Politique

La social-démocratie doit bâtir une alternative au néolibéralisme autoritaire

Économiste

Face à l’inexorable dérive autoritaire du néolibéralisme, la social-démocratie a la responsabilité d’offrir une alternative vers une sortie démocratique par le haut, pas seulement en France mais dans l’ensemble du monde avancé. Une telle alternative pourrait passer par une théorisation de l’injustice sociale et un programme associé donnant corps à un rééquilibrage des forces dans nos économies de marché.

Comme un vertige. Correctionnalisation du militantisme, violences policières, manipulations de l’information, pressions sur des directeurs d’école critiques… la dérive autoritaire semble s’affirmer de semaine en semaine.

Une analyse plutôt rassurante, somme toute, serait d’attribuer ces vacillements de notre démocratie française libérale à l’incompétence du pouvoir, en premier lieu du ministre de l’Intérieur : face au risque de dégradation de biens par certains individus « casseurs », la facilité passerait par l’usage massif des LBD, des charges à l’encontre des manifestants sans distinction, et en amont par des gardes à vues « préventives », et en aval une avalanche de procédures judiciaires et de versions officielles que vidéos et témoignages viennent démentir.

Mais cette analyse ne tient pas car la répression des mouvements sociaux, le contrôle de l’information et la verticalité du pouvoir vont bien plus loin. Les opérations de décrédibilisation des mouvements sociaux ne sont pas l’apanage du pouvoir actuel. En revanche, on n’imaginait pas que des centaines de journalistes puissent déclarer « Depuis trois ans maintenant, nous assistons à une volonté délibérée de nous empêcher de travailler, de documenter, de témoigner de ce qui se passe pendant les manifestations ». On n’imaginait pas qu’une centaine de médecins condamnent le « fichage » de gilets jaunes dans les hôpitaux publics.

Même les résistances pacifiques ou institutionnelles sont à étouffer quitte à dilapider moyens humains et argent public. Ainsi, les quelques dizaines de décrochages symboliques de portraits du président de la République pour dénoncer le vide de sa politique environnementale et sociale par Action Non Violente COP21, donnent lieu à une inflation répressive des procureurs : une quarantaine d’activistes placés en garde à vue, une trentaine de perquisitionnés,  plusieurs procès déjà programmés.

La réaction de l’exécutif devant la résistance de tribunaux des prud’hommes aux barèmes d’indemnités de licenciement des ordonnances Travail apporte un autre exemple du raidissement du pouvoir. Chaque fois, au moins un juge de la partie patronale a voté pour s’affranchir de ces barèmes, les considérant contraires aux engagements internationaux de la France. Malgré un nombre limité de cas – quelques dizaines – la ministre de la Justice s’est fendue dès février d’une circulaire d’instruction aux procureurs généraux. Elle leur demande d’informer la direction des affaires civiles du Sceau de toutes les décisions qui s’écartent du barème d’indemnités des ordonnances. Chaque appel devra être recensé pour « pouvoir intervenir en qualité de partie jointe pour faire connaître l’avis du parquet général sur […] l’application de la loi».

L’opposition entre un progressisme qu’incarnerait Emmanuel Macron et l’illibéralisme nationaliste personnalisé dans Victor Orban semble devenir jour après jour factice.

Vertige. Sans surprise, la haute fonction publique demeure collectivement loyale. Mais, individuellement certains vont au-delà. Ils acceptent de faire publiquement le jeu du politique. Il est frappant de voir une personnalité comme Martin Hirsch s’abimer ; un jour en banalisant le fichage des gilets jaunes ; un autre twittant à la Trump après le repli de manifestants à la Pitié-Salpêtrière « Plein soutien aux équipes de @HopPitieSalpe qui ont fait face à une bande de manifestants/casseurs dans une tentative d’intrusion violente dans le service de réanimation chirurgicale ! Et qui ont empêché la mise en danger de patients. Merci à la police. Plainte @APHP sera déposée », avant de prendre un ton solennel et catastrophiste le lendemain sur une radio publique.

Vertige. L’opposition en Europe entre un progressisme qu’incarnerait Emmanuel Macron et l’illibéralisme nationaliste personnalisé dans Victor Orban semble ainsi devenir jour après jour factice, comme uniquement bâtie pour mieux évacuer toute autre alternative. Elle laisserait ainsi place à une convergence vers un néolibéralisme autoritaire. Seul l’ordre des étapes différeraient. Après avoir muselé les contre-pouvoirs, là-aussi en s’appuyant sur une haute administration zélée, Orban passe d’un programme anti-immigrés mais pseudo-paternaliste, à un programme ultra-libéral touchant notamment les contrats de travail et les conditions de rémunération. Après avoir réussi ses premières étapes de libéralisation du marché du travail et de privatisation de l’Etat, et marginalisé les corps intermédiaires – y compris les organisations patronales –, Macron poursuit son projet sur fond de dérive répressive. Jusqu’où ?

Certains sautent d’ailleurs les étapes et pas seulement dans des « petits » pays : les libéraux de Ciudadanos en Espagne se complaisent en Andalousie dans une coalition des trois droites avec le parti post-franquiste Vox ; coalition qu’ils auraient pu rééditer au Cortes Generales autour d’un ferment nationaliste si le Parti Populaire ne s’était pas effondré. Cela n’a pas empêché la tête de liste LaREM aux élections européennes de continuer à entretenir l’illusion en twittant « Félicitations à Ciudadanos pour son score aux élections espagnoles. Mais la percée de l’extrême-droite nous rappelle que partout en Europe les progressistes doivent se rassembler. »

Vertige. En soi le néolibéralisme, surtout lorsque l’appareil d’Etat est central et puissant, porte les germes d’une montée de l’autoritarisme. Face à une restriction de ses prérogatives aux seuls domaines régaliens, l’appareil ne peut conserver sa légitimité qu’en affirmant toujours plus son autorité sur les citoyens.

Toutefois, la phase actuelle est spécifique. Elle n’est pas une répétition du thatchérisme. Thatcher avait certes bien mené une répression des mouvements sociaux dans les années 1980. Mais il s’agissait alors d’accélérer un déclin syndical que les fermetures des mines et de manufactures, et les privatisations des entreprises et services publics enclenchaient, et par là même d’affaiblir durablement les principaux soutiens au Labour.

Dans ce contexte, la social-démocratie aurait un boulevard politique et un socle populaire pour enclencher un nouvel horizon de partage.

Aujourd’hui, les néolibéraux font face à l’irruption de nouveaux mouvements sociétaux ou sociaux, sur fond, en Europe, de stagnation économique. L’écologie militante ne convoque plus un idéal comme au siècle passé mais se revendique du réalisme devant l’urgence climatique et environnementale ; les néolibéraux peuvent aisément en absorber sa frange pragmatique.

Quant aux mouvements sociaux émergents – des livreurs de plateforme aux gilets jaunes – il ne s’agit plus pour eux de défendre des acquis mais d’obtenir un nouveau partage des richesses ; certes non théorisée, la remise en cause du discours sur une naturalité des inégalités primaires entre premiers de cordée et méprisés est en fait au cœur de ces révoltes sociales. Un renforcement de tels mouvements serait donc une menace bien plus radicale pour l’ordre social néolibéral que l’écologie militante ou politique. Dans cette perspective, la dérive autoritaire serait le signal de la grande faiblesse d’un néolibéralisme devenu incapable d’offrir une prospérité économique et dont la violence sociale n’est plus camouflable ; un néolibéralisme, successeur d’un keynésianisme cinquantenaire, qui entre à son tour dans sa cinquième décennie.

Vertige. Dans ce contexte, la social-démocratie aurait un boulevard politique et un socle populaire pour enclencher un nouvel horizon de partage. Plus encore, elle a la responsabilité d’offrir une alternative pour une sortie démocratique par le haut, pas seulement en France mais dans l’ensemble du monde avancé. Une telle alternative pourrait passer par une théorisation de l’injustice sociale et un programme associé donnant corps à un rééquilibrage des forces dans nos économies de marché.

Ce n’est pas cette voie directe qu’elle emprunte. Plutôt qu’une déconstruction d’une fausse naturalité de l’ordre social (dont mon dernier ouvrage propose des pistes), elle le prend comme donné et cherche simplement à le contourner.

Les programmes du PS ou encore de Génération-s en France, comme le Green New Deal d’Alexandria Ocasio-Cortez aux États-Unis, construisent une offre politique à travers l’organisation d’une transition énergétique et environnementale. Cette offre revendique de donner une nouvelle place à l’État allant jusqu’à celle d’employeur en dernier ressort chez Ocasio-Cortez. Elle s’accompagne de dimensions de protection sociale : une assurance santé universelle ou, plus controversé, un revenu universel. L’État donc mais pas les forces sociales. Cette approche ne cherche pas à renforcer les capacités collectives d’actions sur le terrain. Elle ne s’adresse pas à ceux qui se mobilisent pour la reconnaissance de leur part dans la création de richesses.

Pire, tout particulièrement en France, elle cède à des digressions basées sur de pures fictions à la mode comme celle de la frontière d’un nouveau rapport au travail avec l’émergence de l’intelligence artificielle et des robots qu’il suffirait de taxer, à mille lieux de la réalité du monde du travail. Les revendications des salariés du privé comme du public, et des indépendants plateformisés, sont pourtant aujourd’hui très concrètes : une dés-intensification de leur travail ou, alternativement, que les efforts qu’ils effectuent soient reconnus et valorisés y compris pécuniairement. À nouveau, il s’agit fondamentalement d’une révolte contre l’ordre social néolibéral.

Ce gouffre entre offre politique, d’une part, et mouvements sociaux latents et attentes du monde du travail, d’autre part, constitue une explication potentielle d’un naufrage de la social-démocratie même pas compensé par une poussée significative de l’écologie politique. À travers l’Union Européenne, unie ou en confettis, ses succès sont devenus rares (Portugal) ou maigres (Finlande, Espagne).

Les agrégateurs de sondages prédisent à l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates moins de 20% des sièges au futur Parlement européen. Cet échec pourrait enfin servir d’électrochoc pour enclencher une reconstruction idéologique et ainsi, à moyen terme, éloigner l’Europe de ses nouveaux démons.

(NDLR : Philippe Askenazy vient de faire paraître Partager les richesses aux éditions Odile Jacob.)


Philippe Askenazy

Économiste, Directeur de recherche au CNRS