Éducation

Jean-Michel Blanquer est-il victime de « bobards » ?

Sociologue

La loi « Pour une école de la confiance » a été fortement amendée lors de son passage en commission au Sénat le 2 mai dernier, qui a créé par exemple un statut hiérarchique pour les directeurs d’école. La menace de voir supprimer ce poste avait pourtant été qualifiée de « bobard » par Jean-Michel Blanquer. Si la désinformation est devenue une arme politique courante, l’instrumentalisation de l’accusation de fake news devient son pendant, ce qui n’aide pas à la sérénité des débats sur l’école.

Dans une interview accordée au journal Le Figaro le 15 avril dernier, Jean-Michel Blanquer affirmait « Il faut lutter contre la désinformation ».

Le ministre, agacé par des présentations qu’il juge fallacieuses de son projet de loi « Pour une école de la confiance », a aussi déploré « un festival de bobards » et des « intoxications ». À son époque, Najat Vallaud Belkacem avait également dénoncé des campagnes de désinformation menées contre sa politique éducative.

L’idée selon laquelle les citoyens sont désinformés ou mal informés est un leitmotiv récurrent des gouvernements. Dès lors, presque à leur corps défendant, ils se sentent dans l’obligation de réaliser un « travail de pédagogie » pour mieux expliquer leur réforme. Jean-Michel Blanquer n’échappe pas à cette quasi malédiction du ministre réformateur mal compris. Ses propos soulèvent la question de la réalité des désinformations suscitées par les réformes éducatives.

La perspective comparative est toujours stimulante. Les politiques éducatives mises en œuvre par Najat Vallaud Belkacem ont également fait l’objet de polémiques. Il en a été ainsi des ABCD de l’égalité dont l’objectif était de lutter contre les stéréotypes de genre dans les classes maternelles et élémentaires. Dès leur mise en œuvre, une enseignante, Farida Belghoul, à partir de dénonciations largement diffusées sur le Web, mettait en garde les parents contre la diffusion d’une « théorie du genre » et l’existence de « cours d’éducation sexuelle avec démonstration dès la maternelle ». Cette présentation des ABCD était fallacieuse. Toutefois, l’appel de Farida Belghoul à une « journée de retrait » des enfants de l’école maternelle, largement relayé par les réseaux sociaux, a provoqué dans plusieurs écoles élémentaires un taux d’absentéisme atteignant parfois 30%. Craignant un phénomène de contagion, la ministre a décidé, en juin 2014, l’abandon des ABCD de l’égalité.

L’apprentissage de l’arabe à l’école élémentaire a également fait l’objet de fake news. À la rentrée scolaire 2016, des cours d’arabe facultatifs ont été proposés hors temps scolaire. Ces enseignements étaient réservés aux élèves originaires de pays étrangers. Certains parents ont cependant pensé à tort que ces cours étaient obligatoires. Leurs protestations se sont rapidement diffusées et ont renforcé la contestation antérieure d’une députée Les Républicains, Annie Genvard, qui avait accusé le gouvernement d’introduire des enseignements « communautaires » au détriment « des langues anciennes (…) ou des langues européennes comme l’allemand ».

Un dernier exemple de fake news antérieur à 2017 concerne la réforme du collège mise en œuvre à la rentrée scolaire 2016. En mai 2015, dans une interview à Marianne,  Jean-Pierre Le Goff a considéré que « Cette réforme du collège s’inscrit dans un processus de déconstruction de l’école républicaine et signe sa mise à mort avec le développement du pédagogisme et de la psychologisation ». Loin d’être isolée, cette critique radicale a fait des émules, notamment sous la plume d’Antoine Desjardins, professeur de lettres : « Cette réforme s’adosse en effet à tous les totems d’un pédagogisme hasardeux qui a montré sa capacité de nuisance, à tous les étages de l’enseignement, depuis trente ans qu’il expérimente in vivo ses dadas ou ses utopies. En vrac, puisque le vrac est d’avant-garde : inter-trans-méta…disciplinarité (sic),  “autonomie“ de l’élève, pédagogie de projet, “constructivisme“ (l’élève fait son cours lui-même), pédagogie inverse (même tabac), suppression des notes, socle commun de compétences, travail des professeurs en équipe, le tout bien sûr soupoudré de charabia indigeste à gogo » (l’orthographe du texte a été respectée).

La caractéristique principales des fake news est la présentation de politiques éducatives sans rapport direct avec celles mises en œuvre.

Ces trois exemples de fake news éducatives permettent d’en définir la caractéristique principale. Il s’agit de présentations des politiques éducatives sans rapport direct avec celles mises en œuvre. Les ABCD de l’égalité n’ont nullement eu pour objet l’introduction de « cours d’éducation sexuelle avec démonstration dès la maternelle ». La réforme de l’enseignement facultatif de l’arabe à l’école élémentaire, au rebours du développement des enseignements « communautaires », visait, justement, à remplacer l’apprentissage existant dans le cadre des ELCO (Enseignements de Langues et Cultures d’Origine) par un enseignement optionnel d’arabe régi par les règles communes afin de mieux contrôler les intervenants. Enfin, l’interview de Jean-Pierre Le Goff et le commentaire d’Antoine Desjardins, critiques définitives de la réforme du collège, réussissent le tour de force de ne présenter aucune des principales dispositions de celle-ci. De façon fondée, Najat Vallaud Belkacem aurait pu s’indigner, pour reprendre les expressions de Jean-Michel Blanquer, d’un « festival de bobards » et d’« intoxications ».

Depuis sa nomination comme ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer a mis en œuvre de nombreuses réformes relatives à l’évaluation des compétences scolaires des écoliers de CP et CE1, l’organisation des cursus scolaires en lycée, la plate-forme Parcoursup, l’enseignement des langues anciennes, le dédoublement des classes en primaire, etc. À l’exception de la politique de dédoublement, quasi consensuelle, ces réformes ont suscité des polémiques.

Parmi celles-ci, figure la contestation de l’évaluation des performances de 1,5 million d’écoliers de CP et CE1. Elle a été largement menée par les professeurs des écoles et relayée par leur principal syndicat, le SNUIpp. Ces évaluations ont parfois été jugées inadaptées ou aberrantes. Le jugement peut paraître excessif. Relève-t-il pour autant de la désinformation ? Pour des écoliers, un texte comprenant notamment des termes tels que « paradoxal », « glande pinéale », « hormone », « mélatonine » peut-il être compris ? Dans certains médias, la reproduction des exercices en reconnaissance visuelle de lettres ou en mathématiques auxquels les écoliers ont dû répondre montre une réelle complexité, susceptible de surprendre non pas seulement les écoliers mais également parents et professeurs. Les polémiques provoquées par l’évaluation des compétences des écoliers reposent sur des exemples et soulèvent de vraies questions d’ordre didactique et pédagogique. Elles ne peuvent être confondues avec les critiques radicales d’Antoine Desjardins et Jean-Pierre Le Goff.

L’analyse des polémiques suscitées par l’évaluation ou Parcoursup montre qu’elles relèvent plus de la critique légitime que des pratiques de désinformation.

Parcoursup a fait également l’objet de contestations et polémiques. Ce nouveau mode de sélection, mis en œuvre à l’entrée de l’enseignement supérieur à l’été 2018, a été jugé « injuste », « inefficace », « opaque », « discriminatoire », etc. Si certaines critiques ont parfois été assénées plus qu’argumentées, elles ne sont pas forcément dénuées de fondement. Ce nouveau mode de sélection est une source d’interrogations multiples. Ainsi, il est largement fondé sur la prise en compte d’un ensemble de notes, faisant l’objet de pondérations différentes selon les universités alors même que leur fiabilité est limitée. Les recherches sur cette question sont convergentes et se comptent par centaines. Saisi de plusieurs réclamations, le Défenseur des droits a d’ailleurs recommandé « de prendre les mesures nécessaires (…) afin d’assurer la transparence de la procédure et de permettre aux candidats d’effectuer leurs choix en toute connaissance de cause ».

L’analyse de polémiques concrètes suscitées par l’évaluation des performances scolaires des écoliers ou le fonctionnement de la plate-forme Parcoursup montrent que celles-ci relèvent plus de la critique légitime, nécessaire au débat public, que des pratiques de désinformation nuisibles à celui-ci. En est-il de même des polémiques suscitées par la loi « Pour une école de la confiance » ou bien celles-ci relèvent-elles d’un « festival de bobards » ? Jean-Michel Blanquer a-t-il raison lorsqu’il affirme qu’« On a prétendu que l’on voulait fermer les écoles maternelles, que l’on voulait remettre en cause les directeurs d’école, que l’on voulait affaiblir les écoles rurales et remplacer des professeurs par des étudiants. Sur chacun de ces trois points, le projet se situe à l’exact inverse. Il n’y a jamais eu si peu de fermetures de classes rurales en dépit d’une démographie faible. Il n’est pas question de supprimer des postes de directeurs d’école ».

Sur les réseaux sociaux, un tract non signé, attribué à une centrale syndicale, fait une présentation de la loi Blanquer qui relève, pour une part, de la désinformation. Dans le projet de loi, rien ne permet d’affirmer que « L’école publique va disparaître » ou d’annoncer « La disparition de l’école maternelle ». De telles affirmations ne relèvent pas du droit à la critique mais du mensonge. Le terme de bobard est approprié. Toutefois, dénoncer « la disparition des directeurs d’écoles » est un énoncé dont le statut de vérité est ambigu. Dans le projet de loi, les futurs EPSF (Établissements Publics des Savoirs Fondamentaux) sont « constitués de classes du premier degré et du premier cycle du second degré. Ils regroupent les classes d’un collège et d’une ou plusieurs écoles ». Ces dernières sont gérées, sous l’autorité du principal du collège, par un directeur-adjoint qui exerce « les compétences attribuées au directeur d’école (…) et assure la coordination entre le premier degré et le second degré ainsi que le suivi pédagogique des élèves et anime le conseil des maitres ». Compte tenu de ces dispositions législatives, il est légitime de supposer, sinon la disparition des actuels directeurs d’école, du moins une modification radicale de leurs fonctions.

Il en est de même de la dénonciation des classes surchargées et des fermetures de classes. Dans les EPSF, les dotations budgétaires ne seront pas calculées indépendamment entre les différentes écoles mais globalement. À partir d’un exemple concret, Sylvie Plane montre que cette logique administrative devrait logiquement conduire à une augmentation du nombre moyen d’élèves par classe. Dans une institution scolaire dans laquelle la moitié des 45 000 écoles de France comptent moins de 4 classes, les fusions de petites écoles sont même, dans l’amendement à l’origine de la création des EPSF, considérées comme des objectifs à atteindre. De telles fusions d’écoles sont inséparables de la fermeture d’une partie d’entre elles. Cette crainte n’est pas seulement exprimée par certains syndicats d’enseignants et de parents ainsi que, de façon abrupte, par un tract anonyme. En avril 2019, les maires ruraux de France ont demandé le retrait de l’article permettant la création d’Établissements Publics des Savoirs Fondamentaux.

Quant au projet de « remplacer des professeurs par des étudiants » s’agit-il d’un bobard ? Les assistants d’éducation se destinant au professorat verront leurs tâches pédagogiques s’élargir. Ceux qui seront inscrits en deuxième année de licence pourraient pallier les absences de professeurs. Cette interprétation du projet de loi est retenue par certains partisans de celui-ci qui considèrent que de tels remplacements seraient judicieux plutôt que de laisser les élèves sans professeurs. Si le projet de loi « Pour une école de la confiance » a fait l’objet de désinformations, une large partie des contestations de celles-ci renvoie soit à des ambiguïtés du texte, soit à des inquiétudes compréhensibles, soit à des oppositions légitimes.

Les pratiques de désinformation liées aux réformes éducatives doivent être considérées comme des armes politiques.

Quelle conclusion est-il possible de tirer des pratiques de désinformation relatives aux politiques éducatives ? Premièrement, à l’ère des fake news, ces pratiques de désinformation semblent inévitables. Elles résultent notamment des enjeux politiques liés au rôle cardinal que l’école assure dans la construction des hiérarchies sociales et, via celles-ci, dans la répartition des revenus, du pouvoir et du prestige. Le service public de l’éducation profite à certaines catégories sociales plus qu’à d’autres. La future loi peut, éventuellement, désavantager les écoliers scolarisés dans les communes rurales, favoriser l’enseignement privé, dégrader ou améliorer les conditions de formation et de travail des professeurs, etc., autant de transformations susceptibles de provoquer des oppositions frontales de la part des potentiels perdants. Les pratiques de désinformation liées aux débats parlementaires sont accentuées, de surcroît, par le caractère général de toute loi dont l’objet est de définir des principes généraux et non le détail de leur mise en œuvre. Les décrets d’application comptent parfois autant, sinon plus, que la loi elle-même. Les critiques ne concernent pas toujours directement la loi mais les interprétations qui pourraient en être ultérieurement faites.

Deuxièmement, les pratiques de désinformation liées aux réformes éducatives doivent être considérées comme des armes politiques. Leur finalité est de discréditer l’adversaire en partant du principe qu’il est possible de faire flèche de tout bois. Toutefois, la fréquence des pratiques de désinformation est variable selon les cultures et structures politiques. Le fédéralisme suisse est à ce titre instructif. Les pratiques de désinformation sont peu présentes en raison d’une culture politique fondée sur le compromis et l’absence d’invectives publiques. Le système politique français est tout autre. Il est caractérisé par « la polarisation des débats (…), le réflexe permanent de la critique et du soupçon, la personnalisation à outrance dans la vie des idées, une tradition du style et du panache au détriment de la rigueur et de la précision, bref, autant de traits qui favorisent la prolifération des bullshit sous toutes ses formes ».

Au lieu de réduire « la polarisation des débats »,  Jean-Michel Blanquer a fait le choix inverse. Lorsqu’il affirme que la mobilisation des enseignants « s’est basée sur des intoxications données par certains », il contribue lui-même à la désinformation qu’il dénonce puisque son propos signifie qu’aucun citoyen bien informé ne pourrait se mobiliser contre son projet de loi. Préférer la stratégie du discrédit des opposants à celle de l’échange argumenté est aussi l’exact contraire du projet d’une école de la confiance que le ministre souhaite pourtant promouvoir.

Troisièmement, la fréquence des pratiques de désinformation est en rapport direct avec le niveau de formation et de déontologie des journalistes. Les réformes de Najat Vallaud Belkacem et, dans une moindre mesure, celles de Jean-Michel Blanquer, ont fait l’objet de pratiques de désinformation en raison d’une partialité assumée de certains médias. Davantage de déontologie et de fact checking réduirait la place des fake news. Pour lutter contre celles-ci, l’interdiction n’est toutefois guère possible tant les frontières sont parfois poreuses entre l’information erronée, partielle et partiale. Toute interdiction impose le contrôle et, in fine, reviendrait à limiter un droit d’expression au fondement des institutions démocratiques.

Faute de pouvoir réduire les pratiques de désinformation, il faut en réduire l’influence, notamment par une meilleure éducation et instruction du futur citoyen. La récente réforme de Jean-Michel Blanquer des nouveaux des programmes de lycée va-t-elle dans ce sens ? Ceux-ci ont provoqué des polémiques multiples dans de nombreuses disciplines telles que l’histoire, la géographie, la biologie, le français, les sciences économiques et sociales… Pour cette dernière discipline, une place sensiblement plus grande est désormais accordée à une micro-économie abstraite et désincarnée au détriment de l’analyse des questions contemporaines les plus sensibles telles que le chômage, le coût de la pollution, les inégalités économiques et sociales, etc. 

Jean-Michel Blanquer a raison, « il faut lutter contre la désinformation ». Sa récente réforme des programmes scolaires permet-elle toutefois de former des citoyens davantage susceptibles de saisir les grands défis contemporains et de participer de façon éclairée aux débats publics et aux institutions démocratiques ?

 

NDLR Pierre Merle vient de publier Polémiques et fake news scolaires : la production de l’ignorance, Le Bord de l’Eau


Pierre Merle

Sociologue, Professeur à l'ESPE de Bretagne et à l'université Bretagne Loire-Atlantique