Union européenne

De l’adhésion au désamour, heurs et malheurs de l’Union européenne

Géographe

En quinze ans, l’Union européenne a perdu la flamme de beaucoup de citoyens européens et les discours eurosceptiques se sont diffusés partout en Europe, dans les États fondateurs comme dans ceux qui bénéficient le plus des aides structurelles. Les échecs successifs de l’UE à répondre aux crises et le peu d’intérêt que manifestent les partis politiques français à l’égard des élections européennes alimentent ce désamour que nous pouvons encore conjurer avant la désunion.

Jusque-là, tout allait bien. De Traité en Traité, l’Union européenne se construisait, se renforçait, « s’approfondissait », pour rester dans le jargon de Bruxelles. Au même moment, c’est-à-dire après la chute du Mur de Berlin en 1989, l’UE intégrait l’Autriche, la Suède et la Finlande (1995) puis, d’un coup, tout l’ancien bloc de l’Est (2004-2007), à l’exception des pays des Balkans. Dans une sorte de fièvre géopolitique contagieuse, l’UE n’en finissait plus de s’élargir, au point d’envisager un temps d’intégrer la Turquie.

Il n’en fut rien, mais l’Union européenne, 50 ans après sa naissance lors du Traité de Rome (1957), et surtout moins de 20 ans après la fin du rideau de fer, retrouvait peu ou prou son assiette territoriale. Était-ce « la fin de l’histoire », comme certains l’affirmaient ? L’UE avait-elle atteint son Graal ? Ceux qui le pensaient, du moins qui l’espéraient se sont lourdement trompés. Aujourd’hui, les dirigeants européens sont en panne d’idées, l’UE est déchirée comme jamais, et pour la première fois de son histoire, elle semble même menacée d’éclatement.

Qu’a-t-il bien pu se passer, en quinze ans (2004-2019), pour expliquer un tel revirement, un tel désamour ? La première rupture est intervenue en 2005, avec le non respect du « non » majoritaire des Hollandais et des Français au projet de Constitution européenne. Ce « non » inattendu a eu des conséquences terribles pour le projet européen. Car tous ceux qui avaient voté « non » se sont sentis à juste titre trahis par les instances européennes, et ceux qui avaient voté « oui » n’ont pas su ou pas voulu comprendre les raisons de leur échec. Pire : ce « non » cinglant a sonné le glas de tout projet ambitieux de réforme institutionnelle de l’UE, par peur d’un rejet encore plus massif de la part des populations européennes. Depuis, l’UE est en panne sur le plan politique et institutionnel.

Ensuite, il y eut la crise économique des années 2008-2010, qui a plongé tant de peuples, surtout ceux de l’Europe du Sud, dans une récession sans fin, tandis que les banques et le système bancaire, eux, étaient sauvés par l’UE à coup de centaines de milliards d’euros sans que leur rôle dans la crise soit remis en question ni que de vraies instances de contrôle soit mises en place. Ce qui a fait dire à un ami grec, jusque-là fortement europhile et devenu farouchement eurosceptique : « Alors c’est devenu ça, l’Europe, ce continent qui sauve les banques et plonge les peuples dans la misère ? » Ne sachant quoi répondre, je me juste permis de lui dire : « Non, ça, ce n’est pas l’Europe, c’est l’Union européenne ». Une nuance de taille, mais inaudible pour mon interlocuteur. Sur un plan géopolitique, cette crise a eu pour conséquence de creuser le fossé entre pays du Sud et pays du Nord de l’UE.

Enfin, encore convalescents après la crise économique de 2008, les peuples européens ont été confrontés à une autre crise, ou prétendue telle, celle des migrants, à partir de 2015. Cette crise-là a créé d’autres tensions et mis au jour les vues irréconciliables des uns et des autres en matière de politique migratoire. Le fossé sépare ici les rares pays d’accueil des réfugiés (Allemagne et Suède) et les pays qui les rejettent plus ou mois ostensiblement, et plus généralement, l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est, farouchement hostile à l’accueil des réfugiés. L’absence criante de politique migratoire commune ne fait que renforcer les peurs et attiser les nationalismes.

On touche à la grande faiblesse de l’Union européenne : n’étant pas compétente sur la plupart des sujets, elle n’est pas en capacité d’agir.

2005, 2008, 2015, et il faut ajouter 2016-2019 avec le Brexit : le vrai drame de ces quatre crises majeures de l’UE ne tient pas tant dans le fait qu’elles ont eu lieu que dans le fait qu’elles n’ont pas été résolues — dans le cas de la crise économique, les chefs d’État de l’UE se sont contentés de jouer les pompiers de service mais ils n’ont rien résolu sur le fond. On touche là à la grande faiblesse de l’Union européenne : n’étant pas compétente sur la plupart des sujets, elle n’est pas en capacité d’agir. La seule instance qui pourrait le faire est le conseil européen, qui rassemble les Chefs d’État des 28 pays membres. Mais comment s’entendre à 28 sur des sujets aussi sensibles que la politique migratoire ou la politique économique ?

En outre, l’ère des chefs d’État défendant un projet européen, celle des Helmut Kohl et des François Mitterrand, est révolue. La chancelière Merkel, en quinze ans de règne, n’a jamais été capable de développer une véritable politique européenne, pas plus que les présidents français Nicolas Sarkozy et François Hollande. Emmanuel Macron en a une mais ses homologues européens ne le suivent pas. En revanche, les partis nationalistes ou d’extrême-droite, eux, ont une vision européenne et ils le font savoir : c’est l’Europe des nations.

Qu’on le veuille ou non, le pouvoir politique doit s’incarner dans des hommes et des femmes politiques. À la génération des pères fondateurs a succédé dans les années 1980 la génération des Simone Veil (présidente du Parlement européen de 1979 à 1982) Jacques Delors et Romano Prodi (respectivement présidents de la commission européenne de 1985 à 1995 et de 1999 à 2004). Mais qui pour assurer aujourd’hui leur succession ? Tous les autres présidents de la commission européenne, de Jacques Santer à Jean-Claude Juncker, ont été fragilisés et contestés. Quant au président du Conseil européen, le polonais Donald Tusk, en poste depuis 2014, il est totalement inconnu de l’opinion publique, et pour cause : tout le monde sait que le pouvoir réel reste aux mains des chefs d’État.

Enfin, le Parlement européen, seule instance élue, constitue un très bel exemple de démocratie parlementaire. Les 751 députés qui y siègent sont élus au suffrage universel direct et à la proportionnelle. Il y a des hommes et des femmes remarquables, Européens convaincus, qui y siègent ou qui y ont siégé. Côté français, et quelle que soit leur famille politique, les noms de Jean-Louis Bourlanges, Sylvie Guillaume ou Michèle Rivasi nous viennent à l’esprit, parmi d’autres. Mais le premier et le plus connu d’entre eux, de guerre lasse, a fini par jeter l’éponge en 2005.

Il y en a beaucoup d’autres. Mais qui les connaît ? Tous ont un gros déficit de visibilité auprès de leurs propres électeurs. L’autre grand problème vient du fait que le travail parlementaire, qui débouche sur des directives ayant force de loi, n’est pas connu du grand public, donc pas reconnu. Pire : les partis politiques de certains pays membres, dont la France, ont pris la mauvaise habitude d’envoyer au Parlement soit des seconds couteaux, soit des ex-ministres ou ex-députés à recaser. C’est dire le mépris dans lequel ils tiennent le Parlement européen, qui est pourtant une instance plus représentative et aux pouvoirs plus étendus que la plupart des parlements nationaux.

L’élection à venir, en dépit des enjeux immenses qu’elle comporte, n’échappe malheureusement à la règle, en France tout du moins. Sans leur faire injure, ont été propulsés têtes de liste des principaux partis politiques des novices en politique, de parfaits inconnus, des « troisièmes couteaux », certes sympathiques pour certains d’entre eux mais dont on peut légitimement douter de la capacité à influer sur le cours des choses une fois élus. Les électeurs, que les candidats supplient d’aller voter et de s’engager pour le projet européen après que les candidats eux-mêmes ne l’ont pas fait pendant les cinq années précédentes, ne sont pas dupes de cette supercherie, et nombreux se demandent pourquoi aller voter pour un(e) candidat(e) qu’ils ne connaissent pas et qui ne les représentent pas, ou pour un parti qui se diluera dans les grands regroupements politiques parlementaires ?

On ne peut que constater que l’Union européenne, une fois encore, est bien mal servie par ceux-là mêmes qui s’en réclament.

En Allemagne au moins, les élections européennes sont prises plus au sérieux. Les têtes de listes des principaux partis politiques sont loin d’être des inconnu(e)s du grand public et elles ont démarré leur campagne il y a deux mois et non il y a deux semaines. Ainsi, l’entrée en campagne fracassante du président Macron il y a dix jours a bien écorné son image de président à la fibre européenne. Non seulement, ce « blitzkrieg » électoral ne trompe personne mais surtout, le seul objectif auto-assigné du président en campagne est de faire un meilleur score que Marine Le Pen. Ou comment une élection européenne est instrumentalisée sans vergogne et prend des allures de deuxième tour d’une élection présidentielle. En stratège politique aguerrie, Mme Le Pen a profité de l’aubaine et a répondu à M. Macron qu’elle relevait le défi, à condition que M. Macron acceptât de démissionner de son poste de président de la République s’il perdait ce mano à mano. Autant dire qu’en Allemagne et en Europe du Nord, on reste interdit face à une attitude aussi narcissique qu’irresponsable. Au-delà de l’absurdité de la situation, on ne peut que constater que l’Union européenne, une fois encore, est bien mal servie par ceux-là mêmes qui s’en réclament.

La désinvolture de l’ensemble du corps politique français est d’autant plus coupable que pour la première fois, l’alliance des leaders d’extrême-droite européens, elle, est « en marche » et elle va faire très mal si elle résiste à l’épreuve des faits et aux tiraillements internes une fois installée au parlement européen. Les politiciens français semblent avoir oublié qu’au parlement européen, on est élu à la proportionnelle (au-delà de la barre des 5% de voix) et non au scrutin majoritaire. Lorsqu’ils auront en face d’eux, à Bruxelles, une centaine d’eurodéputés d’extrême-droite, dont certains occuperont des postes-clés au parlement, prendront-ils enfin conscience de leur inconscience ? Toujours est-il que l’image des dix leaders nationalistes, Matteo Salvini, Marine Le Pen et Geert Wilders en tête, réunis samedi soir sur une scène en plein air à Milan, sur l’un des hauts lieux européens, la place du Duomo, devant la cathédrale, ne laisse rien augurer de bon pour l’Europe.

En restant aussi timide voire inhibée alors que la classe politique dans son ensemble se défausse (voire se défoule) sur elle, l’UE contribue à son propre déclin.

Engluées dans une inertie confinant à la dépression, dénuées de dirigeants à la hauteur des enjeux, les instances européennes se contentent de gérer les affaires courantes, sans aucune vision, donc de manière souvent régressive voire répressive. Ainsi, l’attitude de l’UE dans sa non-assistance à migrants en danger en mer Méditerranée est proprement inqualifiable, et l’augmentation des effectifs et des moyens de l’agence Frontex, dont se félicitent tous les décideurs européens, ne saurait faire office de politique extérieure — pas plus que la défense acharnée de l’espace Schengen ne saurait faire office de politique intérieure. Pendant ce temps, les dossiers urgents en matière de climat, de biodiversité, de justice sociale sont remis au lendemain.

Pourtant, l’UE ne se réduit pas à ces échecs, loin de là. De l’action courageuse de Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence, à l’encontre des GAFA, jusqu’à la récente loi sur la protection du droit d’auteur, l’Union européenne constitue aussi une source de satisfaction. De même, on oublie trop souvent, ironie du sort, que l’UE finance ou cofinance, via les fonds du FEDER ou du FSE, la plupart des infrastructures de transport, des écoles, des hôpitaux et des musées des pays de l’Est aux dirigeants eurosceptiques. Mais l’Union européenne elle-même est incapable de communiquer sur ses succès.

À vrai dire, il est inconcevable, incroyable même que l’UE, depuis qu’elle existe et a fortiori depuis qu’internet et les réseaux sociaux se sont développés, n’ait pas été capable de se doter d’une vraie politique en matière de communication. La communication de l’UE est totalement indigente et elle touche davantage les scolaires que le grand public. Quand l’heure est grave, il ne s’agit pas de se contenter d’une communication pédagogique destinée à expliquer ce que sont les institutions européennes, mais, à travers des encarts dans la presse ou des spots publicitaires, de montrer, à travers des exemples très concrets, ce que l’UE nous apporte au quotidien. Est-ce insurmontable ? En restant aussi timide voire inhibée alors que la classe politique dans son ensemble se défausse (voire se défoule) sur elle, l’UE contribue à son propre déclin.

Puisque ni ses dirigeants ni ses institutions ne semblent capables d’assurer la promotion de « l’Europe », c’est peut-être à chacun d’entre nous de le faire et, en ne cédant rien à l’atmosphère anxiogène du moment, de dire à nos enfants, à nos proches, à nos amis, à nos voisins ce que nous attendons de l’UE et pourquoi, envers et contre tout, nous sommes fiers d’être européens.


Boris Grésillon

Géographe, Professeur à l'Université Aix-Marseille, Senior Fellow de la fondation Alexander-von-Humboldt (Berlin)