Écologie

Enfants en marche, pour le climat

Philosophe

Ce vendredi 12 avril, de très nombreux jeunes marcheront une nouvelle fois pour la planète. Devant la justesse de leurs slogans et de leur conscience écologique, la pertinence démocratique de leurs organisations, la lucidité dont témoignent leurs prises de parole, la sincérité de leur engagement, minorité et majorité semblent entièrement inversées.

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We are the voiceless future of humanity …
We will not accept a life in fear and devastation.

 

16 mars 2019. Tandis que, remplissant à 100 % les unes des médias, les gros titres sur les Gilets jaunes, les casseurs et les dégâts sur l’avenue des Champs-Élysées s’amoncellent, 350 000 jeunes Français manifestent ; un million et demi dans le monde, en Australie, en Inde, en Russie, en Belgique, en Corée du Sud, au Canada, etc., participent à « la marche du siècle pour le climat ».

Il en a été un peu question les 15 et 16 mars et depuis, plus grand-chose, voire plus rien[1]. La mobilisation et la qualité des mouvements de ces jeunes qui depuis des mois manifestent, témoignent, organisent des sit-in, planifient des actions via les réseaux sociaux, font la grève des cours, sont pourtant les vraies bonnes nouvelles du moment. Ce qu’ils demandent n’est ni le pouvoir d’achat ni la démission du gouvernement mais l’action politique, dont ils se sentent partie prenante, en faveur de la réglementation énergique et immédiate des activités dont les conséquences rendent ou vont rendre la planète Terre inhabitable.

Dans les milieux médicaux, il est connu que plus les individus sont jeunes, plus leur conscience de la réalité de la mort et leur capacité à l’affronter est vive. Au contraire, plus ils vieillissent, plus grande est la difficulté de l’objectiver et de l’accepter, comme si l’avancée dans la vie faisait se développer une croyance sous-jacente en l’immortalité. Ceux qui marchent pour le climat, font la grève des cours un jour par semaine depuis le début de l’automne 2018 et manifestent au nom de tous les êtres humains, constituant un public mondial qui ne parvient nulle part ailleurs à s’instaurer, sont des enfants, des jeunes, des adolescents. Devant la justesse de leurs slogans et de leur conscience écologique, la pertinence démocratique de leurs organisations, la lucidité dont témoignent leurs prises de parole, la sincérité de leur engagement, minorité et majorité semblent entièrement inversées.

Le mineur, d’après l’essai de référence de Kant Qu’est-ce les Lumières ?, c’est celui qui manque de courage, qui discerne peut-être les conditions de la liberté mais qui n’a pas la force morale de les mettre en pratique ; c’est celui qui, au lieu de s’engager dans l’action en faisant face à l’imprévisible et à la réaction potentiellement négative d’autrui, se cantonne dans un rôle de suiveur ou de spectateur. C’est l’irresponsable lâche et paresseux qui vit dans un monde dont le contact avec la réalité est aussi faible que possible. Au lieu d’agir, il est agi ; au lieu de penser, il est pensé, au lieu de dire, il est dit. C’est aussi qu’il veut en être. Le mineur est collectiviste. Au lieu de se relier, il adhère et se fond. Sa soumission à telle ou telle autorité, dont celle du nombre, est certes une marque de faiblesse de caractère ou d’un manque d’initiative. Elle est aussi la source d’un confort psychologique, dont par exemple Gustave Le Bon avait identifié la forme à travers le phénomène de la foule et Tocqueville, à travers celui de « la passion de l’égalité », y discernant un danger majeur des démocraties libérales. Il avait d’ailleurs prévu que son pouvoir de distorsion des idéaux démocratiques serait considérablement accru par le développement du capitalisme industriel.

Ces jeunes qui marchent pour le climat sont les majeurs de notre époque.

Le « consommateur », qui est non une fin mais un moyen, celui de l’augmentation du capital, lui a donné raison. C’est lui qui fait la fortune des aménageurs et des industriels sans scrupule qui ajoutent des produits addictifs au tabac, introduisent des substances cancérigènes dans les couches ou les biberons, polluent les rivières et la terre, détruisent les forêts, etc. Ce sont des criminels de masse qui, malgré des risques sanitaires et écologiques connus, n’hésitent pas, dans les termes des jeunes, à « détruire la planète » et à produire un « monde sans avenir ». Les enfants, les adolescents qui marchent pour le climat ne s’y trompent pas. Ils comprennent qu’au statut du citoyen ancré dans la posture d’un consommateur insatisfait, y compris vis-à-vis des décisions politiques qu’il critique, et maintenu à l’état de mineur par sa dépendance et sa peur de se distinguer, doive se substituer un usager actif et informé dont la conduite serait celle d’un citoyen éclairé.

Les jeunes impliqués dans Youth for climate en Belgique, dans Sustainabiliteens au Canada, dans Little Citizen for Climate en France, dans le mouvement mondial Fridays For Future, les élèves de centaines de lycées, les écoliers et collégiens qui, depuis plusieurs mois, consacrent chaque jeudi à la lutte, ce qu’ils justifient par le fait « qu’il est absurde d’étudier pour un futur qui n’existera pas », sont les majeurs de notre époque[2]. Ce sont eux qui repèrent les règles pour la direction de l’esprit civique, éthique et politique. Leurs mots d’ordre sont la justice climatique, l’écologie intellectuelle, la solidarité mondiale, le souci des générations à venir, la réforme radicale du système, l’état d’urgence climatique et écologique. Ils regardent les choses en face et affrontent sans filtre la finitude et la mort : « L’ignorance n’est pas la félicité. C’est la mort. C’est un crime contre notre avenir[3]. »

Contre toute attente, ce sont les enfants qui constituent le public démocratique que le philosophe John Dewey appelait de ses vœux. En 1927, dans son livre intitulé Le public et ses problèmes, il avait défendu l’idée que la vocation du public passif, c’est-à-dire le public constitué de l’ensemble des gens qui pâtissent de l’interdépendance des activités humaines, est de muter en un public actif, c’est-à-dire en l’ensemble des gens qui contribuent par eux-mêmes à fixer les conditions de leur propre existence. Cette mutation, précisait-il, loin d’être automatique ou simple, requiert un effort théorique et pratique d’autogouvernement. Il faut que le public se « découvre » lui-même, que ses membres affectés se mettent en contact, échangent leur point de vue, enquêtent sur les causes de leur détresse puis s’organisent pour faire pression sur leurs représentants afin d’obtenir que les activités dont les conséquences les éprouvent soient rigoureusement réglementées.

Les jeunes forment le public le plus valable et le plus salutaire. Eux qui ne peuvent ni voter ni briguer des mandats électifs, étant donné leur jeune âge, redécouvrent, à l’écart des luttes de pouvoir, de la victimisation, des compromis criminels, du recours systématique à la langue de bois, de l’attentisme, le sens de la vie politique. Par l’intermédiaire des réseaux sociaux, des établissements scolaires, du bouche-à-oreille, de personnalités très singulières dont l’héroïsation par les médias est en contradiction totale par rapport à l’esprit de leurs mouvements, ils se relient et identifient progressivement leurs intérêts communs. Sans passer par quelque intermédiaire que ce soit, ni parti ni autorité supérieure ni média (dont la discrétion en ce qui les concerne est choquante), ils parviennent à fédérer leurs déplacements et leurs discours, dont les termes sont de leur fait. La puissance rhétorique de leurs paroles est celle non de l’éloquence mais de la lucidité et de la sincérité.

Très impressionnant aussi est le fait qu’au lieu d’enfermer leurs revendications dans les limites de leurs intérêts spécifiques, les jeunes recourent à un langage audible par tout un chacun. Peu à peu, ils repoussent les frontières de classe, de nationalité, de statut, de race, de croyance, non parce qu’ils sont empreints de générosité ou de bonté, mais parce qu’ils ont compris que ces divisions prédominantes sont la cause même de l’érosion de nos chances sur la Terre. Ils n’ont donc pas besoin de faire appel à un quelconque sentiment de fraternité humaine susceptible de transcender les différences ni d’imaginer un possible trait d’union entre tous. Ils ne sont pas naïfs. Ils savent non seulement que le monde est de facto si divisé qu’une partie de la population peut envisager sans frémir et sans honte la disparition pure et simple de milliards d’humains, mais aussi que le souhait de découvrir une solution qui opposerait aux divisions le postulat de l’identité des hommes en général serait contre-productive. Implicitement, ils substituent à la devise républicaine aujourd’hui tronquée, « liberté, égalité, fraternité ou la mort », la devise démocratique « liberté, égalité, solidarité ou la mort ».

Ni climatosceptiques ni catastrophistes, ils croient en l’action conjointe et à sa capacité de transformer le monde.

Tout aussi impressionnant est le fait qu’ils n’ont pas besoin d’ennemis constitutifs pour former une communauté. Ils ne pensent d’ailleurs pas que de tels ennemis existent. Contrairement aux tendances dominantes, ils ne croient pas qu’il y ait un conflit insurmontable entre le patron et le travailleur, entre le blanc et le noir, entre le riche et le pauvre, entre l’homme et la femme, entre le parent et l’enfant. Ils savent que ces oppositions dépendent non de systèmes idéologiques irrépressibles mais des circonstances. Loin d’exprimer des lois sociales universelles, elles sont le résultat des choix de société qui ont été faits sciemment par des gens réellement existants, et qu’il importe de repérer comme tels.

Car ils pensent, en vertu de leur état de majorité, qu’il n’y a fondamentalement pas de fatalité. Ni climatosceptiques ni catastrophistes, ils croient en l’action conjointe et à sa capacité de transformer le monde. Leur vision est mélioriste, réformiste, et radicale en ce sens. Leur but n’est pas de faire table rase, d’autant que la nature, en crise par rapport à nos conditions d’existence humaine, semble pouvoir s’en charger. Il est d’éliminer ce qui dévaste notre monde de l’intérieur et d’en préserver les ressources d’avenir. Par exemple, ils ne disent pas que l’Accord de Paris était un simulacre, mais qu’il fut le premier pas et qu’il faut aller de l’avant. En exprimant qu’ils veulent un futur, ils disent aussi qu’ils ne veulent pas que leurs enfants ressentent vis-à-vis d’eux ce qu’eux-mêmes ressentent pour la génération de leurs parents : « Nous sommes heureux d’être une force motrice, dit Anastasia Martynenko de Kiev, parce que quand nos enfants nous demanderont ce que nous avons fait pour leur avenir, nous aurons une réponse à leur donner. »

Leur conduite vis-à-vis des pouvoirs publics est aussi révélatrice. Ils font appel à eux, et non à la violence, à la casse et à démission du gouvernement. La personnification mythique du dirigeant, la rhétorique du « tous pourris », la mise à feu des effigies du pouvoir honni, sont hors sujets. S’ils se tournent vers les politiques, ce n’est toutefois pas parce qu’ils sont obéissants. Contrairement à la vision de Kant, ils ne sont pas polarisés entre le respect des règles en tant que personne privée (ils font la grève des cours par exemple) et « l’usage public de leur raison » en tant que citoyen, dont ils n’ont de toute façon pas le statut. S’ils font appel au système représentatif, ce n’est pas parce qu’ils délèguent leur pouvoir aux gouvernants mais parce qu’ils espèrent utiliser leurs pouvoirs pour les saisir, y compris devant la justice, afin qu’ils fassent le travail qui est le leur, représenter et réglementer les activités dont les conséquences sont profondément néfastes et agir énergiquement en faveur de la transition vers une société sans carbone. Ce faisant, ils espèrent aussi saisir les diverses strates de suiveurs, de « tuteurs » (Kant) et d’acteurs qui permettent aux gouvernements tels qu’ils sont d’exister et qui légitiment leur inaction face au climat. Leur cible est certes le gros pollueur, comme Monsanto, RWE en Allemagne, Adani en Australie, mais aussi les juridictions qui le décriminalisent et les actes quotidiens de tout un chacun qui participent du laisser-faire général.

Leur qualité de majeur s’étend aussi au point où ils se réservent un rôle dans une phase essentielle du processus de politisation des intérêts bafoués, celui de rassembler par eux-mêmes des données, des faits, des preuves que des alternatives existent. Car ils ne croient pas à la pertinence de cette couche intermédiaire entre la société et le gouvernement : les experts. Ils perçoivent que le système envahissant de l’expertise institutionnalisée contribue à la dilution des responsabilités, à la justification d’actes insupportables et à l’autodisculpation. En revanche, ils croient à la science, qu’ils saisissent comme ils espèrent saisir l’opinion, et à l’intelligence collective[4] : « Nous devons commencer à coopérer et à partager équitablement les ressources restantes de cette planète, explique Greta Thunberg de Suède. Nous ne faisons que transmettre les paroles de la science. Notre seule exigence est que vous commenciez à les écouter, et que vous agissiez. »

C’est ainsi qu’ils forment dans leur ville ou leur école des « éco-teams » qui développent des projets écologiques concrets (supprimer les distributeurs de canettes, organiser des déplacements vers l’école à vélo, etc.) et qu’ils contribuent à une réflexion globale pour sortir du charbon, du nucléaire, de l’agriculture industrielle. Coopérant avec des scientifiques, parfois aidés de leurs professeurs et, de plus en plus, de leurs parents, ils ouvrent des enquêtes destinées à offrir des réponses au changement climatique dans des secteurs aussi divers que celui du bâtiment, de l’industrie, des déchets, de la pêche, et tiennent des « cahiers de revendications » pour les transmettre, les compléter et faire pression.

Tandis que le système qui a abouti à inverser en pratique minorité et majorité, indexant cette dernière sur des qualités et des tendances dont la pleine réalisation a mené aux déséquilibres environnementaux actuels, témoigne d’un infantilisme pathologique, l’enfance, la jeunesse et, avec elles, tous les prétendus mineurs (les femmes, les sauvages, les handicapés, les personnes dépendantes) qui ont été historiquement exclus de la société politique, parce que jugés incapables, faute de raison, de discerner le bien commun, se révèlent progressivement les dépositaires d’un nouvel humanisme et les gardiens de nos conditions d’existence humaine. La part d’enfance qui parvient à persister dans les groupes qu’ils forment n’est pas un handicap mais, au contraire, une chance.


[1] Bon compte-rendu dans The Guardian, premier article et second article. Les manifestations de jeunes ont eu lieu dans 2233 villes et 128 pays.

[2] La citation est un propos de Jonas Kampus de Suisse. Sur l’impressionnant mouvement belge, voir www.cahiers-pedagogiques.com

[3] nationalgeographic.com

[4] Sur le lien entre science, enquête et public, voir par exemple le site

Joëlle Zask

Philosophe, Professeure de philosophie politique à l'université d'Aix-Marseille

Mots-clés

Climat

Notes

[1] Bon compte-rendu dans The Guardian, premier article et second article. Les manifestations de jeunes ont eu lieu dans 2233 villes et 128 pays.

[2] La citation est un propos de Jonas Kampus de Suisse. Sur l’impressionnant mouvement belge, voir www.cahiers-pedagogiques.com

[3] nationalgeographic.com

[4] Sur le lien entre science, enquête et public, voir par exemple le site