Société

Contre le populisme, la Présence

Directeur du Théâtre de la Bastille

Dans un monde menacé par l’empire des visibilités et les mensonges populistes, le théâtre peut fournir un remède inattendu. C’est en effet le lieu où se pense, se réalise l’expérience de la Présence, nécessaire à la création d’une relation non marchande échappant à toute technique, rare îlot d’indépendance devant les pressions consuméristes. L’enjeu n’est pas mince puisque ce qui se joue ici, c’est la liberté. Liberté de penser et de sentir, liberté de se reconstituer autre, liberté d’accéder à une identité narrative.

Lorsque Tadeusz Kantor répondait au président Jaruzelski qui lui demandait à quoi pouvait bien servir son théâtre, « à rien, Monsieur le Président, comme l’amour ! », il dévoilait avec ironie l’objet d’une profonde méditation.

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Le théâtre et l’amour ont plusieurs points de rencontre dont le majeur et le plus secret serait à mes yeux la concordance de la Présence et de la disparition. Mais il en est un autre que je crois nécessaire au premier que je nomme le récit. L’hypothèse, dont je ne prétends pas faire une vérité, consiste à postuler que l’amour est indissociable du récit de l’amour, non pas du dire de son émotion, mais surtout du récit, (de la fiction), par lequel le « Je » amoureux tente de construire l’autre dans sa complétude. C’est une expérience tragique bien sûr, puisque cet effort creuse l’écart qui me sépare de celle (ou de celui) que j’aime : l’élan vers la connaissance de l’autre me dit d’abord et continument ce qui m’en sépare.

La puissance du désir s’acte dans cet éloignement qui se tient pourtant au plus proche. L’amour constitue l’autre comme un personnage réfractaire à toute possession. Il arrive que l’aimé(e) dont le corps est si proche, soudain s’absente : ce moment de disparition est le moment de la Présence. Il, elle, n’est plus là, mais il se présente à une vastitude autre qui, en m’échappant, la révèle comme une épiphanie. L’amour comme interprétation de l’autre ?

De cette étrange expérience qui fait de la Présence le moment fugitif de la disparition, je ne sais si du théâtre ou de l’amour, je me dois de la reconnaître. Lorsque l’acteur entre en scène à visage découvert, il porte le personnage qu’il a pour mission d’incarner, du moins, le croit-on. (Je dis à visage découvert, car je résiste à parler de personnage tant que l’acteur, comme dans le théâtre grec, avance couvert de son masque. Persona en latin signifie masque. Ainsi, un acteur qui s’avance masqué ne serait donc… personne. La personne telle que nous l’entendons depuis l’ère chrétienne, la personne morale, serait ainsi le sujet démasqué ?)

Ce que je cherche à désigner ici, ce n’est pas le corps présent de l’acteur ni cet autre du spectateur, mais la façon dont le premier s’écarte de ce qu’il incarne et comment le second a perdu sa place.

Mais qu’est-ce qu’un personnage, du moins dans sa longue tradition littéraire, de Shakespeare à aujourd’hui, si ce n’est une virtualité langagière? Sa langue attend un corps, ce sera l’acteur. On dit alors qu’il va l’incarner, lui donner chair, offrir un corps à cette virtualité. Mais il peut soit l’étouffer en l’enfermant dans une hypothèse trop étroite, soit s’y abandonner : alors il n’imite pas, il se dissocie ; sa technique est derrière lui : il jaillit de la nuit et révèle la Présence. Cela suppose une bien étrange opération puisque cette Présence n’est pas un simple être là, au mieux, un presque là. Parce que l’incarnation est un écart, la création d’un vide entre soi et ce qu’on veut incarner, l’acteur « n’éprouve ce qu’il joue qu’en tant qu’il incarne l’abandon de son corps » (Marie-José Mondzain, Le Commerce des regards). Lorsque l’acteur abandonne son corps au personnage, quelque chose de lui-sujet a fondu et de ce noir jaillit sa Présence.

Mais pour parler ainsi, encore faut-il que quelqu’un voie. Présence soit, mais Présence à qui ? Pour ces moments de théâtre qui sont des moments d’exception, devant cet acteur « de plein vol », encore faut-il qu’un spectateur soit voyant. Que voit-il ce spectateur quand il regarde, qu’ignore-t-il de ce qu’il voit dans ce moment où quelque chose de sa civilité s’est absentée ? Je ne sais pas, si ce n’est qu’il retient son souffle, qu’il disparaît à son tour, et que seule sa méditation cherchant à nommer son émotion, lui rendra son expérience. Ses mots après coup, hésitants sans doute, feront de son émotion une expérience mémorable par le récit qu’il s’en donne.

C’est pourquoi il n’y aurait de Présence réelle qu’à la confronter à son invisibilité. Car ce que je cherche à désigner ici, ce n’est pas le corps présent de l’acteur ni cet autre du spectateur, mais la façon dont le premier s’écarte de ce qu’il incarne et comment le second a perdu sa place. « On ne veut pas voir quand on a peur de perdre sa place » disait profondément Jean-Luc Godard. De même qu’on ne peut aimer réellement qu’en y perdant sa place…

Mais sans doute voudrez-vous que je donne un exemple pour échapper à ce que ce discours a de trop abstrait, même si c’est assez vain puisque peu auront vu le spectacle aujourd’hui ancien auquel je vais me référer. Tentons le néanmoins ! Il y a longtemps, Claude Degliame a interprété Phèdre, seule en scène. Elle donnait tout le texte ! Eh bien, j’ai vu Thésée pour la première fois et vécu la mort d’Hippolyte comme jamais. Qu’ai-je vu ? La Présence irreprésentable comme l’apparition du possible. Seule en scène, jouant tous les personnages, Degliame donnait chair de l’intérieur du dire ; en grand écart, elle offrait et la vibration du texte et cette tension vertigineuse liée à l’effroi de l’excès.

Ou encore, lorsque André Marcon jouait le premier monologue de Valère Novarina, à l’avant scène, de sa main, il lançait le texte devant lui, tel un semeur. Autrement encore, c’est l’art des TG Stan que de tenir à distance le jeu avec humour et de ne jamais contraindre le spectateur à « y croire ». Il y a une réelle jubilation à suivre ce léger flottement qui entraîne l’émotion. La Présence devient ainsi la perception (très concrète) d’un vide que l’interprète habite en le désignant. C’est l’offrande du partage. « On ne partage pas du visible sans construire le lieu invisible du partage lui-même » (Marie-José Mondzain).

Nous pensons bien sûr au paradoxe sur le comédien de Diderot. Mais je voudrais suggérer que ce paradoxe et cette énigme du théâtre s’apparentent à une érotique singulière. Érotique en ce que la carnation trouble le désir même qui cesse de se suffire de sa possible satisfaction pour élargir le champs du désirable et créer le chemin d’une inaltérable altérité. Or, qu’est-ce que l’amour si ce n’est ce désir d’autre que l’amour me rendra inappropriable. L’acteur, par sa mystérieuse Présence – il n’en est pas maître si ce n’est qu’il a accepté d’y abandonner son corps – se tient au plus proche d’un personnage qu’il ne peut embrasser sans l’étouffer. Le paradoxe se soutient de cet abandon : la question n’est pas qu’il joue à être un autre, la beauté est qu’à cet autre il s’abandonne (il y perd sa place) en fondant dans le texte. Le corps et le texte sont tels l’image et le dire, offerts à la pensée.

 Nous comprenons alors comment la réelle Présence exclut du côté de l’acteur toute imitation, comme du côté du spectateur rien n’advient par adhésion. On peut regarder en adhérant, mais non pas voir si l’on m’accorde que l’imaginaire tient une distance que l’adhésion exclut. Il ne s’agit pas de croire : la Présence est une exigence de pensée, qui pour chacun, nous renvoie à notre propre récit. L’acteur dans sa plénitude, l’acteur volant, fait voir ; il crée les voyants. Il s’agit donc d’« un acte à la fois philosophique et politique puisqu’il construit le regard d’un sujet parlant dans l’espace où il rentre en relation avec d’autres sujets parlants » écrit encore Marie-José Mondzain à qui j’emprunte cette phrase qu’elle ne destine pas, à ce moment du texte, au théâtre. Reste que dans ce moment de grâce que je nomme Présence se dit en effet un acte à multiple dimensions : érotique, philosophique et politique.

Il faudrait s’arrêter longuement sur la question politique avant que vous me disiez que j’invente, que toute cette idée de Présence n’est que fabulation, et d’ailleurs : bien sûr que j’invente, je l’invente en l’écrivant, comme l’amour, je l’invente en m’y livrant ! Cependant, je m’obstine en me rapprochant du politique, puisque après tout, ne sommes-nous pas là devant deux aventures qui se jouent de la disparition de l’ego au profit de l’accès incertain à un monde autre. L’émotion liée à la Présence est fondamentalement la création d’une relation non marchande échappant à toute technique, rare îlot d’indépendance devant les pressions consuméristes. L’enjeu n’est pas mince puisque ce qui se joue ici, c’est la liberté. Liberté de penser et de sentir, liberté de se reconstituer autre, liberté d’accéder à une identité narrative, comme le dit Ricœur, ipse et non ego.

Deux dimensions encore font du théâtre qui tente cet accomplissement un acte politique : le partage et l’interprétation. L’actualité politique ici est anecdotique : l’art n’est pas un journalisme. Ce n’est pas le sujet qui fait du théâtre un acte politique, mais bien davantage la façon dont il organise la pluralité du sens et ouvre à la vérité un champ de possibles qu’aucun dogmatisme ne saurait figer. Dans un monde menacé par l’empire des visibilités et les mensonges populistes, la nécessité de l’interprétation soutenue par la rigueur de ses hypothèses sollicite un courage commun. L’acteur qui interprète ouvre le sens, à tout moment, il choisit sans exclure, il prend le risque de s’y perdre. Ce courage convoque la liberté d’être libre. Le théâtre peut en être l’expérience.

Il faudra y revenir.

 


Jean-Marie Hordé

Directeur du Théâtre de la Bastille, Paris

Mots-clés

Populisme