Pour une fédération populaire et solidaire d’Europe
À l’issue des élections européennes, la relative stabilité politique constitue manifestement un des phénomènes majeurs de la composition du nouveau parlement à Bruxelles. Certes, les partis sociaux-démocrates perdent des votes au profit des partis libéraux et verts. Les conservateurs en perdent à l’avantage des libéraux et de l’extrême-droite. Et la percée des libéraux sonne la fin de la période de la grande coalition européenne réunissant le Parti populaire européen et le Parti socialiste européen. Mais la stabilité politique est assurée dans la mesure où ces trois partis se caractérisent par une conception largement homogène des fondements de l’Union européenne.
Un deuxième phénomène majeur peut sembler contre-intuitif au regard de la couverture médiatique du scrutin. Dans les médias dominants des divers pays membres, c’est la même musique : nous assisterions à une hausse impressionnante du taux de participation. Ce message suggère que l’Union européenne aurait gagné en légitimité aux yeux des électeurs des différents pays. Or, avec un taux de participation qui dépasse à peine la barre des 50 % au niveau de toute l’UE le deuxième phénomène majeur est plutôt la faible participation. Si l’augmentation par rapport aux élections européennes de 2014 est réelle, elle ne saurait refléter l’ampleur des mobilisations des classes populaires et des jeunes (à l’instar du mouvement écologiste) qui ont manifestement préféré marcher dans la rue plutôt que d’aller voter. Plus généralement, il suffit de regarder l’évolution du taux de participation depuis les premières élections en 1979 pour constater que la tendance est fortement à la baisse.
Pourtant, un certain nombre de sujets politiques internationaux particulièrement prégnants dans la période actuelle comme le conflit commercial entre les États-Unis et la Chine, l’écologie ou encore l’immigration, tendent par leur existence même à conférer à l’UE le statut d’échelle politique pertinente. Selon un analyste « le contexte européen a conduit à une prise de conscience de la nécessité d’aller voter pour des raisons géopolitiques, les Européens prenant conscience du besoin de défendre leur modèle dans un monde de plus en plus hostile, et en raison de défis transnationaux, comme les questions climatiques et migratoires ». Dans cette conjoncture, on aurait pu penser que l’UE apparaîtrait comme plus à même que l’État-nation de faire face aux grandes puissances du monde pour discuter des grands sujets.
Malgré cette conjoncture politique, la participation aux élections européennes de 2019 atteint donc à peine les 50 %, tandis qu’une partie des électeurs a profité du scrutin pour envoyer un message clair de méfiance à l’égard de l’UE. Compte tenu de ces deux phénomènes, il importe de comprendre pourquoi la seule instance élue de l’UE suscite une adhésion aussi faible, phénomène structurel que la gauche a du mal à saisir et qui pourrait expliquer ses faibles résultats. Dans cette perspective, il apparaît déterminant de saisir que la structure même de l’UE ne promeut pas l’union des peuples européens mais leur division. Pour corroborer cette thèse, nous proposons de mettre l’accent tout d’abord sur le développement économique inégal au sein de l’UE, puis sur la manière dont ce développement provoque le rejet des institutions européennes. Enfin, nous esquissons les jalons d’une fédération populaire et solidaire en Europe, alternative aux institutions européennes existantes.
La division économique de l’Europe
L’Union européenne n’unit pas les peuples européens mais les divise. Les conditions de vie des classes populaires en Europe se dégradent, et les institutions européennes en sont directement responsables. En effet, les lignes directrices des politiques mises en œuvre par tous les gouvernements – qui démantèlent les services publics et les droits sociaux, répriment les migrants, favorisent les multinationales au détriment des besoins populaires – sont organisées au niveau des instances européennes. Conformément aux traités européens, ces institutions ne visent pas seulement à donner une part toujours plus grande de la richesse produite au dominants de chaque État, mais elles organisent aussi la concurrence entre les peuples. Les économies du centre de l’UE, qui gravitent autour de l’Allemagne, s’enrichissent au détriment de celles des périphéries de l’est et du sud. Une multitude d’indicateurs économiques étaye ce constat et permet de comprendre que les mêmes règles économiques qui unissent les pays dans le cadre de l’UE ont des conséquences polarisantes qui coupent l’Europe en un centre et deux périphéries [1].
Les économies du centre se caractérisent par des balances commerciales excédentaires, une monnaie sous-évaluée, des taux de chômage plus faibles et elles fournissent du crédit aux périphéries. Les périphéries du sud et de l’est souffrent d’une stagnation voir baisse des salaires, un taux de chômage élevé, des monnaies surévaluées, des déficits commerciaux ou encore d’un taux d’émigration important. Ce développement inégal des zones à l’intérieur de l’UE a été renforcé avec le passage à la monnaie unique, mais fondamentalement le caractère hiérarchique de l’intégration européenne est manifeste dès les premiers élargissements. Dès les années 1980, le processus d’adhésion au projet européen a été accompagné par une désindustrialisation dans la périphérie du sud[2] et dix ans plus tard les pays de l’Europe de l’est commencent une intégration subordonnée aux besoins des économies du centre[3].
Face à cette puissante logique de polarisation économique, les fonds de compensation régionale ne font absolument pas le poids. Ces derniers représentent environ 0.33 % du PIB européen, alors qu’à titre d’exemple les processus de réunification de l’Italie et plus récemment de l’Allemagne ont nécessité des dépenses publiques autrement plus élevées de 4 % du PIB. Certains économistes considèrent d’ailleurs qu’il faudrait multiplier par 10 le budget actuel de l’UE pour assurer la péréquation de la zone. De plus, la distribution de ces fonds repose sur une logique de compétition qui privilégie d’allouer les moyens aux entreprises périphériques bénéficiant déjà d’avantages compétitifs. Autrement dit, le but affiché de la réduction des inégalités territoriales au sein de l’UE semble remis aux calendes grecques.
De plus, s’intéresser aux mécanismes économiques sur lesquels l’UE repose permet d’éviter des analyses à tendance essentialisante, qui caractérisent par exemple les habitants des États-membres de l’est de l’UE comme xénophobes. Cette explication a en effet été proposée récemment pour comprendre le succès durable du PiS en Pologne et de Victor Orban en Hongrie. À la différence de ses prédécesseurs socialistes et libéraux Orban s’est notamment démarqué comme porteur d’un problème politique central du pays, à savoir l’endettement en devises de la classe moyenne. Au risque d’un conflit restreint avec des banques ouest-européennes, il leur a permis de rembourser à un taux de change plus favorable. De manière similaire le PiS a ciblé les contrats de travail précaires et les grandes disparités régionales à l’intérieur de la Pologne. Ne pas prendre en compte la manière dont ces gouvernements ont proposé de gérer les conséquences sociales de l’intégration européenne empêche de comprendre le succès électoral de cette droite très conservatrice.
Nationalisme et rejet de l’UE
Le fonctionnement économique de l’UE organise donc les inégalités à l’échelle du continent européen, et cette polarisation hiérarchique qui enrichit les uns grâce à l’appauvrissement des autres constitue un levier puissant de délégitimation du projet européen. Cette délégitimation est renforcée par le déficit démocratique de l’UE qui donne un poids toujours croissant à des institutions à l’abri du choix démocratique et éloignées des intérêts populaires. Il s’agit d’un fait structurel : les compétences exclusives de la Commission européenne, qui traduisent le contenu des traités européens en priorités politiques, sont la monnaie, le commerce et la concurrence. Dans ce cadre les politiques sociales ou environnementales joueront toujours un rôle subordonné. Cette recevabilité inégale des différentes demandes politiques peut être caractérisée comme la « sélectivité structurelle » des institutions européennes.
Sans surprise, on peut constater la permanence d’un rejet important des institutions européennes qui se fonde notamment sur le fait que l’UE mine le fonctionnement des démocraties nationales et empêche l’utilisation des leviers macroéconomiques. Alors que ce rejet est souvent balayé d’un revers de main en soulignant qu’il s’agit là d’expressions de nationalisme, il importe de prendre au sérieux ces critiques. Cela implique en retour une conceptualisation précise du nationalisme que nous distinguons de la conscience nationale.Tandis que le premier repose sur une participation active au renforcement de la nation comme priorité politique, la deuxième consiste en une acceptation passive d’une échelle politique par le fait qu’une population se trouve toujours dans un territoire donné. Le rejet de l’UE pour des raisons démocratiques et sociales ne signifie pas mettre une nation particulière au-dessus de toutes les autres. Elle signifie simplement que l’échelle nationale est considérée plus propice à la gestion démocratique d’une société, ce qui implique une multitude de choix en matière économique plutôt que la contrainte de l’austérité permanente.
Les prémisses d’une fédération populaire et solidaire d’Europe
La prise en compte de la manière dont l’UE génère un développement inégal à l’intérieur même du cadre juridique et la reconnaissance du fonctionnement de moins en moins démocratique de ses institutions doit conduire à envisager des propositions nouvelles, démocratiques et réalistes. Or malheureusement, depuis trop longtemps et à nouveau pendant la campagne des récentes élections européennes, la confusion règne au sujet des moyens qui permettraient de transformer la critique de l’UE en une politique alternative, au service des classes populaires et de la solidarité entre les peuples. Les uns proposent une réforme des institutions européennes au moyen d’une victoire électorale à l’échelle européenne. Mais c’est impossible : le Parlement européen, seule institution élue au suffrage universel, n’a pas la prérogative de proposer de nouvelles directives (c’est le monopole de la Commission) et se trouve en perte de vitesse par rapport à des instances comme la BCE, tandis que la procédure de réforme des traités exige l’unanimité des États membres. Les autres privilégient la stratégie d’un changement à travers un mouvement social européen. Mais cette option apparaît largement insuffisante étant donné les dynamiques du développement inégal et combiné qui opèrent en Europe.
Comme nous l’avons souligné en première partie, loin de produire une homogénéisation des économies, le développement du capital à l’échelle européenne implique au contraire une différenciation et polarisation des territoires et des rythmes temporels des économies et des luttes. Ainsi, l’organisation d’un mouvement social à l’échelle européenne s’en trouve compliquée. Le décalage temporel entre les manifestations contre les réformes du code du travail dans les différents États-membres en est l’exemple le plus récent. D’autres facteurs empêchent également la constitution d’un mouvement social européen, comme la barrière de la langue et le temps d’organisation. Enfin, d’autres encore proposent qu’un gouvernement s’en tienne à désobéir aux traités sans rompre avec les institutions européennes ou laissent entendre qu’un État pourrait imposer ses vues progressistes aux autres dans le cadre d’un rapport de forces au sein des institutions européennes existantes. Mais ces propositions sont insuffisantes : la désobéissance et la confrontation sont indispensables, mais elles conduisent nécessairement à la rupture avec des institutions européennes indissociables des classes dominantes nationales et internationales.
Au plus tard depuis la capitulation du gouvernement grec en 2015, nous savons que les institutions européennes sont prêtes à utiliser tous les outils économiques et politiques dont elles disposent pour neutraliser une tentative de transformation sociale, écologiste et internationaliste en Europe. La rupture avec l’UE (et en premier lieu avec ce qui en constitue le cœur, l’UEM) est donc un moment inévitable d’une politique de gauche visant la satisfaction des droits fondamentaux des individus, mais elle doit être étroitement associée à la construction d’une fédération solidaire entre les États européens, au service des intérêts populaires. C’est ainsi que le « double danger stratégique pour la gauche » consistant soit à laisser à l’extrême-droite le monopole de la crise européenne, soit à rejeter l’UE selon la perspective d’une souveraineté nationale réactionnaires peut être évitée.
En effet, la rupture conduit à la nécessité de requalifier le projet du fédéralisme du point de vue de l’internationalisme des classes populaires. À la suite de Friedrich Hayek[4], des représentants de la théorie des choix publics comme Barry Weingast et James Buchanan ont conçu le fédéralisme néolibéral comme un « fédéralisme préservant le marché » qui doit mettre en place des mécanismes de verrouillage protégeant les droits de propriété et assurant la libre circulation des marchandises et des capitaux. À l’encontre de ce fédéralisme de marché tel qu’incarné par l’UE, nous défendons un projet de fédération populaire et solidaire, qui se caractérise par le renforcement des droits sociaux et une réelle politique écologiste partout en Europe, mais également par le respect des spécificités culturelles et des choix démocratiques des différents pays européens.
Néanmoins il serait illusoire, bien entendu, de penser qu’une telle fédération populaire et solidaire pourrait être mise en place du jour au lendemain. Il s’agit donc d’envisager les étapes pouvant y mener. Après la rupture avec l’UE par un gouvernement populaire, une première phase pourrait consister à réaliser une nouvelle intégration sélective fondée sur des priorités de redistribution des richesses et de subordination européenne des flux de capitaux à l’impératif de l’augmentation du niveau de vie du plus grand nombre. L’objectif doit être double : réduire les inégalités au sein de chaque pays européen et réduire les inégalités entre les pays européens. Différents traités entre des gouvernements partageant cet objectif peuvent être envisagés. Ce serait le début d’une intégration solidaire des peuples d’Europe. Cette première étape serait susceptible de rétablir la confiance entre les peuples européens, ce qui constitue la condition nécessaire à la poursuite d’un projet européen solidaire et démocratique, qui dans un deuxième temps pourrait passer par la mise en place de structures permanentes communes. Ce n’est que dans le cadre d’une telle perspective qu’il sera possible d’œuvrer concrètement pour une Europe démocratique et solidaire.