Prendre la diversité au sérieux : éducation et justice sociale dans une école publique américaine
Dans les nations démocratiques, l’éducation du citoyen, ce dialogue idéal entre le maître et l’élève célébré par Rousseau, a cédé le pas aux systèmes « exo-éducatifs » de masse (Ernest Gellner). L’éducation publique d’une multitude, inégalement dotée en talents et ressources, y devient un arbitrage entre excellence et équité, où les droits de l’individu le disputent au groupe, dont la diversité, qu’elle soit culturelle, socio-économique ou neurologique, défie en permanence l’égalité postulée entre les citoyens en devenir.
Qu’on la confonde avec la justice sociale et l’égalité à l’école, l’éducation publique devient, pour les élitistes (républicains ou pas), une source de pesanteur et de médiocrité évoquant le spectre du nivellement par le bas, qui a hanté, par exemple, les débats sur l’enseignement du latin suscités par la réforme du collège introduite en 2016 par Najat Vallaud-Belkacem.
Mais, réduite à une norme élusive qui cache mal une domination sociale de fait, elle n’est plus alors qu’un mythe cynique. Le rapport PISA [1] confirme cette réalité déplaisante, dévoilée en son temps par Pierre Bourdieu, et observée depuis par d’autres sociologues de l’éducation, d’un système scolaire français fortement inégalitaire : « la relation entre performance et milieu socio-économique des élèves est l’une des plus fortes parmi les pays et économies participant à l’enquête ». En d’autres termes, plus on vient d’un milieu défavorisé en France, moins on a de chances de réussir à l’école… Cette perspective internationale vient questionner nos certitudes et inflige un cuisant démenti à notre devise républicaine.
Certes, résoudre ce dilemme n’a rien d’une sinécure, et voir Singapour en tête du classement PISA laisse songeur quant à la place qu’y occupe l’individu. Mais, loin derrière le Japon, la Finlande, le Canada ou l’Estonie, la France se traîne, médiocrement, au 26ème rang du classement, juste derrière les États-Unis (25ème). Cette proximité est intéressante, et donne à voir les démêlés du système éducatif avec de l’inégalité de deux points de vue bien différents. Dans ce contexte, le cas d’une école publique américaine, se détachant à la fois des grandes tendances américaines et de l’école à la française donne matière à réflexion.
L’école élémentaire Maria L. Baldwin [2], située dans le district scolaire de Cambridge, dans le Massachusetts, un État qui excède la dépense moyenne par élève nationale de plus de 33% et dont les résultats scolaires sont au niveau des meilleures performances de l’OCDE, met en œuvre ce que les experts internationaux considèrent comme les recettes du succès en matière d’éducation publique, et donne à réfléchir sur les contenus concrets de l’égalité, leur mise en œuvre et leurs limites, dans un contexte où la diversité est considérée comme une donnée – disons, une ressource humaine. Gérée avec détermination grâce à des moyens budgétaires adaptés, elle est une source d’innovation pédagogique qui offre aussi une leçon de civisme scolaire que la France pourrait méditer, elle qui n’oppose bien souvent à la diversité que des réponses embarrassées ouvrant la porte aux manipulations politiciennes, et de médiocres investissements dans l’éducation de nos enfants.
Diversité, inclusion et « communauté bienveillante »
La diversité est reconnue et célébrée à Cambridge. Le surintendant de ce « district scolaire urbain à la population diverse qui éduque plus de 7200 étudiants des classes de grande maternelle au lycée » se félicitait récemment, dans un message envoyé aux familles, que celui-ci ait été l’un des premiers du pays à reconnaître un jour férié musulman. Oui, l’école publique de Cambridge ferme pour l’Aïd, comme elle ferme pour Yom Kippour et pour le Vendredi Saint – ainsi que la semaine entre Noël et le jour de l’an.
On devine les arguments laïcs ou utilitaires contre cette pratique. À l’usage, toutefois, ces journées, prévues et intégrées dans le calendrier scolaire sont beaucoup moins disruptives que les redoutés snow days des hivers rigoureux, lorsque le blizzard pousse les écoles à fermer du jour au lendemain, mettant les parents qui travaillent en position difficile. Quant à leur portée symbolique… oui, elles font plaisir aux communautés concernées (c’est le but, si étranger au discours scolaire français encore marqué par nos combats passés). On ne s’en porte pas plus mal, et, non, il n’y pas de hordes de filles voilées ou de barbus agressifs à la sortie des écoles.
Dans ce district, on mesure la diversité sous toutes les coutures (économique, ethnique, culturelle et neurologique) pour mieux la connaître, afin de mieux la gérer, car cette réalité sociale est aussi un défi de politique publique, dont le plus grand est sans doute l’héritage de la ségrégation raciale et son corrélat de pauvreté systémique, qui marque encore profondément la réalité, et les esprits des éducateurs. Lors de sa prise de fonction en 2017, la nouvelle directrice de Baldwin, Heidi Cook, a ainsi clairement annoncé son programme : mettre en œuvre de front éducation et justice sociale.
Ce programme passe par la construction d’une communauté scolaire inclusive, grâce à toutes sortes d’activités mettant en permanence sous les yeux de ses membres le groupe à constituer : c’est le community building, impliquant parents, élèves professeurs et personnel dans de très nombreuses soirées thématiques, all-school meetings, concerts, fundraising en tous genres, voyages de classe…
La « communauté », ce terme si volontiers confondu en France, avec le « communautarisme » connotant l’exclusion (de préférence musulman, et présumé anti-républicain, comme si le républicanisme n’était pas, lui aussi, une forme de communautarisme, sans doute essentiel, d’ailleurs, au gouvernement démocratique) vient très naturellement aux Américains. Ils s’y réfèrent pour désigner toutes sortes de liens du cœur et de l’habitude ; un lieu, réel ou affectif, qui inclut, et qui protège.
On ne mesure pas bien ce que la communauté veut dire, si l’on n’a pas expérimenté quelles situations dramatiques elle tempère et par quels sortes de liens affectifs elle opère : le travel ban décrété par Trump, contre lequel les parents s’organisèrent pour en préserver les plus fragiles ; l’aide financière que collecta l’association de parents d’élèves Friends of Baldwin pour une famille qui avait perdu sa maison dans un incendie ou encore, plus tragiquement, l’accompagnement d’une famille dont la petite fille, atteinte d’une forme rare de cancer, succomba finalement après des années d’efforts et de mobilisation de l’école pour la sauver, unissant les parents dans le partage de cette douleur intolérable qu’est la perte d’un enfant.
Mais la communauté est aussi une réalité sociale que l’on construit et organise avec des ressources spécifiques. Par exemple, le School improvement allocation, un budget autonome dont la directrice dispose de façon discrétionnaire et qui lui permet, en développant sa vision personnelle, d’exercer son « leadership en termes de justice sociale » dans le cadre de sa fonction [3]. Ces termes, repris de sa bouche, semblent aberrants dans le contexte bureaucratique français, où les membres de l’administration scolaire évoquent davantage « la main gauche de l’État » (Pierre Bourdieu) passablement écrasée par ce dernier, qu’une quelconque autonomie ou créativité personnelle.
C’est pourtant l’empreinte des directeurs successifs que l’on retrouve dans le projet pédagogique de l’école, qui se décrit elle-même comme « diverse, offrant un environnement ouvert, inclusif et joyeux qui soutient les efforts de chaque étudiant pour prendre des risques, et atteindre son plein potentiel tout en construisant la communauté, la responsabilité individuelle et la confiance en soi ».
Ce projet se traduit par des journées STEM (science, technology, Engineering, mathematics), des ateliers pédagogiques pour tous, une formation à internet pour les familles défavorisées donnant droit à un ordinateur gratuit… En lien avec la communauté locale, qui comprend plusieurs grandes universités, l’école offre aussi des activités d’after-school gratuites (basket-ball ou musique avec les étudiants d’Harvard, cours de Français) organisées par le sous-directeur qui emmène aussi, à l’occasion, les familles voir les matchs des Red Sox, l’équipe locale de Base-ball.
Le family liaison, une personne-ressource mise en place par le district au sein de chaque école, se révèle également cruciale pour consolider la communauté scolaire, en facilitant les relations entre l’école et les parents. À Baldwin, cette personne, motivée, attentive, et très aimée des parents, a délaissé le salaire attractif de l’industrie informatique pour les satisfactions du travail en commun avec des « gens remarquables ». Elle est véritablement, au cœur de cette communauté, une amie qui vous veut du bien, parle avec vous et aide les familles à résoudre toutes sortes de problèmes, du baby-sitting aux questions litigieuses ou humainement éprouvantes.
Difficile, dans un tel contexte, de ne pas se laisser gagner par « L’esprit Baldwin », une attitude ouverte à l’idée de progression, le growth mindset où l’on apprend de ses propres erreurs, dans une approche pragmatique et collective du savoir, célébré comme une fête, lors des nombreux « projets » où tous sont invités.
Être parent dans cette école est parfois, il faut le reconnaître, fatigant. C’est le propre de toute communauté que de contraindre quelque peu ses membres individuels pour prix de son bien-être collectif. Mais tous ne peuvent participer de la même manière, et les généreuses contributions volontaires des parents riches, ou à fort capital culturel – ingénieurs ou professeurs à Harvard organisant les activités STEM chaque semaine, « mères au foyer » pleines de ressources, organisant le fundraising annuel, Baldwin Bloom, qui rapporte selon les années entre 16 000 et 24 000 dollars, soulignent les inégalités auxquelles elle sont censées remédier : l’absence flagrante des mères célibataires des nombreux événements de classe, le peu de diversité ethnique et sociale des soirées fundraising… En bon égalitariste français, on peut ainsi dauber la violence masquée qui a cours sous cette apparence de générosité sans calcul. Logique de l’honneur, noblesse oblige. Le donataire reste dépendant de la générosité du donateur, bien souvent blanc, riche et libéral.
La justice sociale rencontre ici une limite structurelle qui dépasse l’école mais s’y concentre, à la fois. Le différentiel de performance aux tests entre enfants issus des minorités et les autres (achievement gap) qui s’accroit, témoigne des racines anciennes, profondes et cumulatives de l’inégalité, car plus on aide tout le monde, plus l’aide profite à ceux qui ont déjà. Cet arriéré social requiert des interventions massives. Mais l’école reste inégalitaire entre districts noirs et blancs, de par son mode de financement, qui repose largement sur l’impôt sur la propriété, local, surtout depuis la crise de 2008 qui a fait fondre les subventions fédérales.
À Cambridge, ville riche, en plein boom de l’immobilier et de l’industrie biotechnologique, la dépense publique moyenne par élève du cycle élémentaire et par an est de 27 000 dollars. Dans certains districts du Sud des États-Unis, pauvre, où les plafonds des écoles s’effritent du fait de fuites d’eau, elle est de 8271 dollars, quand on ne réduit pas la semaine d’école à quatre jours, comme en Arizona. Ce montant reste supérieur aux 6300 euros (7035 dollars) – français qui semblent, par comparaison, bien maigres.
Si l’on s’en tient à l’éducation, on observe cependant que « l’esprit Baldwin » n’est pas sans évoquer les « communauté bienveillantes » qui constituent, selon l’OCDE, des remparts efficaces contre les inégalités socio-économiques. Ces dernières, remarquent les experts, n’ont pas d’effets sur les activités « collaboratives » : il n’y a ainsi pas de différence entre les aptitudes au travail d’équipe des immigrés et celles des élèves « de souche », par exemple. Ces résultats suggèrent qu’une approche inclusive de l’apprentissage en classe, où « la diversité et le contact des étudiants avec ceux qui sont différents d’eux et qui ont des points de vue différents peut contribuer à développer des aptitudes collaboratives ».
Diversité, j’écris ton nom… et ton budget
L’approche inclusive ne peut fonctionner que si la diversité joue au bénéfice et non au détriment du groupe. Là encore, nul secret : une détermination sans faille et des ressources conséquentes, pédagogiques et budgétaires, sont mises au service d’une gestion active et intégratrice de la diversité.
Au-delà des nombreuses mesures de représentation « descriptive » qui figurent au budget des écoles pour soutenir la diversité (recrutement de personnels de couleur porté à 30% en 2020 empowerment et leadership des minorités, etc.), une mesure structurelle simple se révèle cruciale : toutes les écoles élémentaires publiques de Cambridge ont deux enseignants par classe (limitées à 20 élèves en moyenne) jusqu’en Third Grade (CE2) et des assistants flottants ensuite. Ceci rend bien évidemment la gestion de la diversité, et en particulier celle des « cas difficiles » – qu’elle qu’en soit la raison – bien plus facile qu’en France, où la solitude de l’enseignant.e face à des masses pléthoriques le/la place devant une injonction paradoxale usante et indigne d’une politique d’éducation véritablement publique.
Les enseignants de Cambridge, syndiqués, bien payés et bien considérés (Teachers appreciation week est l’occasion pour les parents de montrer leur reconnaissance, loin des revendications acariâtres des parents d’élèves français) bénéficient d’une formation pédagogique continue spécifique et fréquente, axée sur la diversité culturelle. Le district s’intéresse en outre à l’approche Universal Design, inspirée du mouvement pour les droits des personnes handicapées. Exprimée d’abord dans l’architecture et le design des bâtiments publics, elle pose, en gros, la question « Pourquoi bâtir un escalier si l’on peut construire une rampe, que tout le monde peut utiliser ? ».
Prenant en compte les barrières, motrices, sensorielles cognitives et émotionnelles des usagers, elle repose sur l’idée que l’on peut enseigner à un même groupe, en permettant à chaque enfant d’exprimer ce qu’il sait, ce qui suppose un travail en classe différencié (par projets, ou petits groupes de niveaux, d’aptitude ou d’affinité), sur la base d’objectifs communs clairement énoncés.
Cette éthique de la diversité révèle ses vertus dans l’approche des enfants atteints de handicap et de difficultés d’apprentissages, telles l’autisme, le déficit attentionnel, ou la dyslexie (qui représentent 22,2% des élèves du cycle élémentaire du district). Des dispositions fédérales leur donnent un droit égal à une éducation gratuite et appropriée [4], et ils peuvent bénéficier d’un « plan individualisé d’éducation » (IEP) qui leur donne accès, sans frais directs pour les familles et dans les locaux de l’école si possible, à des « services d’éducation spécialisée ». Inscrits au budget des écoles publiques de Cambridge (environ 66 millions sur un budget total 202 millions de dollars…) ils se traduisent par la présence, dans l’école même, d’équipes de psychologues et d’orthophonistes et autres special educators qui interviennent auprès des élèves concernés pour renforcer leurs apprentissages par des méthodes adaptées, au cours de séances régulières (deux à trois fois par semaine) de travail individuel ou en petits groupes.
À Baldwin, environ un quart du personnel est affecté à ces tâches et les enfants et leurs parents développent avec eux des relations empreintes de respect et de gratitude. Les résultats, mesurés par des tests, suivis et discutés avec les familles, sont admirables. Certaines familles viennent parfois des villes avoisinantes, tout aussi riches, mais nettement moins ouvertes à cette diversité-là, pour bénéficier de ces services, dans une atmosphère non-stigmatisante qui exprime en substance, ce que la directrice affirme de façon plus générale, avec force : « kids get what they need and not everyone gets the same thing and that’s how it is [5] ».
La différence neurologique, loin d’être ignorée et donc, pénalisée, comme elle l’est en France, est pleinement reconnue et intégrée à la vie scolaire. Ce qui a pour avantage non seulement de rétablir une certaine égalité des usagers du service public de l’éducation mais également, de contribuer à l’éducation de tous, enfants et parents, sur le handicap et la diversité neurologique. On ne regarde plus de la même manière l’enfant autiste qui est devenu le camarade de classe de son enfant et dont on découvre les frasques subtiles, rapportées chaque jour à la maison, car cet « autre » n’est plus l’étranger qui trouble nos certitudes sur le cogito : il est devenu un ami et nous apprenons en sa présence à démystifier son « altérité ». La tolérance et l’acceptation d’autrui peuvent se construire à l’école publique lorsqu’elle s’en donne les moyens. Cette approche communautaire bienveillante n’est pas simplement plus juste, elle est également potentiellement plus performante, car les défis du futur exigeront des qualités de collaboration et de travail en équipe.
Alors que l’OCDE salue les progrès remarquables faits par les États-Unis pour réduire l’incidence des facteurs socio-économiques sur l’éducation (closing the equity gap), grâce notamment aux programmes fédéraux à destination des plus vulnérables, le niveau global des élèves mesuré par le test PISA, reste, rappelons-le, comparable et même très légèrement supérieur, aux résultats français. Sur fond de ces analyses comparatives, j’ai donc cherché à présenter, avec le « cas Baldwin » des arguments concrets montrant que l’égalité, qui reste l’horizon normatif des deux systèmes scolaires, peut passer par une conception ample de la diversité, non réduite à l’obsession identitaire ou religieuse, qui interroge, et tente de construire, non sans limites et fragilités, mais avec détermination, la philia, cette amitié civique si nécessaire à la démocratie.
L’auteur remercie Heidi Cook (directrice), Susan Tiersch (Family liaison) et John Rodrick (sous-directeur) pour leur disponibilité et les informations généreusement fournies.