Vers une éthique du sauvetage
Entre 1961 et 1989, au moins 140 personnes sont mortes à la frontière entre Berlin Est et Berlin Ouest. En 2018 seulement, plus de 2260 migrants se sont noyés en Méditerranée. Des premiers on peut tout apprendre et aisément honorer la mémoire en passant quelques jours dans la capitale allemande. Il a fallu attendre mai 2018 pour que les noms des seconds soient publiés dans de grands journaux avec ceux des 34 361 personnes décédées en tentant de rejoindre l’Europe depuis 1993.
Si notre morale n’était qu’affaire de comptabilité – combien ici, combien là – la mise en parallèle de ces chiffres nous tendrait une image monstrueuse. Si elle n’était qu’une affaire de contexte – on ne peut pas comparer ce qui n’est pas comparable, les situations sont toujours si complexes –, on ne pourrait pas s’étonner face à la disproportion flagrante des perceptions et des réactions vis-à-vis de ces morts aux frontières qui n’auraient donc rien à voir.
Les premiers tentaient de s’échapper, quoi de plus injuste qu’une séquestration ; les seconds tentent d’entrer, quoi de plus normal qu’une frontière gardée. Les premiers sont les victimes d’un gouvernement tyrannique qui tentait par tous les moyens d’enfermer son peuple ; les seconds, tour à tour ont mérité leur sort, sont les victimes consentantes d’une série de malchances ou de passeurs sans scrupules, ou constituent le prix à payer pour dissuader d’autres de venir.
Existe-t-il un devoir de secourir et, si c’est le cas, quelle est son étendue et comment peut-on le justifier ?
Que l’opinion publique puisse percevoir l’évidence de l’injustice du sort des premiers et non des seconds doit nous interroger. La force des idéologies, leur puissance de transformation de nos intuitions morales, de notre perception de la réalité, du sens des concepts que nous mobilisons, et de notre jugement politique doit nous convaincre de la nécessité d’analyser les faits et les valeurs en jeu dans les questions migratoires, d’assembler les enquêtes empiriques et normatives. « À aucun moment de l’histoire moderne, un aussi grand nombre d’hommes, tant à l’Est qu’à l’Ouest, n’ont vu leurs idées et même leur existence profondément bouleversées et, dans certains cas, brisées par des doctrines sociales et politiques défendues avec fanatisme », écrivait l’historien des idées Isaiah Berlin en pleine guerre froide [1]. Autant faut-il être prudent quant à comparer des « fanatismes » qui ne se ressemblent pas, autant les morts du rideau de fer, comme ceux de la Méditerranée, donnent globalement raison à Berlin.
Passée l’évocation de ce contexte dramatique désormais bien connu, je souhaite poser une question simple : existe-t-il un devoir de secourir et, si c’est le cas, quelle est son étendue et comment peut-on le justifier ? Autrement dit, si nous sommes d’accord factuellement sur l’existence de morts causés par la traversée des frontières, comment penser la responsabilité de les éviter ? Mon propos n’est pas juridique (quelles lois encadrent ou permettent un devoir de secourir, en mer ou en montagne notamment ?), mais normatif (pourquoi faudrait-il secourir ?) et conceptuel (quel est le sens de la responsabilité vis-à-vis de vies que l’on pourrait sauver ?).
L’affaire de l’arrestation de Carola Rackete est particulièrement intéressante. Rackete, à la tête du navire humanitaire Sea Watch 3 avec à son bord 42 migrants, a été arrêtée le 29 juin 2019 pour avoir accosté sans autorisation à Lampedusa. Elle a forcé le barrage de la police italienne, qui voulait l’empêcher à tout prix de voir débarquer ces migrants venus de Libye. Elle est accusée de résistance violente envers un navire de guerre – fait dont elle s’est excusée –, et d’obstruction à la force publique, arguant d’une situation d’urgence médicale. Elle est libérée le 2 juillet, les deux motifs ayant été invalidés : il ne s’agissait pas d’un navire de guerre, et l’obstruction était justifiée car des vies étaient en jeu. Une enquête est toujours en cours pour déterminer si son action est qualifiable d’aide à l’immigration clandestine.
Rackete a par ailleurs été copieusement insultée à son arrivée dans le port, et Matteo Salvini l’a traitée d’« emmerdeuse », de « criminelle », et de « pauvre femme qui a seulement essayé de tuer cinq militaires italiens ». Si des mouvements de soutien se sont faits jour à travers l’Europe – levées de fonds, médaille Grand Vermeil de la ville de Paris, etc. –, l’Aquarius, l’année dernière, avait connu en France une opinion publique majoritairement hostile à son débarquement. Et dans les montagnes autour de Vintimille, les actions de solidarité, de Cédric Herrou parmi d’autres, ont été et sont toujours criminalisées.
Je souhaiterais commencer par mettre en parallèle ces différentes affaires avec le drame survenu en juin 2019 aux Sables-d’Olonne. Trois sauveteurs-bénévoles ont trouvé la mort dans une tempête alors qu’ils tentaient de venir en aide à un bateau de pêche dont le capitaine avait disparu. L’émotion fut nationale, Emmanuel Macron les a faits chevaliers de la Légion d’honneur, ainsi que les quatre sauveteurs rescapés. « C’est toute la nation qui reconnaît leur mérite exceptionnel. C’est toute la nation qui s’incline devant la douleur digne de leur famille. […] Aujourd’hui, la nation pleure trois de ses enfants morts en héros. […] À travers ces légions d’honneur, c’est aussi toute une famille que la France souhaite honorer. La famille des sauveteurs en mer », a déclaré le chef de l’État.
Ces événements tragiques recoupent des réalités très différentes, mais ils partagent des traits pertinents pour réfléchir aux enjeux d’une éthique du sauvetage. On peut poser un certain nombre de questions pour mieux cerner ce qui différencie ces situations. La question de la cause directe de la mort : est-ce une pure malchance, comme une tempête, ou une faute humaine identifiable qui a causé la mort ? La question de la rationalité de l’action – était-il raisonnable de prendre la mer ? – et de sa légalité : était-il légal de prendre la mer ? La question de la relation politique aux victimes et aux sauveteurs : la nationalité des victimes est-elle pertinente pour déterminer la valeur de l’action de sauvetage ? La question de l’identification aux victimes et aux sauveteurs : jusqu’à quel point aurais-je pu me retrouver dans cette situation ? La question des conséquences : faut-il continuer à intervenir quand cela peut sembler encourager certains à prendre des risques ?
Les différentes réponses qu’on apportera détermineront un raisonnement moral à même de justifier ou non l’action des sauveteurs, et de déterminer si elle fût bonne ou mauvaise, juste ou injuste, glorieuse ou pathétique. Une action relativement similaire – sauver des personnes en détresse – suscite mépris, insultes, et procès d’un côté ; reconnaissance nationale, émotion collective de soutien de l’autre. Cependant, une ligne argumentative qui tenterait de distinguer radicalement ces situations ferait fausse route, et je crains pourtant que ce soit celle qui prévaut.
Quelles en sont les intuitions ? Les migrants ont eu la malchance de chavirer mais ils ont volontairement pris la mer pour atteindre des frontières qu’ils savaient illégales d’approcher ; Rackete connaît la tendance européenne à la criminalisation des ONG, de plus en plus considérées comme des passeurs faisant du profit réel et symbolique sur le dos des migrants ; les forces italiennes n’ont fait qu’appliquer la loi ; si l’on continue de sauver les migrants en mer, d’autres continueront à venir et à risquer leur vie tout en donnant de l’argent à des passeurs, on les aura pourtant prévenus… En revanche, les sauveteurs français ont répondu à l’appel du devoir légal et légitime ; ils ont été courageux, connaissant la situation météorologique défavorable ; le marin-pêcheur en détresse a sans doute été surpris par la tempête ; risquer sa vie pour sauver des compatriotes est un acte ultime de bravoure ; périr en sauvant est le sacrifice le plus grandiose, périr sans parvenir à sauver est le sacrifice le plus tragique.
Sur quels arguments reposent ces intuitions ? (1) La raison d’État peut justifier la mort : le contrôle des frontières, le maintien de signaux négatifs à l’encontre de futurs migrants, le refus d’accueillir, la lutte contre les passeurs, ce sont là des raisons suffisantes qui ont priorité sur la survie de quelques-uns. (2) Les étrangers n’ont pas le même statut moral, ou ne suscitent pas la même empathie, que des compatriotes. (3) Lorsque le sauvetage se fait au nom d’un collectif (ONG), le bénéfice symbolique peut entacher le désintéressement professé par les sauveteurs. (4) Si les victimes prennent des risques en s’engageant dans des pratiques illégales, qui in fine causent leur mort, elles sont responsables de leur sort. (5) La légalité a le dernier mot. D’autres critères comme la proportionnalité, la cohérence et la valeur des raisons d’agir, n’ont pas voix au chapitre.
S’il n’y que des droits clairement établis, qui ne souffrent pas des situations d’exception – désobéir par exemple, au nom de normes jugées supérieures au droit –, il n’y a pas d’humanité.
Pourtant, un tout autre argumentaire est possible en fonction de valeurs auxquels nous tenons fermement : les démocraties européennes doivent développer et défendre une éthique du sauvetage, c’est-à-dire une obligation de sauver les personnes en détresse, indépendamment des causes de cette détresse et du statut des personnes. Cela ne les épargne en rien de leurs devoirs de respecter le droit d’asile, de faire appliquer le droit de la mer, de garantir le respect et la protection des droits humains, et plus généralement de prévenir les injustices qu’elles jugeraient intolérables envers leurs citoyens sur le territoire national.
Autrement dit, une éthique du sauvetage ne vient pas remplacer les devoirs juridico-politiques des États. La justice et l’humanité doivent se compléter. S’il n’y a qu’une éthique du sauvetage, sans devoirs garantis par le droit, il n’y a pas de justice, mais une gestion perpétuelle de l’urgence. S’il n’y que des droits clairement établis, qui ne souffrent pas des situations d’exception où il faut agir en amont de changements structurels – désobéir par exemple, au nom de normes jugées supérieures au droit –, il n’y a pas d’humanité.
Comme l’hospitalité, la fraternité ou la solidarité, cette éthique vient formuler une obligation d’agir dans une situation d’incertitude où la responsabilité est diffuse – personne n’est clairement identifié comme responsable –, et où l’urgence et la vulnérabilité formulent un appel auquel il faut répondre. Une éthique du sauvetage vise à la décriminalisation des actions de sauvetage, à la revalorisation morale de ces actions, et à leur encouragement matériel et symbolique dans des conditions raisonnables de sécurité. Elle est relative à un contexte d’urgence et de détresse, c’est-à-dire aux besoins et aux intérêts fondamentaux des personnes. Ainsi, le statut juridique (national ou étranger), et la motivation des migrants, du marin-pêcheur, des sauveteurs bénévoles, des personnes qui accueillent, des capitaines de bateau, n’ont pas d’importance morale : seule la protection des besoins vitaux et des intérêts fondamentaux compte pour déterminer la légitimité de l’action de sauvetage.
De la même façon qu’un médecin soigne aussi bien les coupables que les victimes, ceux qui se sont blessés eux-mêmes et ceux qui ont été attaqués, ceux qui ont mal calculé les risques et ceux qui ont été au mauvais endroit au mauvais moment, le sauvetage doit être imperméable au jugement. D’une part parce que rien n’indique que ce jugement sera juste : déterminer si un migrant qui se noie en pleine mer est là par malchance, par inconscience, ou par injustice, m’apparaît analytiquement impossible[2]. D’autre part, parce que personne ne mérite une mort que l’on peut éviter : on peut se sentir ni responsable ni coupable de la mort d’autrui, à moins d’avoir été en situation concrète de l’éviter. Être responsable, voire coupable, signifie commettre une injustice active : par mes actions ou mes paroles, j’ai causé un tort, jusqu’à la mort. Laisser souffrir, et même mourir, alors qu’il m’était possible de faire quelque chose, sans risque inconsidéré pour moi-même, est une injustice passive. Dans certaines conditions et dans certains pays, il s’agit d’un délit pénal (non-assistance à personne en danger, omission de porter secours à personne en péril). Par mon inaction, j’ai causé la mort.
La distinction et la possible hiérarchisation de la gravité entre tuer et laisser mourir, causer la mort par une action ou par une inaction, ont suscité une grande littérature en philosophie morale. Il est souvent difficile de marquer empiriquement la distinction, et je ne souhaite ni m’engager dans cette discussion, ni pour autant laisser l’indistinction permettre d’affirmer que les États européens tuent activement des migrants. Le problème dans notre situation est le suivant : même si l’on estime que les États ne sont pas responsables, qu’ils n’ont rien à voir ni avec la dangerosité des routes migratoires ni avec les causes qui poussent des individus à fuir – autrement dit qu’ils ne sont pas activement injustes dans le contrôle des frontières –, ils sont d’une part passivement injustes en n’aidant pas concrètement les migrants en détresse, et d’autre part activement injustes en criminalisant ceux qui tentent de le faire.
Dans chacun des cas, ils sont injustes. Tous les arguments raisonnables que l’on peut trouver pour justifier le contrôle des frontières en démocratie, pouvant causer une dangerosité accrue des routes migratoires, ne permettront jamais de justifier les morts causés par la criminalisation du sauvetage.
À moins de considérer la vie de certains individus comme négligeables, c’est-à-dire de renier les droits de l’homme, la dignité, l’égalité, et la liberté des personnes, même le plus cynique tenant de la raison d’État ne pourra justifier que l’on force quiconque à être injuste et immoral en n’accomplissant pas un sauvetage. Criminaliser le sauvetage rejoint, à la lettre, ce qu’Hannah Arendt disait à propos de la banalité du mal : il s’agit là de faire perdre au mal « cet attribut par lequel les gens le reconnaissent généralement – l’attribut de la tentation » [3], autrement dit encourager chez les citoyens le renoncement à la moralité la plus ordinaire, la plus évidente, qui nous fait agir face au risque imminent et évitable de la mort de quelqu’un.
Admettons maintenant que l’État laisse faire, sommes-nous tous individuellement responsables ? Une éthique du sauvetage conséquente ne devrait-elle pas imposer à chacun l’obligation de faire quelque chose ? J’ai analysé ailleurs un problème similaire à propos de l’accueil chez soi : si l’on reconnaît que l’hospitalité est un devoir, chacun ne devrait-il pas ouvrir sa maison ? Je tentais de montrer d’une part que la nature du devoir d’hospitalité était généralement mal comprise, recouvrant en réalité une somme de gestes bien plus divers que l’accueil domestique, d’autre part que l’hospitalité était une obligation collective imparfaite : « elle ne concerne pas un individu face à un autre individu, mais elle se pratique dans un contexte collectif où chaque agent (l’État compris) doit prendre sa part. Il ne s’agit pas de donner (ou héberger) autant que possible, mais autant qu’il serait nécessaire si tout le monde participait. Elle demeure une obligation mais elle n’est pas aussi exigeante qu’on pourrait l’imaginer en suivant une logique utilitariste simple [accueillir autant qu’il est possible]. L’action qui dépasse ce seuil minimal peut être considérée comme surérogatoire, relative à la vertu et aux doctrines compréhensives de chacun. »[4]
C’est en notre nom à tous que l’État manque à ses devoirs, c’est de nos inactions, de nos silences et de nos votes que des personnes meurent
Dit simplement, l’éthique du sauvetage n’appelle pas tout un chacun à sauter dans la première barque. Tout d’abord, je l’évoquais, il faut éviter de prendre des risques inconsidérés ; on ne s’improvise pas navigateur·trice. Ensuite, une action de sauvetage n’est pas exempte de justification ou d’explication après coup – encore une fois, l’urgence précède le devoir de justification –, notamment dans un contexte où le combat contre les passeurs sans scrupules, qui participent objectivement à la mise en danger des migrants, est essentiel. Enfin, il faut travailler à institutionnaliser ce genre d’obligation, pour la rendre plus précise, moins propice à l’arbitraire, l’incertitude, la dilution de la responsabilité, donc l’injustice et la malchance de l’aide en situation d’urgence[5].
Institutionnaliser peut signifier professionnaliser le sauvetage ; c’est exactement ce que font les ONG que l’on empêche d’agir. De manière plus ambitieuse, pratiquer une politique coordonnée, efficace, et équitablement répartie de sauvetage – l’opération Mare Nostrum, en 2013, a semblé être un bon début avant d’être stoppée en 2014. Institutionnaliser cette obligation signifie enfin percevoir sa dimension collective : c’est en notre nom à tous que l’État manque à ses devoirs, c’est de nos inactions, de nos silences et de nos votes que des personnes meurent.
Persiste cependant une objection fondamentale à l’ensemble de cet argumentaire : il pourrait y avoir un effet pervers à sauver des migrants en mer, car on ferait perdurer l’urgence, alors qu’il faut s’attaquer aux causes. Il s’agit là du paradoxe de l’action humanitaire en général : on perpétue des situations d’injustice structurelle en n’agissant que sur leurs conséquences immédiates ; on abandonne petit à petit l’ambition de faire davantage que de soulager une détresse urgente en laissant se routiniser ce qui devait être une action ponctuelle ; on légitime des politiques iniques en les faisant fonctionner malgré elles. Ici, secourir des migrants en mer permet de rendre invisibles et d’atténuer les risques causés par les durcissements des contrôles des frontières, et ainsi de découpler leur justification possiblement acceptable de leurs conséquences inacceptables. Le travail humanitaire peut ainsi n’être que l’autre face d’une même médaille de la gouvernementalité nécropolitique des migrants et de la frontiérisation du monde.
Je formulerais deux réponses. D’une part, l’éthique du sauvetage est une réponse immédiate, qui n’est pas incompatible avec des actions de long terme, mais qui doit avoir lieu ici et maintenant. C’est un premier geste, et non le fin mot d’une politique migratoire. D’autre part, l’éthique est inséparable de la politique, c’est-à-dire d’actions collectives de soutien, de publicisation des problèmes, de construction de cadrages différents, etc.
Mon propos n’est aucunement de réduire les questions migratoires à une réflexion éthique, mais de problématiser les cadres normatifs et les concepts moraux mobilisés dans une situation. L’affaire Rackete montre précisément qu’une action humanitaire a vocation à résonner politiquement, c’est-à-dire à interpeller, critiquer, mobiliser, afin de n’être qu’une étape d’une politisation plus large.