Politique

Retraites, une anarchie organisée ?

Juriste et sociologue

S’il existait un petit manuel de survie de politique publique dans collection « pour les nuls », le gouvernement y apprendrait, par exemple, comment la réforme des retraites s’offre comme exemple paradigmatique du modèle de l’anarchie organisée. Voici donc ici l’ébauche d’un tel ouvrage, dont l’utilité ne serait pas négligeable pour les grands cerveaux qui nous gouvernent.

La collection « Pour les nuls » mêle humour et notions élémentaires. Malheureusement la version « Politique publique » n’existe pas, il faut l’écrire. Les grands cerveaux qui nous gouvernent y puiseraient quelques idées de base. La situation de la réforme des retraites est typique de ce que M. D. Cohen, J.G. March et J. P. Olsen ont nommé en 1972 « une anarchie organisée ». Dans ce modèle, la croyance en une solution magique, ici « la retraite à points », cherche un problème à résoudre. Pour sortir du chaos actuel, nous suggérons la lecture de petits manuels de survie, modestes, peu coûteux (genre Que Sais-je ?) contenant quelques clefs en matière de politique publique.

1 – On y apprend d’abord, que traiter un « problème public » suppose de le définir, de construire son périmètre et ses enjeux. Or le projet de réforme des retraites est un inventaire à la Prévert (queue du raton laveur incluse). L’affichage de quelques grands principes, telle « l’Universalité » mêle des objectifs de diminution de la redistribution sociale et de recherche d’équilibre financier à la prise en compte de dizaines de situations particulières plus ou moins clairement identifiées. Ainsi la focalisation initiale sur les « régimes spéciaux » n’est qu’un épouvantail dont le détail n’a jamais été donné. Combien de régimes, bénéficiant à combien de personnes, avec quel coût ? Où sont les réponses ?

La confusion est d’autant plus grande que d’autres pans entiers du dossier ont longtemps été dissimulés sous la table et n’apparaissent que par à-coups grâce aux mobilisations sociales. Ainsi, les effets de la faible progression financière de la carrière des enseignants, ou bien la pénibilité de nombreux métiers et les écarts considérables d’espérance de vie selon les qualifications et les métiers, ces questions n’étaient-elles pas anticipables ? Il faut gouverner à l’aveugle pour le prétendre.

Quelle valeur attribuer à une « étude d’impact » publiée alors que le texte est déjà au Parlement ?

2 – Un demi-siècle de travaux sur la décision publique atteste que le volontarisme est très souvent insuffisant pour aboutir. Un projet qui n’a pas d’alliés, qui n’est pas soutenu politiquement et socialement n’est qu’une annonce qui peut imploser à tout moment. Les échecs du Contrat de Première Embauche en 2006, et celui récent de la limitation de vitesse à 80 km/heure auraient pu servir de leçon. Pour qu’une intention se concrétise, encore faut-il qu’elle dispose de soutiens fiables et pour cela qu’en amont soit créé un contexte de confiance. Or aucun Livre Blanc n’a fourni l’état des lieux, ni celui des disparités actuelles, ni celui des coûts de transition d’un système à l’autre, ni celui des effets attendus.

Le rapport Delevoye de juillet dernier n’est qu’un analytique du nouveau système de retraite à points proposé. Il présuppose les diagnostics acquis, ce qui n’est pas le cas, de telle sorte que des pans entiers des problèmes actuels et futurs sont maintenus dans l’ombre. Ainsi, la question du financement fait l’impasse sur les réductions de ressource dues aux dispenses de cotisation accordées au patronat depuis vingt ans, et aux conséquences des licenciements précoces des seniors du secteur privé. Et quelle valeur attribuer à une « étude d’impact » publiée alors que le texte est déjà au Parlement ?

Les nombreux experts économiques initialement consultés se mettent en retrait les uns après les autres sous prétexte qu’ils auraient été mal compris …, à moins qu’ils ne découvrent tardivement la manœuvre qu’on leur a demandé de cautionner, entre autres celle de « l’âge pivot ». De plus les partis politiques sont aussi clivés que les partenaires sociaux sur la nécessité et les modalités de la réforme. Enfin, quand elles ne se limitent pas aux « régimes spéciaux », les enquêtes d’opinion indiquent que les citoyens sont en grande partie opposés à un projet qu’ils découvrent ponctuellement et qu’ils estiment menaçant.

La réforme en cours bat des records dans l’usage des procédés de brouillage.

3 – S’ajoute un troisième obstacle, celui du manque de légitimité politique. Le propre du politique est d’arbitrer au nom du bien commun. Encore faut-il que les décideurs disposent de critères de choix précis, cohérents et compréhensibles par le public. Or la réforme en cours bat des records dans l’usage des procédés de brouillage. Entretenir pendant des mois le suspense sur le projet, multiplier les concertations sous contrainte de temps et de finances, présenter des textes lacunaires fermement critiqués par le Conseil d’État, brandir « l’universel » tout en réintroduisant en coulisse des régimes particuliers, renvoyer le règlement de questions clés à des amendements parlementaires de dernière minute et à des ordonnances de l’exécutif, dissimuler qui seront les gagnants (artisans et agriculteurs ayant peu cotisé ?) et les perdants (les employés publics à faible prime et les salariés à faible revenu ?), préparer en coulisses un hold up sur les réserves des caisses autonomes et d’Agirc-Arrco, tout cela ne sont que des tactiques dangereuses qui entretiennent les incertitudes, nourrissent la défiance et poussent à la radicalité.

Ainsi, l’absence de définition d’un problème cohérent à traiter, le défaut de soutien politique, scientifique et social, ainsi que l’usage à grande échelle de manœuvres de toutes sortes, ces traits caractérisent une situation potentiellement ingouvernable, même à la hussarde. On sort rarement par le haut d’une anarchie aussi bien organisée.


Pierre Lascoumes

Juriste et sociologue, Directeur de recherche émérite au CNRS et au CEE (Centre d’études européennes et de politique comparée de de Sciences Po)