International

En Italie, naissance (et extinction ?) des Sardines

Sociologue

Le week-end dernier devait avoir lieu en Italie un rassemblement des « Sardines ». C’était sans compter sur l’épidémie de coronavirus qui a soudainement placé entre parenthèse ce mouvement singulier dont le mode d’action consiste à… se serrer les uns aux autres sur des places. Les Italiens peuvent pourtant déjà en tirer des leçons pour l’avenir, lorsqu’ils pourront recréer cette nouvelle proximité politique.

L’activité politique de l’Italie se résume aujourd’hui, comme dans le reste du monde, à l’organisation collective de la lutte contre les affres de la contamination. Oubliée donc pour l’instant la campagne électorale pour les six élections régionales qui devraient normalement se tenir le 31 mai prochain. Or, ce scrutin se présentait déjà comme une nouvelle épreuve de force que le leadeur des droites extrêmes, Matteo Salvini, voulait engager dans sa croisade pour faire chuter le gouvernement et forcer un retour aux urnes. Une sorte de revanche après l’échec qu’il a subi lors de l’élection régionale de janvier dernier en Emilie-Romagne qu’il avait délibérément transformé en un plébiscite sur sa personne et qui s’est soldé par un échec.

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Au terme d’une campagne particulièrement âpre, le représentant du Partito Democratico (PD), parti social-démocrate discrédité et rejeté, l’a emporté avec 51% des voix contre 43 à la candidate de la Lega. Depuis, Salvini ronge son frein, en convoitant cette fois de gagner la Toscane, bastion historique de la gauche. Et puisque la vie politique institutionnelle va reprendre une fois l’épidémie résorbée, il vaut encore la peine de revenir sur les leçons qui ont été tirées de l’élection en Emilie-Romagne.

La première de ces leçons s’est lue dans l’empressement que des analystes ont mis à affirmer que la ligne de partage traditionnelle que trace l’affrontement droite/gauche a été rétablie. Cette proclamation exprimait le soulagement de voir se refermer la parenthèse gênante de l’irruption inopinée des novices du Movimento Cinque Stelle (M5S) dans les milieux considérés comme réservés aux professionnel·le·s de la politique. L’annonce enjouée de ce retour à la normale de la démocratie représentative passait deux faits par pertes et profits. Le premier est que le M5S détient toujours la majorité des sièges au Parlement ; et le second est l’acte politique qui a marqué cette élection : l’occupation des places des villes italiennes par les Sardines, mouvement organisé de façon autonome par des citoyen·ne·s ordinaires hors tout encadrement partisan pour s’opposer à l’emprise de l’extrême-droite sur l’espace public. D’où sont donc venues ces Sardines et que voulaient-elles ?

La conversation démocratique se tient aussi dans la rue

La naissance des Sardines est la séquelle des événements qui ont suivi les élections européennes de mai 2019 qui ont officialisé la modification du rapport de force entre les deux composantes du gouvernement italien : alors que les Cinque Stelle avaient obtenu 34% des voix et la Lega 17% à l’occasion des élections législatives de 2018, ces taux se sont inversés une année plus tard. Au milieu de l’été 2019, Salvini décide que le moment est venu de rompre le contrat de gouvernement qui les lie pour réclamer la convocation de législatives anticipées. Ce coup de force fait cependant long feu : une nouvelle majorité parlementaire se constitue de façon totalement impromptue entre le M5S et le PD ; et Giusseppe Conte est reconduit au poste de Premier ministre. Salvini repart alors en campagne en fixant une étape clé dans sa conquête du pouvoir : l’élection régionale d’Émilie-Romagne de janvier 2020, qu’il transforme en plébiscite sur sa personne.

Pour lui barrer une route qui semble toute tracée, quatre jeunes gens de Bologne lancent un appel qui a l’allure d’un défi : rassembler 6 000 personnes pour une « flashmob » sur la piazza Maggiore afin d’être plus nombreux que les 5 700 personnes réunies autour de Salvini pour le premier meeting de soutien à la candidate de la Lega. Il s’agit d’occuper l’espace sans brandir aucun signe d’appartenance syndicale, partisane ou associative pour montrer, par la seule force des corps comprimés comme des sardines, que l’avenir n’appartient pas aux nostalgiques du fascisme et à ceux et celles qui se plaisent à user de sa rhétorique menaçante et meurtrière. Et leur manifeste annonce : « Nous sommes les Sardines et maintenant vous nous trouverez partout. C’est à vous d’avoir peur. Bienvenue en pleine mer ! »

Si les Sardines dénoncent les mesures répressives décidées par Salvini (fermetures des ports, attaques contre les ONG, répression des initiatives d’accueil de migrants, etc.) du temps qu’il officiait comme ministre de l’intérieur et les discours qui attisent la xénophobie et la haine qui les ont accompagnés, leur revendication est plutôt inédite : instaurer un débat public fondé sur la bienveillance, le refus de la vulgarité et l’échange d’arguments fondés sur des données établies. Et la réponse surprend : 15 000 personnes se pressent sur la place pour réclamer que les responsables des partis rendent sa noblesse à l’action politique.

Immédiatement, des appels à se serrer sur les places sont lancés à Modène, Milan, Turin, Florence, Naples ou Palerme, avec les mêmes slogans : mettre un terme aux insultes, abandonner la diffusion de vidéos dégradantes sur les réseaux sociaux, abroger les décrets anti-migrants et veiller à entretenir des échanges politiques courtois et informés. Un mois après leur apparition surprise sur la scène politique et médiatique, les Sardines réunissent 200 000 personnes sur la piazza San Giovanni à Rome le 14 décembre 2019.

L’enthousiasme qui a nourri ces rassemblements a fait l’élection d’Émilie-Romagne : le nombre de votants y est passé de 37 à 68% et cette mobilisation a profité à la coalition soutenant le candidat anti-Salvini. Il a également rendu espoir à toutes les forces qui vivaient dans le sentiment d’être vouées à subir l’arrivée au pouvoir des extrémistes de droite. En prenant la rue, les Sardines se sont ainsi portées au secours des urnes pour imposer aux institutions officielles de la représentation une pratique de la politique un peu plus exemplaire et un peu moins manœuvrière. Et au soir de la victoire de la coalition de gauche, ses porte-parole ont déclaré que leur mission était terminée et qu’il était temps de retourner à leurs occupations quotidiennes, en laissant les élu·e·s et les dirigeant·e·s répondre à l’exigence d’honnêteté et de probité que les foules assemblées sur les places ont posée.

En installant la conversation démocratique dans la rue, et en démontrant que l’action autonome des citoyen·ne·s parvenait à réduire l’abstention mieux que ne l’auraient fait les partis et leurs appareils de propagande, les Sardines ont ouvert un débat sur l’expérience du pouvoir du Movimento Cinque Stelle, auquel elles ont immédiatement été comparées. C’est que la manière dont le celui-ci a gouverné a, une nouvelle fois, douché les espoirs de ceux et celles qui s’étaient sincèrement engagés dans un projet visant à rendre la parole aux citoyen·ne·s et à incarner une façon de faire de la politique libérée de la professionnalisation et de la personnalisation qui la caractérisent aujourd’hui. En reprenant les places, comme le M5S l’avait fait en son temps, les Sardines ont montré que rien ne décourage jamais les citoyen·ne·s d’exprimer leur volonté politique de récupérer la démocratie et de forcer ceux et celles qui prétendent les diriger à manifester un peu plus d’honneur, de modestie et d’humilité dans la réalisation de la mission qui leur est provisoirement déléguée.

À la suite de cet impressionnant succès, l’idée de constituer une formation politique qui prendrait place dans le jeu électoral a été évoquée. Mais cette perspective a rapidement été écartée, avant que des dissensions n’émergent au sein des groupes qui se sont constitués de façon locale et autonome. Le dernier appel à se réunir, à Scampia le 6 février, a été suivi  par une centaine de personnes seulement, provoquant la risée des médias qui en ont profité pour siffler la fin de la partie. Puis la situation sanitaire a subitement gelé le débat, en suspendant de fait la possibilité d’une mobilisation fondée sur la compression des corps sur une place. Cette suspension spectaculaire laisse toutefois une question  sans réponse : la fin de l’épidémie marquera-t-elle aussi l’extinction des Sardines ?

Se préparer à l’exercice du pouvoir

Un des enseignements que le “laboratoire italien” livre devrait intéresser toute formation politique qui, au nom de la démocratie directe, rejette les discours conférant une unité à son action et mobilise les ressources de l’intelligence collective pour gouverner tout en contestant la verticalité qui est d’ordinaire attachée à l’exercice du pouvoir. C’est que les aventures du M5S et des Sardines permettent d’identifier les difficultés qui se posent de façon assez systématique lorsque des citoyen·ne·s entendent se mêler de la conduite des affaires publiques.

La première de ces difficultés naît de la nécessité de répondre à l’accusation de manque de compétence ou de savoir faire politiques de personnes qui débarquent dans le monde de l’administration de l’État sans en connaître les rouages et sans avoir la moindre formation au sujet de leur fonctionnement. La seconde difficulté tient à la question des alliances : comment coopérer avec un parti traditionnel tout en continuant à remettre en cause son crédo, ses méthodes, sa prédominance dans le champ de la politique et la légitimité qu’il tient du suffrage universel ? Et inversement : les partis sont-ils disposés à traiter d’égal à égal avec des mouvements qui ne sont dépositaires d’aucun mandat, se déclarent post-idéologiques et dont la légitimité est auto-proclamée ? La troisième difficulté est provoquée par une contradiction : comment participer à un gouvernement de façon durable et jugée appropriée, dans le pays comme à l’étranger, sans trahir les principes de pluralisme des opinions, d’égalité des voix, de transparence des décisions ?

La quatrième est de nature pratique : est-il vraiment possible de gouverner en soumettant toute décision à un débat public et en attendant une validation de la part des mandants ; ou en négligeant de respecter le “fait majoritaire” qui justifie une discipline de vote et un alignement inconditionnel des représentants sur les propositions de l’exécutif qu’il soutient ? La cinquième difficulté a un aspect plus existentiel : un mouvement qui se présente comme “pragmatique” (ou post-idéologique) et s’en remet à la délibération collective pour faire émerger les demandes qu’il entend satisfaire a-t-il vraiment une place dans un univers de la politique qui reste toujours ordonné par les oppositions dogmatiques ?

Ce que l’expérience du M5S au pouvoir a mis en lumière est qu’un parti traditionnel sait tirer avantage de la force d’inertie de la socialisation politique et de la puissance de son appareil pour faire vibrer, parmi ses soutiens, les cordes d’une idéologie qui suscite leur adhésion et les conduit à accepter de confier les rênes du pouvoir à des personnes qui disent s’exprimer en leur nom. Pour soutenir la comparaison, un mouvement qui prône l’horizontalité doit donc trouver les moyens de contrer l’asymétrie d’organisation et de communication qui le différencie d’un parti.

Au lieu de moquer l’action du M5S à la tête de l’État ou celle des Sardines sur les places, il vaudrait mieux envisager cette expérience politique in vivo de façon détaillée. Un des bénéfices qu’un groupement de citoyen·ne·s ordinaires prêt à assumer la responsabilité de gouverner en cas de victoire électorale pourrait tirer d’une telle analyse serait d’anticiper les difficultés auxquelles il sera immanquablement confronté – comme vont l’être dorénavant Podemos en Espagne et, sans doute, les futures municipalités dirigées par des coalitions citoyennes en France. En fin de compte, et quel que soit l’avenir qu’elles connaîtront en Italie, ce que la naissance des Sardines nous apprend est que la transformation des manières de faire de la politique en les soumettant aux lois de l’horizontalité semble bien être une voie sans retour, même s’il est impossible de prédire où elle nous mènera.

 


Albert Ogien

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS – CEMS