration plus qu’un de ces grossiers fétiches à jouir qu’on agite avec ivresse devant le Peuple, et qu’on dissimule devant les amis connus ou inconnus brusquement pris de fausses pudeurs.

Netanyahu, en déchirant la loi sous les yeux des 62 qui l’avaient approuvée et des 55 qui l’avaient rejetée, l’aurait fait alors pour avoir compris qu’en effet la loi, dès qu’elle est formulée de manière prescriptive, et en pleine lumière, cesse d’être applicable parce qu’au fond elle se réfute toujours elle-même. Si le décalogue interdit le mensonge c’est pour définir le langage comme portant le mensonge comme sa plus grande possibilité, tout comme pour le meurtre, tout comme pour le désir qui est toujours désir de l’autre (« Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain, ni sa femme… »)…  C’est par cette réfutation interne que la loi peut être libératrice, mais elle n’est libératrice que pour avoir été brisée, c’est-à-dire rendue à son impossibilité même. Il n’y a que le sujet pervers ou paranoïaque pour prendre la loi dans sa dimension d’enfermement.

L’implicite de la loi d’Israël qui prévalait jusqu’au 19 juillet à trois heures du matin était l’équivalent de cette brisure infligée par Moïse aux tables de pierre. Une même liberté en parcourait les commandements, un même souffle, une même respiration, une même altérité. Oui, l’hébreu était bien la langue du pays. Mais, à l’écrire, à en faire une loi, Benjamin Netanyahu – qui, dit-on, parle mieux l’anglais que l’hébreu – ne mettait-il pas involontairement en lumière le caractère profondément babélique d’Israël ? Bien au-delà de l’arabe, Israël, on le sait, est le pays des langues multiples. Babel, où se parlent toutes les langues européennes, Babel en ce que l’expérience de la puissance d’Israël tient moins justement à un monolinguisme – fausse puissance -, qu’à la multiplicité, qu’à la cohabitation des langues. Une Babel heureuse où la confusion a cessé d’être punitive. Levinas n’explique-t-il pas, à partir de la tradition talmudique, que la connaissance des soixante-dix langues des soixante-dix nations était nécessaire pour mériter le droit de juger en dernière instance son prochain ? Chaque Israélien qui parle une autre langue que l’hébreu – l’anglais, le russe, le français… – n’accéderait-il pas à une autre puissance, à une puissance supérieure, en apprenant à parler arabe ?

C’est comme si un pays nouveau était né du simple passage du tacite à l’explicite.

Ce qui est donc fascinant dans cette loi fondamentale, c’est qu’elle inverse en quelque sorte la fameuse phrase du Guépard de Visconti : rien ne change pour que tout change. Le drapeau, les fêtes, le calendrier, l’usage des langues, ne changent pas et pourtant c’est comme si un pays nouveau était né du simple passage du tacite à l’explicite.

On a déjà compris ce qui distingue la loi implicite de la loi explicite, on a déjà vu en quoi l’implicite est porteur de marges, d’ambiguïté, de jeu, d’ouverture et d’altérité, mais le passage à l’explicite porte une autre mutilation. Ce n’est pas seulement une certaine qualité de silence qui permet à la multiplicité de s’entendre, c’est que l’implicite aussi laisse sous-entendues les conséquences de ce que la loi porte en elle, et autorise ainsi toutes sortes d’arrangements (talmudiques), c’est enfin que l’implicite oublie opportunément de nommer les exclusions qui sont la conséquence de ses messages : passer à l’explicite permet de voir noir sur blanc –  et non blanc sur noir comme pour la Torah [1] – le négatif de la loi, ce négatif qui peut s’étendre à l’infini tant le texte écrit, et non brisé, invite tous les fétichistes et les maniaques à tirer les pires conséquences du moindre article dès lors qu’il a été fixé de manière plus qu’irréversible. C’est cela que les Druzes ont vu. Ils n’ont pas vu seulement un acte d’auto-affirmation des juifs qui métamorphosait un consensus en un indémêlable dissensus, ils se sont vus nommés par la loi sous la forme hideuse d’une soustraction : cette soustraction qui, jusqu’à ce jour, ne les avait pas frappés d’évidence eux qui étaient prêts à mourir pour Israël, qui adhéraient aux valeurs de leur pays.

Roland Barthes, anticipant de beaucoup sur les réflexions de Foucault sur le pouvoir, expliquait que la domination ne consiste pas à empêcher de dire mais à obliger à dire. La loi fondamentale votée par 62 députés contre 55 le 19 juillet 2018 est une extraordinaire illustration de ce propos très profondément talmudique dans la subtilité de son paradoxe, et qui heurte ce sens commun auquel se sont soumis tous ceux qui prétendent que cette loi ne change rien. La loi fondamentale qui énonce ainsi l’identité même du pays sous la forme administrative d’articles règlementaires, législatifs, prescriptifs, relève d’une obligation à dire, mais aussi d’une obligation à dédire, à se dédire – ce qui est presque pire – dont les Druzes ont dû faire la triste expérience le 4 août lors de leur immense manifestation, mais plus sûrement encore dans la solitude subjective, eux qu’aucune loi n’avait jamais contraints et poussés à cette solitude.

Israël est d’une vulnérabilité infinie, sa condition ontologiquement minoritaire mais aussi sa fragilité matérielle, territoriale, démographique, l’obligent parfois à des formes de violence guerrière incompréhensibles par l’opinion qui est incapable d’imaginer ce qu’implique l’exercice du simple droit à exister. Cette violence restera sans doute incompréhensible au plus grand nombre, et condamnée innocemment ou sournoisement par cette opinion, mais la violence de la loi est d’une tout autre nature. On la dira violence inutile du fait même de la logique de ses défenseurs : en ce qu’elle ne change rien (inutile) pour mieux changer le tout (violence). C’est le risque de la loi, sa prétention à la totalité. Sans doute, y-a-t-il une autre face de la loi, une face plus heureuse : son inconnu ou son inconnue. Mais pour cela, il faut que la loi demeure le privilège d’être énoncée par l’autre,  à une hauteur qui la rende désirable et imaginable par et pour chacun.

Une version en anglais de ce texte a paru au Portugal dans la revue Electra.

[1] « La Torah est écrite avec du feu blanc sur du feu noir », cité par David Banon dans La Lecture infinie.

Eric Marty

écrivain et essayiste, professeur de littérature à l'université Paris Diderot

Notes

[1] « La Torah est écrite avec du feu blanc sur du feu noir », cité par David Banon dans La Lecture infinie.