Le pluralisme de la recherche et l’accès à l’enseignement supérieur
Le débat actuel sur le processus de qualification par le CNU (Conseil National des Universités) nous donne l’occasion de réfléchir à une question que pose cette procédure centralisée au regard du pluralisme, c’est-à-dire la diversité des champs de recherche et des approches de chaque discipline. Comme l’a montré Bourdieu dans Homo academicus, le milieu universitaire est bien le lieu de lutte de pouvoir, entre les disciplines et à l’intérieur de chaque discipline. Or, le système français d’accès à l’enseignement supérieur, étant centralisé, est particulièrement nocif pour la diversité et donc la vitalité de la recherche ainsi que pour l’éclosion de nouvelles approches.
La porte de l’enseignement supérieur en France – autrement dit l’accès aux statuts de maître de conférences et de professeur – est gardée par deux institutions centralisées : le CNU (divisé en sections représentant autant de disciplines) et, de façon minoritaire, l’agrégation (pour le droit, la science politique et les sciences de gestion, l’agrégation d’économie étant suspendue) qui permet de devenir, le cas échéant directement, professeur. Ces deux procédures gardent l’entrée des deux statuts stables qui forment l’université française : le statut de maître de conférences et de professeur, l’université française ayant fait le choix, regrettable à nos yeux, d’un système de double tenure, inconnu ailleurs, mais ceci n’est pas le sujet. Nous le disions plus haut, le choix d’un mode centralisé de sélection des universitaires peut avoir pour effet de censurer et de faire disparaître les modes de pensées, les recherches ou même les disciplines minoritaires.
Pour étayer cette affirmation, prenons quelques exemples dans les sections de science politique, d’économie et enfin en droit.
La section de science politique du Conseil national des universités a publié une motion adoptée à l’unanimité le 7 février 2019, qui reflète bien les conflits dans la discipline et la façon dont le CNU peut se faire l’auxiliaire de la prise de pouvoir de certaines écoles de pensée au détriment du pluralisme dans la production et la diffusion des connaissances.
« Motion sur le déclin de l’histoire des idées et de la théorie politique (février 2019). La section 04 du CNU s’inquiète vivement du déclin de l’histoire des idées et de la théorie politique dans notre discipline, attesté par le faible nombre de candidatures à la qualification MCF qui en relèvent : depuis 2012, cette proportion n’a jamais dépassé 18 % et, certaines années (2015, 2018), elle n’atteignait pas 10 %. Non seulement ces deux domaines sont les moins bien représentés de la science politique française, mais ils apparaissent désormais menacés de disparition en raison du manque d’opportunités de carrière et de la rareté des profils de postes mis au concours, ce qui entraîne un défaut d’encadrement des doctorant·e·s. Cette situation pèse gravement sur le dynamisme de la théorie politique et de l’histoire des idées en France au moment même où ces disciplines rayonnent au niveau international et connaissent un renouvellement majeur : théories de la démocratie et de la justice, contextualisme, histoire mondiale, études postcoloniales, études de genre et théorie féministe, histoire sociale des idées, sociologie des idées partisanes et militantes, etc. En conséquence, la section 04 appelle les établissements à développer la recherche et les enseignements en histoire des idées et théorie politique, essentiels dans la formation des étudiant·e·s. Elle les encourage également à profiler des postes de maître·sse de conférences et de professeur·e appropriés. »
Cette motion reflète en réalité les conflits d’écoles dans cette section et l’effet de la centralisation : la disparition complète d’un champ de recherche, florissant à l’étranger.
L’argument de Jean Tirole contre le pluralisme est le suivant : à partir du moment où le CNU adopte les critères d’excellence reconnus internationalement, la question du pluralisme est secondaire.
La science politique n’est pas la seule concernée. Le même type de conflit a déchiré et continue de déchirer l’économie. On se souvient de l’idée de créer une nouvelle section « Institutions, économie, territoire et société ». L’idée fut enterrée après de nombreuses interventions, en particulier une lettre de Jean Tirole à la Ministre de l’enseignement supérieur. L’argument de Jean Tirole contre le pluralisme est le suivant : à partir du moment où le CNU adopte les critères d’excellence reconnus internationalement, la question du pluralisme est secondaire. Or, ce raisonnement interroge à un double niveau. D’une part, une institution comme le CNU est impensable, par exemple dans un pays comme les États-Unis. La centralisation aux États-Unis est obtenue par le consensus des universités autour du critère du classement des revues. Mais, encore une fois, jamais une institution comme le CNU ne pourrait exister là-bas et rien n’empêche une université de vouloir se distinguer en se spécialisant dans un champ de recherche qui n’est encore pas reconnu ou qui n’a pas de reconnaissance dans les revues les mieux notées de la discipline. D’autre part, le statut de l’économie est tel aux États-Unis qu’ils sont partout et notamment dans les Law Schools.
Un juriste privatiste aux États-Unis sera très souvent un économiste qui sera recruté en fonction de ses publications dans des revues reconnues, mais justement d’autres revues que les revues d’économistes. Autrement dit, le pluralisme est obtenu aux États-Unis par la décentralisation du système et par un discours pluraliste des économistes qui enseignent dans les Law Schools, mais aussi dans les départements de philosophie ou d’histoire. L’économie est à ce point prestigieuse qu’elle est étudiée sous tous ces angles. Le pluralisme est donc présent aux États-Unis. L’histoire de l’économie est toujours aussi dynamique, tandis que l’économie politique est un champ en plein développement. On ne peut pas en dire autant pour la France…
Si la culture juridique française s’est bien repliée sur elle-même, il est fort à parier que l’absence de CNU ne changerait rien.
Enfin, le droit n’est pas exempt de telles luttes, aussi bien au CNU qu’à l’agrégation. La section de droit privé s’est, par exemple, illustrée jusqu’au début des années 2000, par l’élimination des thèses de droit comparé. Olivier Moréteau, maintenant parti aux États-Unis, avait lancé un appel au titre révélateur, « Ne tirez pas sur le comparatiste » (Dalloz 2005). Son cri d’alarme porte d’abord sur le repli de la culture juridique française en droit privé qui aboutit à des biais de sélection au CNU en défaveur des comparatistes. Si la culture juridique française s’est bien repliée sur elle-même, il est fort à parier que l’absence de CNU ne changerait rien. Mais au moins certaines universités pourraient décider de se spécialiser, ce qui n’est pas possible avec la barrière centralisée du CNU. La recherche en droit comparé du côté du droit privé est quasiment moribonde alors qu’elle était florissante dans les années 50.
Avec l’agrégation, les conflits de discipline sont exacerbés. Par exemple, l’agrégation de droit privé et de sciences criminelles a même inscrit la supériorité d’une discipline dans le choix des épreuves : après l’épreuve sur travaux, il y a en effet une épreuve commune à tous les candidats en droit civil, qui désavantage évidemment tous les non-civilistes, au premier chef les pénalistes mais pas seulement. Malgré l’importance du droit pénal dans notre société, c’est une matière dominée et ultra-minoritaire dans les facultés de droit. L’agrégation permet au droit civil de maintenir sa supériorité dans l’ensemble du champ du droit privé et des sciences criminelles.
On le voit, les modes d’accès à l’enseignement supérieur en France sont malades de la centralisation, qui ne parvient pas, dans bien des cas, à préserver les équilibres entre les disciplines. Nous manquons d’ambition en matière de pluralisme. Au repli des disciplines sur elles-mêmes, il faut promouvoir un système vivant, favorisant le débat des idées.