Les universitaires peuvent-ils changer les entreprises ?
Les universitaires peuvent-ils changer les entreprises ? Une chose est sûre, cette question ne laisse pas la communauté académique en sciences de gestion indifférente. Elle est même au cœur de nombreux débats sur la nécessité d’améliorer la visibilité, le rayonnement et la sphère d’influence des recherches de cette discipline jugée, par ceux qui y appartiennent, trop souvent méconnue, mal comprise, ou pire encore, maltraitée.
Malgré les cohortes d’étudiants qu’ils forment annuellement au travers d’un réseau dense et diversifié d’institutions d’enseignements supérieurs (universités, grandes écoles de commerce et d’ingénieurs), les enseignants-chercheur.e.s en sciences de gestion souffrent d’un déficit d’image (auprès du grand public, dans les médias, auprès des acteurs socio-économiques et des pouvoirs publics) et d’une défiance à l’égard de leur légitimité scientifique de la part des autres disciplines universitaires et en particulier celles des autres sciences sociales, comme les sciences économiques ou la sociologie. L’importance de cette question fait donc l’unanimité au sein de la communauté gestionnaire, l’enjeu étant d’acquérir une plus forte reconnaissance de son rôle et de son impact auprès de l’ensemble des parties prenantes.
Cependant, derrière cette préoccupation partagée de l’enjeu, c’est un paysage beaucoup moins consensuel qui se dessine quand il s’agit de répondre à la question « les universitaires peuvent-ils changer les entreprises ? ». Apporter une réponse à cette question conduit finalement à séparer le monde – celui des sciences de gestion en tout cas – en deux : le monde du « Oui, assurément… » et celui du « Non, hélas pas assez… ». Il ne s’agit pas là de diviser la communauté entre les optimistes et les pessimistes –même s’ils existent en sciences de gestion comme ailleurs– car la division dont on souhaite faire état ici n’est pas l’affaire d’évaluation de « verre à moitié plein » à mettre au compte des avancées et des améliorations portées par la recherche et l’enseignement en sciences de gestion et de « verre à moitié vide » des difficultés à en apprécier concrètement la diffusion et les impacts.
Non, ce dont il s’agit ici est une fracture plus profonde de la communauté gestionnaire, une controverse normative sur la définition du « verre » lui-même et qui revient à interroger la finalité des sciences de gestion : Quels objectifs de connaissance poursuivent-elles ? Quels impacts, quels changements souhaitent-elles produire sur les entreprises – et plus largement sur les organisations ou plus globalement encore sur l’action collective organisée ? Comment les académiques de cette discipline définissent-ils leur rôle à cet égard ?
La suite de notre propos s’efforce de mettre en contexte cette controverse et fournir quelques points de repères pour éclairer les réponses contrastées auxquelles elle conduit. On examinera ainsi tour à tour, les fondements du « Oui, assurément… », inscrits dans la continuité du projet fondateur des sciences de gestion en quête d’amélioration de la performance et les attentes du « Non, hélas pas assez… » portées par la visée émancipatrice des approches critiques en management.
Oui, assurément, les universitaires peuvent changer les entreprises, c’est en tout cas avec cette conviction fondatrice que s’institutionnalise en France l’enseignement supérieur et la recherche en sciences de gestion dans le milieu des années 60. L’enjeu de l’époque, formulé par les pouvoirs publics et les chefs d’entreprise, est de doter les futurs managers de méthodes qui leur permettent de faire face aux défis économiques et de construire une société plus compétitive en comblant le fossé qui sépare le management « à la française » de celui en vigueur en Amérique du Nord.
Largement influencés par le modèle académique américain et par les sciences économiques, les savoirs gestionnaires se développent majoritairement en adoptant une démarche positiviste.
Il s’agit de rattraper le retard accumulé par rapport aux États-Unis en formant un corps professoral proche du monde de l’entreprise. Le profil type de l’enseignant de gestion se caractérise alors par un partage de son temps entre l’enseignement, la recherche et les consultations aux entreprises. Les sciences de gestion se conçoivent comme une « ingénierie » qui tire sa légitimité de doctrines reconnues et de pratiques validées en entreprise et qui envisage le changement comme une amélioration continue des techniques spécialisées utiles aux professionnels. Largement influencés par le modèle académique américain et par les sciences économiques – dont la plupart des enseignants-chercheurs de gestion sont issus–les savoirs gestionnaires se développent majoritairement en adoptant une démarche positiviste et privilégiant les méthodes quantitatives qui légitiment la rigueur scientifique des connaissances produites.
Cette double exigence d’utilité et de scientificité ne s’obtient cependant pas sans difficulté comme en témoignent les débats récurrents au sein de la communauté sur l’équilibre à trouver entre rigueur et pertinence. Si la controverse est vive – certains voyant dans « l’académisme » croissant de la discipline une perte de légitimité managériale et invitent à la production de connaissances « actionnables », d’autres plaidant pour l’application de protocoles méthodologiques rigoureux garantissant la validité et le potentiel de généralisation des savoirs, d’autres encore dénonçant le manque d’ambition scientifique d’une discipline reposant sur une collection de savoirs techniques et spécialisés sans cohérence épistémologique propre – elle ne remet pas en cause son dessein fondamental : la connaissance doit déboucher, in fine, sur une aide à la prise de décision.
C’est sur cette attente que repose notamment l’exigence adressée pendant longtemps aux recherches doctorales en sciences de gestion de mettre en évidence les implications managériales, celles-ci étant considérées – au même titre que les implications théoriques et méthodologiques –comme un critère de scientificité de la recherche. Ces implications sont destinées à l’entreprise et ses managers, et principalement l’entreprise privée à but lucratif même si, au cours du temps le terme d’organisation va permettre d’intégrer une plus grande diversité de formes de l’action collective organisée. Quoiqu’il en soit, et malgré cette ouverture des objets légitimes de recherche en sciences de gestion (entreprise publique, entrepreneuriat, réseaux organisationnels…), il s’agit de produire une connaissance pour le management.
Dans cette perspective, présentée comme axiologiquement neutre, les sciences de gestion visent à produire une connaissance des processus objectifs d’amélioration de la performance. La performance est ainsi l’objet de nombreuses investigations (et de nombreuses controverses) afin d’en donner une représentation complète, de s’assurer de la validité de sa mesure ou de la pertinence de son approximation. Par contre la performance « pour l’entreprise » est généralement réduite in fine, à sa dimension financière, et n’est que rarement problématisée comme performance pour un groupe précis de parties prenantes – par exemple comme performance « pour l’actionnaire ». Essentiellement intéressés par l’efficacité, les travaux s’efforcent de dépasser les grilles de lecture mobilisant des oppositions dialectiques – patrons/salariés, dominants/dominés – pour produire des outils qui privilégient une vision harmonieuse de l’entreprise ou tout du moins sa dynamique de construction consensuelle.
À l’instar du modèle nord-américain, le manager est en charge du développement de la performance pour le bien de l’entreprise et la connaissance développée lui est destiné. La recherche en gestion tend ainsi à universaliser la vision et les intérêts du manager. La discipline est essentiellement intéressée par l’efficacité et peu concernée par les fins poursuivies, en retrait des questions de morale ou des conflits sur l’appropriation de la valeur. Tout est avant tout un problème d’amélioration de la performance qu’une connaissance rigoureuse peut utilement permettre de résoudre.
L’irruption des questions sociales et écologiques et les questionnements sur la légitimité de l’entreprise ouvrent un agenda pour la recherche critique en management.
Les sciences de gestion peuvent se concevoir comme une ingénierie sociale ayant pour fonction de fournir aux managers une rationalisation de leur connaissance pratique. Elles semblent donc au service de l’ordre établi en concevant le changement dans une logique fonctionnaliste de maintien du statu quo. Cette sorte de science, soutiennent les approches critiques, ne peut jamais opérer de mise en question radicale, alors que la fonction de toute science sociale n’est pas tant de servir à quelque chose, autrement dit à quelqu’un, mais de comprendre le monde social et organisationnel. C’est sur cette critique radicale – et sur fond de crise économique et sociale– que va s’institutionnaliser le courant des perspectives critiques en management. [1]
Dans le contexte de financiarisation croissante et de mondialisation exacerbée de la fin du XXe siècle, les fondements consensuels sur lesquels repose la recherche en sciences de gestion s’effritent. L’irruption des questions sociales et écologiques et les questionnements sur la légitimité de l’entreprise ouvrent un agenda pour la recherche critique en management qui se donne alors pour projet de produire non pas une connaissance pour le management mais une connaissance du management. C’est en particulier une visée anti-performative et non fonctionnaliste de la connaissance qui est revendiquée par un ensemble diversifié de chercheur.e.s fédéré.e.s autour du label des « Critical Management Studies » à partir des années 1990. La performativité est ici entendue comme la recherche de l’efficacité qui guide à la fois les pratiques et les connaissances de gestion.
Les approches critiques marquent une bifurcation majeure de l’ADN des recherches en sciences de gestion de ce point de vue en ne cherchant pas à aligner connaissances, vérité et efficacité et en ne s’intéressant à la performance que dans la mesure où cela permet de découvrir ce qui se fait en son nom. Pour la recherche critique en management, répondre à la question « les universitaires peuvent-ils changer l’entreprise ? », consiste alors à s’engager dans un travail de dénaturalisation des tenus pour acquis des courants dominants de la recherche et de l’enseignement en gestion et une dénonciation des dominations à l’œuvre dans l’idéologie et les pratiques du management.
La visée politique et émancipatrice de ce travail de dévoilement des aliénations et dénonciation de l’ordre établi est clairement revendiquée et rompt avec l’idée d’objectivité et de neutralité de la connaissance. Elle impose une nouvelle figure de chercheur.e en management, celui d’un/une intellectuel/le engagé.e et réflexif/ve qui donne à voir – et à débattre de – l’imbrication des faits et des valeurs dans le processus de production des connaissances comme dans la nature des connaissances produites.
Malgré leur d’ambition, les travaux critiques semblent n’avoir eu que peu d’influence sur la manière dont les organisations agissent au quotidien.
Même si les recherches critiques restent aujourd’hui un courant minoritaire des recherches menées en sciences de gestion, elles ont conduit à mettre à l’agenda de la discipline des thématiques jusque-là considérées hors champ de la gestion, à ouvrir la recherche à/pour d’autres parties prenantes en donnant la parole aux voix marginalisées ou invisibilisées, ou encore à interroger le contenu et les modalités de la formation à la gestion.
Cependant, malgré ces avancées indéniables, de nombreux chercheur.e.s critiques en management expriment aujourd’hui leur déception et à la question de savoir si « les universitaires peuvent changer l’entreprise ? » sont tentés de répondre : « Non, hélas pas assez… » car, malgré leur d’ambition, les travaux critiques semblent n’avoir eu que peu d’influence sur la manière dont les organisations agissent au quotidien. La conception élitiste d’un.e chercheur.e surplombant.e (qui est celui qui dénonce, qui révèle, qui émancipe), la posture anti-performative plus prompte à énoncer ce contre quoi il faut lutter, qu’à se poser en véritable force de proposition sont à ce titre particulièrement critiquées et semblent enfermer les chercheur.e.s critiques dans un dilemme insoluble dans leur rapport à la pratique managériale : les chercheur.e.s doivent-ils concrètement participer à l’humanisation du monde des entreprises et courir le risque de la « récupération » par les managers, ou doivent-ils s’en tenir à une attitude plus contemplative (surplombante ?) et courir le risque d’être ignorés ?
De nombreuses voix s’élèvent dans la communauté critique pour alerter sur les risques de stérilisation que porte cette manière dichotomique de penser l’avenir d’une posture critique en management et les pistes envisagées pour sortir de cet enfermement sont nombreuses. En ne renonçant ni au projet de dénonciation ni à celui d’émancipation, ces travaux invitent à travailler le renouvellement des formes, des lieux et des figures de l’engagement académique. On peut par exemple évoquer l’appel à sortir d’une logique purement dénonciatrice pour s’intéresser aux formes organisationnelles alternatives au capitalisme (coopératives, monnaies communautaires, organisations féministes…) et nourrir ainsi, par l’exemple et non seulement le contre-exemple, la construction de principes et processus d’organizing portés par des valeurs comme la solidarité, la liberté ou la responsabilité.
Il s’agit également de sortir d’une posture anti-performative au profit d’un projet de « performativité critique » qui implique un engagement de la recherche dans des interventions concrètes et subversives des discours et des pratiques de management. Dans la mesure où l’enseignement est une voie par laquelle la connaissance se diffuse et se déploie dans le discours public et les pratiques sociales, Il est aussi essentiel pour les recherches critiques de s’engager dans l’espace de la formation au management pour le penser comme un lieu de réflexivité et d’émancipation. On peut enfin inviter l’ensemble des chercheur.e.s critiques en management à cultiver un ethos universitaire fondé sur une figure de l’activisme intellectuel qui consiste à explorer les innombrables manières de mettre le pouvoir de ses idées au service de la justice et de l’émancipation sociale.
Aucune des pistes évoquées ici ne saurait garantir « le succès » de l’agenda ambitieux (utopique ?) des recherches critiques en management, le travail est exigeant et les écueils nombreux. Pourtant, répondre aux enjeux cruciaux de notre société contemporaine (changement climatique, exclusion sociale, prédation économique…) exige que les chercheur.e.s se mettent au service de l’émancipation, de la justice et de l’égalité. La recherche critique en management nous apprend que cela ne peut se concevoir comme un but à atteindre mais plutôt comme un champ des possibles à ouvrir et les pistes évoquées plus haut peuvent orienter nos pas en ce sens.
Ce texte, commandé par AOC, est publié en prélude à la conférence « À quoi servent encore les universitaires (1968-2019) ? » organisée en partenariat avec l’Université Paris-Dauphine, à l’occasion de la célébration de ses 50 ans. La conférence est ouverte au public sur inscription.