Éducation

Menaces sur le pluralisme scientifique à l’Université : réponse à Thomas Perroud

Politiste

Dans une Opinion publiée le 25 juin par AOC, le juriste Thomas Perroud revenait sur la procédure de recrutement des enseignants-chercheurs par le Conseil National des Universités et les risques de censure ou de disparition de disciplines minoritaires. Arnault Skornicki, ancien membre du CNU en science politique, lui répond ici qu’il se trompe de cible.

Thomas Perroud a récemment livré dans les colonnes d’AOC une critique en règle du Conseil national des Université (CNU) au nom du nécessaire pluralisme de la recherche. Cette intervention a lieu dans un contexte politique particulier : un amendement parlementaire (finalement non adopté) a récemment mis en cause les missions de cette instance ; une déclaration de la CPU (Conférence des Présidents d’Université) a emboîté le pas de députés, s’alignant sur la volonté déclarée du candidat Emmanuel Macron de libérer les établissements de toute entrave dans la gestion de leurs personnels.

La première des missions du CNU (mais non l’unique) est de délivrer la « qualification » aux titulaires d’un doctorat qui en font la demande, c’est-à-dire de donner (ou non) une certification professionnelle les autorisant à candidater aux concours de maître·sse de conférences ou de professeur·e·s des Universités (les deux principaux corps statutaires de l’Université en France).

J’ai moi-même siégé comme membre élu de la Section 04 (Science Politique) du CNU entre 2015 et 2019. Cela ne fait nullement de moi un porte-parole de l’institution – qui ne m’a pas mandaté – ni son défenseur convaincu, tant un vrai débat apparaît indispensable sur son rôle, sa représentativité, et au-delà, sur les modalités de recrutement dans les établissements universitaires. Toutefois, loin de s’attacher à ses règles de désignation ou à son mode de fonctionnement, mon collègue vise « le principe même d’une instance nationale », accusée d’être la cause principale de l’éradication du pluralisme intellectuel dans trois disciplines (correspondant à cinq sections du CNU sur… 87, ce qui limite d’emblée la portée de la critique) : le droit, l’économie et la science politique. Je me concentrerai sur ces deux dernières, pour montrer que le lien de causalité entre centralisation et uniformisation intellectuelle n’y est pas clairement établi.

Commençons par le passage le plus étrange, qui donne comme preuve de l’uniformisation intellectuelle du CNU ce qui pourtant relève d’un authentique effort en faveur du pluralisme. La Section Science Politique (04) s’est dernièrement prononcée à l’unanimité en faveur une motion soutenant les enseignements et les profils de postes en histoire des idées politiques et en théorie politique. Ces dernières spécialités constituent en effet des sous-domaines minoritaires de notre discipline au sein de laquelle la sociologie politique, les politiques publiques et les relations internationales se déploient bien plus largement.

La motion, que Thomas Perroud cite intégralement, est curieusement portée par lui au débit de notre section. Si, par le passé, ces deux domaines ont vu leurs périmètres respectifs se réduire de manière préoccupante, rien ne dit que la faute en revienne d’abord aux sessions précédentes du CNU. Les raisons sont autres : faiblesse constitutive de ces domaines éclatés entre plusieurs disciplines (philosophie, lettres, droit, science politique…) ; rareté des espaces autonomes et transversaux de débats en France (revues, laboratoires, sociétés savantes…) ; « tournant sociologique » d’une partie de la science politique qui a dans un premier temps contribué à démonétiser ces domaines, par ailleurs longtemps restés l’écart des innovations étrangères.

En sciences économiques, l’agrégation est devenue une instance d’éviction des courants hétérodoxes du corps des Professeur d’Université.

Depuis une quinzaine d’années, toutefois, l’histoire des idées politiques s’est notablement renouvelée et ouverte aux sciences sociales comme au débat international. Quant à la théorie politique (qu’on pourrait définir comme une pratique de philosophie politique articulant étroitement réflexion théorique et terrains empiriques), celle-ci a engagé un dialogue étroit avec la sociologie, l’histoire, les études de genre, ou encore les études postcoloniales. C’est précisément ces évolutions positives qui ont été reconnue par l’ensemble des politistes du CNU, dans toute leur diversité, ainsi que la nécessité de rendre à ces domaines la place qui leur revient.

Toutefois la principale faiblesse de l’argumentaire concerne le rapport entre uniformisation intellectuelle et instance nationale de qualification. Il repose d’abord sur un implicite erroné : le CNU aurait une double capacité de recrutement et de profilage des postes, alors qu’il n’est qu’une instance de certification professionnelle. Les profils de postes restent de la seule responsabilité locale des établissements, de même que les recrutements (les Comités de Sélection étant composés à parité de membres internes et externes). La politique scientifique universitaire française reste, sous ce rapport, très largement décentralisée : c’était tout le sens de la motion susmentionnée de la Section de science politique que d’encourager les établissements au pluralisme. Celui-ci paraît en effet menacé, mais moins par la centralisation honnie que par des logiques d’hétéronomisation tendancielle de ce sous-champ académique (pour reprendre le cadre bourdieusien d’analyse mobilisé par mon collègue), notamment l’attraction de l’expertise publique et de l’agenda politique. L’argument de Thomas Perroud opère ainsi à fronts inversés.

Celui-ci ne vise pas que le CNU, mais également « l’agrégation de l’enseignement supérieur », voie spécifique (et centralisée) de recrutement d’une grande partie des Professeurs de droit, économie, gestion et science politique. Toutefois la cible principale reste le CNU, pourtant bien plus inoffensif puisqu’il ne dispose d’aucun pouvoir de recrutement. Or, concernant la science économique, l’uniformisation intellectuelle relative mais réelle – pointée à juste titre – semble d’abord imputable à l’agrégation, ou du moins ce qu’elle est devenue dans cette discipline : une instance d’éviction systématique des courants dits hétérodoxes du corps des Professeur d’Université.

Si la Section d’économie du CNU s’avérait dès lors peu pluraliste dans la délivrance de la qualification, c’est précisément parce que ce sont les mêmes Professeurs qui y siègent périodiquement, biaisant ainsi sa représentativité. Il convient donc de rétablir l’ordre des causes et des effets. À l’extinction du pluralisme dans cette Section, les économistes hétérodoxes de l’AFEP ont répondu par un appel à créer une nouvelle Section du CNU « Économie, société », non à faire disparaître la procédure de qualification.

L’argument de Jean Tirole (récipiendaire du prix de la Banque de Suède) pour y parer rejoint curieusement l’argument anticentralisateur de Thomas Perroud : « le consensus des universités autour du critère du classement des revues ». Or, dans une discipline souvent perméable aux grands intérêts économiques, cette hiérarchie internationale des revues apparaît comme le produit d’un rapport de forces qui tend à marginaliser les courants hétérodoxes et à ratifier un sens commun savant.

Un système décentralisé ne garantit pas à lui seul le pluralisme : des forces sociales plus redoutables qu’une instance nationale représentative peuvent en avoir raison.

Ce prétendu « consensus » apparaît donc dangereusement plus menaçant que n’importe quelle section du CNU ! Que les économistes hors mainstream désireux de faire carrière aux États-Unis soient contraints de migrer vers d’autres disciplines prouve justement l’éviction de tout pluralisme au sein leur discipline de provenance. Il apparaît donc évident qu’un système décentralisé ne garantit pas à lui seul le pluralisme : des forces sociales plus redoutables qu’une instance nationale représentative peuvent en avoir raison.

On accordera à Thomas Perroud que le CNU est une singularité française : est-ce pour autant une anomalie ? En défenseur du droit comparé, il esquisse une comparaison avec les États-Unis. L’exercice reste cependant délicat, car il s’agit d’une nation de tradition fédérale où les procédures de recrutement s’y déroulent bien différemment. Sur un immense marché académique national où universités privées et d’État sont aussi en concurrence, on n’y embauche pas des fonctionnaires à vie, et la sélection des candidat·e·s se fait au terme d’une procédure longue et complexe – et non pas d’une audition de trente minutes comme en France à laquelle les Comités de Sélection sont contraints en raison du manque de moyens pour traiter l’afflux croissant de candidatures. Le rôle du CNU, en comparaison, peut apparaître comme celui d’un garde-fou d’un marché français fragmenté par les réseaux locaux, transversaux et clientélaires. Le modèle états-unien ne semble pas aisément importable sous nos cieux.

Le système français apparaît donc beaucoup moins centralisé que ne l’entend Thomas Perroud C’est très largement au niveau local que se décident les politiques scientifiques d’établissement en France, et donc d’accès au métier d’enseignant·e-chercheur·e. Le CNU reste somme toute limité à un rôle de contrôle préalable de la qualité des dossiers pour éviter les abus locaux et clientélaires, et à un rôle d’alerte (par exemple à travers des motions).

Pour ce qui est de la science politique, sans rejouer la soutenance de thèse, la Section apprécie le respect de celle-ci des standards professionnels minimaux ; elle prend aussi en compte les activités d’enseignement, de publications et de participations à des manifestations scientifiques. Enfin, les rapporteur·e·s (deux par candidat·e) acquièrent une connaissance approfondie des dossiers puisque les travaux sont examinés dans le détail. Ce qui n’est hélas pas toujours le cas des Comités de Sélection pourtant chargés de recruter, pour les raisons indiquées plus haut.

Enfin, le lien de causalité entre liquidation du pluralisme et caractère national du CNU ne semble reposer que sur un préjugé anticentralisateur. Toute centralisation n’est pas synonyme de bureaucratie grise et niveleuse. Il ne viendrait à l’idée de quiconque d’affirmer qu’une institution élue au scrutin de liste à la représentation proportionnelle constitue une menace a priori sur le pluralisme. Le CNU n’est donc pas forcément ni uniquement une instance de normalisation intellectuelle : il peut être aussi le lieu de tensions, de compromis, de transactions. Le résultat n’est pas nécessairement satisfaisant et peut condenser des rapports de forces regrettables au lieu de les corriger. Le CNU est loin d’être irréprochable et certaines sections ont pu connaître d’inquiétantes dérives. Dès lors, il serait plus pertinent de pointer la part excessive de membres nommé·e·s par le ministère (un tiers), de soulever des propositions concrètes pour renforcer les mesures déontologiques contre les conflits d’intérêts, pour améliorer la représentativité de chaque discipline (pourquoi ne pas introduire du tirage au sort ?), pour créer de nouvelles sections (les disciplines évoluent et la science crée de nouveaux domaines), voire pour redéfinir le rôle du CNU (certification préalable ou contrôle ex post des recrutements?).

Dans un contexte de grave pénurie des postes et de fragilisation de l’Université, alors que la précarité a explosé parmi les jeunes chercheur·e·s, le débat public sur les modalités de recrutement est impératif. Encore faut-il désigner le bon adversaire. La fin de la qualification par le CNU n’irait pas nécessairement dans le sens du pluralisme et de la justice, mais sûrement dans celle de la prétendue « autonomie des universités », c’est-à-dire de la mainmise des équipes présidentielles sur la gestion de leurs personnels. Cette forme de « décentralisation » est tout le contraire de l’autonomie scientifique et de la collégialité académique, qui restent les meilleurs garants du pluralisme.

 


Arnault Skornicki

Politiste, Maître de Conférences en Science Politique à l'université Paris Nanterre et chercheur à l’ISP