Théâtre

Dans les plis du théâtre, la politique

Directeur du Théâtre de la Bastille

Là où le journaliste s’attache à rendre compte au plus près de ce qu’il voit, l’artiste cherche la « brèche » par laquelle le réel parle autrement, il ne manifeste aucune indifférence mais se met à distance. Le théâtre crée des situations pour construire des « relations » entre les gens, ces relations qui sont le principal sujet du théâtre, autrement dit : ne pas réduire l’Homme à être une fonction dans un système.

Cela résulterait d’une honnête indignation devant les multiples désastres du monde, guerres atroces, mer peuplée de morts, atteintes au climat, atteintes au corps de l’autre, ce désir qui traverse bien des consciences de contester en témoignant. Le théâtre se sent appelé; il lui semble que de son témoignage, sa légitimité dépend.

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Il lui faut rendre compte non seulement de la réalité mais de son horreur. Chacun est envahi par les images du monde, la conscience morale étouffe et hurle son manque à respirer. Être contemporain revient ainsi à ne rien omettre de l’actualité ; les dernières nouvelles deviennent le matériau légitime de la création. Ainsi se dirait la présence politique du théâtre, l’affirmation de sa lucidité, de sa participation à la légitime révolte des indignés, ainsi se détacherait-il de la futilité d’innocentes histoires. L’intensité de l’oeuvre, l’exigence de l’art ne risquent-t-elles pas de se perdre dans l’affolement du présent ?

Heiner Müller rappelle que « l’élément du théâtre, c’est la métaphore[1] ». Or, la métaphore plie la langue et effectue un transport singulier d’un mot ou d’une expression à l’autre dans une extension inattendue du sens où le deuxième terme tient sa validité, sa rigueur, de la mémoire qu’il garde du premier. Aucune gratuité ici, mais une pensée qui se déploie en se déplaçant. « La réalité, dit encore Heiner Müller, ne m’intéresse pas tellement sauf quand elle fait l’objet d’un traitement, c’est le traitement de la réalité qui m’intéresse, pas la réalité elle-même. »

Autrement dit, la réalité doit être pensée pour devenir un objet d’art. Tandis que le journaliste s’attache à rendre compte au plus près de ce qu’il voit, l’artiste cherche la « brèche » par laquelle le réel parle autrement, il ne manifeste aucune indifférence mais se met à distance. Le théâtre crée des situations pour construire des « relations » entre les gens, ces relations qui sont le principal sujet du théâtre, autrement dit : ne pas réduire l’Homme à être une fonction dans un système.

Et si le théâtre n’est pas un art de l’actualité, c’est, dit toujours Müller, « qu’il arrive toujours trop tard », mais aussi parce que « dans l’histoire, ce qui est mort n’est pas mort » : « le dialogue avec les morts n’a pas le droit de se rompre tant qu’il ne restitue pas la part d’avenir qui a été enterrée avec eux. » La part d’avenir, les morts… double distance!

Au sens simple de « la » politique, il n’y a pas de politique au théâtre, mais subsiste sans doute la possibilité de faire politiquement du théâtre. Aucun artiste ne s’avance avec la décision de déplaire (sauf à en faire la ruse de l’ultime séduction), aucun ne savoure par avance la désertion de la moitié de la salle, mais il prend un autre risque : celui de rendre aux spectateurs assemblés leur solitude, c’est à dire la singularité de leur regard, ce par quoi le regard voit.

Le théâtre pourrait avoir la fonction politique de s’extraire de l’immédiateté pour retrouver une parole à distance dont l’agencement peut être transpercé.

Regarder et voir ne sont pas équivalents. Voir, c’est interpréter ce que je regarde et transpercer le visible. L’œuvre adresse à la salle cette invitation ou la lui retire. Là, se partage un premier geste politique. Constituer la salle en assemblée, c’est préserver un écart entre chaque spectateur, lui attribuer la liberté de sa perception et de son imaginaire, de son interprétation et de son dialogue.

Il en est de riches et de moins riches, c’est un risque à prendre. Mais entre des spectacles qui tendent à massifier le public, à l’unifier, et ceux qui laissent la place à la séparation, un geste ou une métaphore, une expérience politique s’inaugure. Et cela ne résulte pas du sujet, mais des relations complexes que le spectacle narre, des brèches et des vides qu’il rend perceptibles à qui veut voir, à qui veut se déplacer. Le réel n’est pas un donné, il se déploie par la pensée. La relation unit du séparé. Elle est l’invisible de ce qui est à voir.

L’assemblée est ici la métaphore du rapport démocratique entre l’oeuvre et les spectateurs. On me dira que c’est adopter une posture élitiste puisque l’oeuvre qui s’ouvre à l’assemblée se lit au cœur d’une complexité (relative). Mais Brecht, déjà, répondait : « le peuple ne veut pas être popularisé. » Ce en quoi ce reproche imbécile est lassant !

« L’art a affaire à l’impossible » (Heiner Müller). Le mot pourrait être décourageant, à l’impossible, nul n’est tenu, n’est-ce pas ! Mais il y a des impossibles tout proches de nous, des insaisissables vers lesquels nous tendons des mains insatiables. Aristote approchait la responsabilité politique par sa capacité plus ou moins avérée à maintenir des relations d’amitié entre les citoyens sans ignorer que  le rapport démocratique se soutient du désaccord. Ce qui revient possiblement à évoquer la question du sensible et de l’affect, l’amitié n’étant jamais de pure raison.

Or, si la question de la politique dans son actualité n’est pas une question pour le théâtre, c’est aussi parce que la politique a cessé d’interroger la sensibilité comme question politique. Le sensible a été évacué du politique, absorbé par l’économie. Donc, la politique s’en détourne. Cette politique n’est plus une question pour le théâtre parce que s’il est bien une question au théâtre, c’est de reconstituer le sensible comme question politique.

Cela exige un biais, une diagonale, un détour, une sortie de « l’empire des visibilités », de l’envahissement du pré-perçu. D’où la métaphore comme élément du théâtre, c’est à dire l’élaboration d’un langage qui ne soit pas communicationnel.

Le pli que j’évoque est alors la niche des impuretés, car un monde épuré est un monde désert: « l’impureté est la fonction humaine de l’art » (Heiner Müller). Il ne s’agit pas de juger, mais d’éprouver, d’inventer la langue qui sera celle du partage du sensible, de la création d’un commun ébranlé. D’ailleurs, « l’artiste n’est pas quelqu’un qui transcrit le monde ; il est son rival » (André Malraux).

D’un côté, l’assemblée (la salle), de l’autre les interprètes qui n’enferment pas leurs personnages, mais jouent les relations qui sont autant de brèches, d’espaces mouvants non saturés : ainsi se constitue entre la salle et la scène un espace public, cet espace qui pour être public est préalablement vide. Cet espace est le corolaire d’une conception du temps propre à la dimension de l’art qui ne se tient pas dans la facticité du présent.

Le lieu du théâtre est l’actualisation des problèmes qui, de tout temps, traversent l’humanité.

« Il faut tenir compte de la distance »  disait déjà Lautréamont. C’est dire que pour être un art du temps, le théâtre se fait nécessairement à contretemps. Aujourd’hui surtout, dans un monde saturé par ses représentations, le théâtre pourrait avoir la fonction politique de s’extraire de l’immédiateté pour retrouver une parole à distance dont l’agencement peut être transpercé.

L’enjeu serait d’échapper à toute fonction ; il ne s’agit pas de satisfaire quelques besoins, il ne s’agit pas de témoigner de ses indignations ou de ses amours, mais d’écarter ce qui obstrue le réel sous l’abondance des visibilités. De là, tout devient possible, une terre d’exil se fait accueillante au sein même de son instabilité.

Mais s’écarter de cette obstruction exige un geste difficile à discerner tant il est pris dans les rets de l’atomisation du goût, d’un individualisme qui fonde ses jugements (de goût) sur le postulat de son autonomie. Que dire devant l’argument qui se suffit du « je le sens comme ça » ? Cette légitimité affirmée du Moi rend inaccessible le partage et une conception du goût qui ne se suffit pas du « ressenti », mais relève d’une autre appartenance, celle qui nous lie au monde. Les raisons de nos goûts cessent d’être la question. Comment dès lors  « construire le lieu invisible du partage lui-même[2] » ?

Au sein de l’assemblée, ce partage peut être discordant, mais il reste la brèche par laquelle le regard perçant effectue la fouille qui rencontre une histoire plus vaste que celle qui se contient dans la factice autonomie du « Moi ». Plane dans la salle un monde d’incertitudes, un vacillement, qui contraint chacun à sortir de lui. Ces moments sont ceux – rares, nécessairement rares – où l’art se fait monde (devient un objet monde) et, créant un mode nouveau d’appartenance,  déplace le désir vers les altérités du commun.

Le plaisir de cette expérience peut être immense, il qualifie la présence réconfortante d’une connaissance qui déborde la raison raisonnante et peut substituer à une indignation passagère une conscience réconfortée et élargie. Le lieu du théâtre (espace et temps) n’est pas d’abord le jour et son actualité, mais l’actualisation des problèmes qui, de tout temps, traversent l’humanité. L’actuel n’est pas l’actualité !

 


[1] Heiner Müller, conversations 1975/1995 présentées par Jean Jourdheuil, éditions de Minuit, 2019

[2] M.J Mondzain, le commerce des regards, éditions du Seuil, 2003

Jean-Marie Hordé

Directeur du Théâtre de la Bastille, Paris

Notes

[1] Heiner Müller, conversations 1975/1995 présentées par Jean Jourdheuil, éditions de Minuit, 2019

[2] M.J Mondzain, le commerce des regards, éditions du Seuil, 2003