Politique

Laissons entrer l’avenir

Philosophe

Nous n’avons cessé de répéter, de toutes sortes de façons, et depuis si longtemps, que le tout est toujours supérieur à la somme de ses parties. Le coronavirus nous offre une occasion fantastique de comprendre pourquoi d’un point de vue biologique, politique, éthique et ontologique il est urgent et juste d’abandonner cette idée.

« We’re all in this together. » (« Nous sommes tous dans le même bateau. ») Voilà un slogan que l’on entend beaucoup de nos jours. Depuis 2010, le gouvernement conservateur britannique ne cesse de l’utiliser pour justifier l’austérité – une stratégie économique d’augmentation des impôts et de coupes budgétaires à tout va – fondée sur une erreur de calcul due à deux économistes de Harvard… Une idée de zombie que même les économistes ont soutenue, alors qu’ils la savaient totalement erronée.

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Bien sûr, « We’re all in this together » signifie, en réalité, dans la bouche des tenants du modèle néolibéral habituel du libertarianisme à la Reagan et Thatcher, « Vous êtes seul et vous allez probablement en baver ». Autrement dit : certaines personnes sont davantage dans le même bateau que d’autres.

Cette combinaison de libertarianisme et de « nous sommes tous dans le même bateau » (par opposition aux « étrangers », par exemple) est l’un des traits les plus bizarres des mouvements fascistes contemporains à travers notre planète (pourquoi les appeler néo-fascistes ? Cela reste un mystère pour moi).

Puis sont arrivés le Coronavirus et la maladie, la CoVID-19, qui ont balayé impitoyablement le mème « La société n’existe pas » (Thatcher) ou « Les neuf mots les plus terrifiants de la langue anglaise sont : “Je suis du gouvernement et je suis là pour vous aider” » (Reagan). Sentant quelque opportunité churchillienne pour gagner en carrure, Boris Johnson est brièvement sorti de son confinement pour noter que « la société existe ».

Pour le bien du tout, les dirigeants néolibéraux semblent prêts à forcer certaines personnes à aller jusqu’à la mort.

Ainsi, ceux qui sont au pouvoir sont maintenant libres d’insuffler un véritable sentiment de fascisme. Le fascisme, c’est du holisme, mais quel genre de holisme ? Être fasciste signifie appartenir à un fagot, un faisceau – une communauté soudée qui vous confère votre identité, au détriment des autres.

Le fascisme vient du latin fasces, un faisceau de baguettes dont dépasse une hache. De manière significative, le regroupement en faisceaux a été fondamental pour l’agriculture mésopotamienne, en tant que programme logistique de stockage et de planification pour faire face au réchauffement climatique modéré de l’Holocène (10 000 av. J.-C.). Les maisons sont alors des silos ou des greniers à grains modifiés pour le regroupement des humains. Les villes sont des silos de silos, des greniers faits de faisceaux de greniers. Les murs de la ville empêchent les êtres non humains d’entrer, à l’exception des chats, qui se faufilent la nuit pour manger les rats qui ont mangé le maïs dans la maison que Jack a construite (comme le dit la rime anglaise). Cette logistique agricole est capable de devenir fasciste parce que les graines, les gènes du fascisme sont encodés dans son utilisation des faisceaux et des murs.

Les faisceaux sont tenus fermement entre les serres de l’aigle de la Rome impériale. Le faisceau fasciste enserre fermement. C’est confortable. On y fait l’expérience religieuse extatique de n’être rien, de se voir attribuer son identité par le méga-groupe, de n’avoir de sens que celui du « destin » du faisceau.

Il y a toutes sortes de holisme dans la nature. Pour penser et agir écologiquement, il faut être holiste. On ne peut pas se contenter de penser qu’il y a des individus. Il faut croire les groupes réels. Un écosystème est un groupe de formes de vie. À l’instar d’un habitat, d’une « niche », d’un biome, de la biosphère. Tous les êtres écologiques sont des groupes, des ensembles formant un tout. De plus, les formes de vie sont elles-mêmes des groupes de choses. Ce sont des produits de l’évolution, ce qui signifie que nous renfermons en nous des parties d’autres formes de vie.

Certains de ces groupes de formes de vie en nous sont étroitement soudés – ils sont le résultat de ce que Lynn Margulis a appelé l’endosymbiose. Un lichen est une fusion d’algues et de champignons. Mais l’endosymbiose est beaucoup plus étroitement imbriquée que cela. Par exemple, il y a les mitochondries. Il s’agit à l’origine de bactéries anaérobies qui étaient en train d’être empoisonnées par leur propre version d’une catastrophe écologique, (pour elles) la pollution appelée oxygène.

Mais quelle est la phénoménologie primordiale de la symbiose ? Qu’est-ce que la « sensation de symbiose » (« symbiosis-feel ») pour reprendre, en l’adaptant, l’expression des services marketing de l’industrie des chips, le « mouthfeel », la sensation en bouche », la texture d’une chip quand on croque dedans). Imaginez un organisme unicellulaire. Il flotte dans l’océan. Soudain, il avale ! Imaginez maintenant que l’organisme puisse se parler à lui-même. « Oh non, se dit-il. Est-ce que je viens d’avaler du poison ? »

C’est ça la phénoménologie de la symbiose – la possibilité que l’on ait été empoisonné. La symbiose signifie accueillir les étrangers. Être une forme de vie signifie, en général, être doté d’une enveloppe perméable, sinon on ne pourrait pas manger. Vous ne pouvez pas savoir à l’avance, pas à cent pour cent, si l’étranger que vous avez fait entrer vous fera du mal ou non.

Le fascisme c’est prétendre que l’on peut savoir à l’avance, et c’est construire une frontière rigide entre l’intérieur et l’extérieur : des murs, des camps de concentration… et des règles qui dictent ce qui doit être considéré comme humain ou « inhumain » ou encore « sous-humain ». Une bonne façon de comprendre cela est le concept de la « vallée de l’étrange » (« uncanny valley »), un concept développé dans le domaine de la robotique. Il est apparu que les robots les plus ressemblants aux humains ont parfois l’air étrange précisément du fait qu’ils ont l’air familier. Le fascisme veut éliminer le uncanny, l’étrange, le faire « disparaître », de sorte que nous n’ayons à faire qu’avec ce qui est familier et ce qui ne l’est pas. L’étrangement familier, l’étrangeté familière, sont interdits. Mais c’est impossible, car comme nous l’avons vu, une forme de vie, un groupe de formes de vie est un assemblage d’étrangers, d’ « invités », de « voisins ».

L’opposition binaire homme-nature est le prototype de l’étroit et serré système binaire fasciste. C’est pourquoi, pour moi, l’écologie est « sans nature », et n’a rien à voir avec cette construction humaine. Imaginons cette vallée de l’étrange : elle existe entre deux sommets de montagne imaginaires. Imaginons qu’Hitler se trouve sur un des sommets. Sur le sommet opposé se tient son chien, Blondi – ou, en robotique, un adorable robot comme R2D2 ou TARS du film Interstellar. La nature est visible à travers une fine ligne de démarcation rigide qui sépare Hitler de son chien Blondi. Les droits des animaux ne sont possibles que grâce à un anthropocentrisme condescendant. Blondi semble suffisamment différent d’Hitler pour qu’il l’aime. On ne peut pas en dire autant des êtres que le fascisme jette dans cette fente, qui est en fait une large vallée – elle semble seulement mince du point de vue du spectateur fasciste, debout sur le sommet d’une montagne, regardant, au-delà de ce qui pour lui est une fine ligne sombre, vers les chiens et les aigles.

Cela n’est pas de la prise de conscience écologique. Cela n’est pas de la politique écologique.

En vérité, il n’y a pas de vallée. Parce qu’il n’y a pas de sommets. Il n’y a pas d’« être humain sain », pour reprendre le terme du modèle ; nous avons tous des parasites de toutes sortes et, être incarné, c’est intrinsèquement être « disabled », « handicapé » – les yeux sont à la base des yeux prothétiques, les jambes sont toujours des jambes artificielles : cela relève de la simple logique évolutionnaire. S’il n’y a pas de vallée, s’il n’y a que des étrangers qui s’accueillent et ne s’accueillent pas, à des degrés divers, nous vivons alors sur une gigantesque plaine plate, qui s’étend dans toutes les directions. Des zombies, des fantômes, des spectres vivent dans cette plaine, ainsi que des poulpes, des amibes et des chênes.

Car l’étrangeté nous empêche de distinguer ce qui est conscient de ce qui ne l’est pas – qui sait si ce texte n’a pas été écrit par un androïde ? Et nous ne pouvons pas non plus distinguer ce qui est sensible de ce qui ne l’est pas – apparemment, même les arbres partagent des nutriments, même s’ils sont d’espèces différentes ! Et nous ne pouvons pas non plus tout à fait distinguer ce qui est vivant de ce qui ne l’est pas. Un virus en constitue un parfait exemple. Un virus flotte dans l’air en attendant qu’une seule cellule l’absorbe. Ensuite, son ARN ou son ADN ordonne à la cellule de devenir une usine à virus, de faire des copies de lui-même. C’est ce que fait le « code génétique ». Cela signifie-t-il qu’il est vivant ?

Si la réponse est non, alors comment se fait-il que nous, nous nous estimions vivants ? Nous aussi nous sommes faits de code génétique… La vie ayant évolué à partir de substances chimiques, il doit y avoir une frontière épaisse et étrange ici aussi, entre le vivant et le non-vivant. Sinon, les organismes unicellulaires n’auraient pas pu évoluer du tout. Une paroi cellulaire est-elle un phénomène chimique ou biologique ?

Alors… le holisme, mais quel genre de holisme ? Pas celui dans lequel l’identité d’une personne est entièrement déterminée par le tout auquel elle appartient. C’est le problème avec le holisme fasciste. C’est aussi le problème de la biologie des populations, utilitaire et cynique, qui se cache derrière l’idée d’une « immunité collective », réponse néolibérale au coronavirus. Le bien du tout l’emporte sur le bien de quelques-uns, pour paraphraser M. Spock dans La Colère de Khan. Pour ce bien, les dirigeants néolibéraux semblent prêts à forcer certaines personnes à aller jusqu’à la mort : c’est ce que signifie aujourd’hui la reprise du travail. C’est ce que cela a toujours signifié, au sein du capitalisme – et c’est, à la base, ce que le fait de travailler pour vivre implique. Mais c’est un circuit très très court. Certains dirigeants, comme Donald Trump, ne semblent que trop heureux que les jeunes se jettent dans la fournaise ardente pour le bien des électeurs conservateurs plus âgés et leurs comptes de retraite.

L’individualisme signifie que les groupes sont moins réels que les individus, voire irréels. Les puissants holismes proposés signifient que les groupes sont plus réels que les individus, voire qu’il n’y a pas d’individus. Les deux sont ontologiquement incorrects et politiquement et éthiquement violents.

Le but de la lutte politique est de laisser entrer l’avenir, d’ouvrir le tout fragile que nous appelons « présent ».

Donc, logiquement, ce dont nous avons besoin, c’est d’un autre type de holisme, un holisme faible. Comment pouvons-nous réimaginer ce que signifie être ensemble ? Nous devrions certainement être capables d’imaginer faire partie de toutes sortes de touts, lesquels peuvent se chevaucher – famille, rue, quartier, groupe de femmes, cours de yoga, syndicat, parti politique, ville… Les touts peuvent se chevaucher, mais ils ne peuvent pas se manger les uns les autres. Ils ne peuvent pas être réduits l’un à l’autre. Il faut qu’il y ait des touts, mais à l’instar des organismes unicellulaires, ils doivent être perméables, mous et « faibles ».

Imaginez qu’exister signifie exister au même titre que toutes les autres choses qui existent. (C’est un principe de base de mon ontologie, en d’autres termes, mon sens de la façon dont les choses existent.) S’il existe des choses comme les phrases, elles doivent exister de la même manière qu’existent des choses comme les êtres humains, lesquels doivent exister de la même manière qu’existent les idées à propos des êtres humains. Mon but, là, n’est pas d’apporter la preuve de l’existence des choses. Je préfère faire confiance à la science pour cela. Dans le cadre de la présente discussion, je m’intéresse à la façon dont les choses existent, pas à ce qui existe exactement.

Imaginez maintenant que les équipes de football existent. Cela semble probable. Imaginez que les joueurs de football existent. Une équipe de football compte 11 membres. Il y a 1 équipe de football. Par conséquent, et voici notre holisme faible : le tout est toujours inférieur à la somme de ses parties. Mathématiquement inférieur, tout simplement. Pas ontologiquement. Juste numériquement. Pas moins important. Pas moins réel.

Nous n’avons cessé de répéter, de toutes sortes de façons, et depuis si longtemps, que le tout est toujours supérieur à la somme de ses parties. Il est temps de laisser de côté cette idée. Le coronavirus nous offre une occasion fantastique de voir pourquoi cet abandon est forcément juste d’un point de vue biologique, politique, éthique et ontologique.

Les touts sont fragiles. C’est la véritable raison pour laquelle l’État a besoin d’armées et de passeports, de plans de relance et d’une adhésion absolue à des idioties destructrices telles que « l’austérité ». Nous sommes si nombreux, et il n’y a qu’un seul État, un seul dirigeant, une seule classe dirigeante… Nous avons les commandes. L’idéologie, l’aliénation, la religion – quelles que soient ces choses, quel que soit le nom qu’on leur donne –, ces forces ont pour mission de nous faire sentir que nous n’avons pas les commandes. Le tout, lui, a la signification, le pouvoir, la réalité supérieure. « Vous êtes beaucoup – ils sont peu »  (Percy Shelley, The Mask of Anarchy).

Le présent est un tout fragile constitué du chevauchement du passé et de l’avenir. Le passé, c’est la façon dont les choses apparaissent, jusqu’à présent. La théorie de l’idéologie de gauche nous dit que nous avons été aliénés d’une certaine essence de l’humanité, et cette essence est souvent considérée comme faisant partie du passé. Mais cela relève de la religion – comment est-il possible de chuter d’un état parfait ?

Une théorie plus sophistiquée (et donc plus courante chez les gens comme moi) consiste à dire que cette idée même est l’essence de l’idéologie ; l’idée que « nous » sommes, d’une certaine manière, au-dessus ou au-delà de l’idéologie (déambulant tels des chalands devant toutes les croyances qui s’offrent à nous) est la quintessence de la façon dont nous sommes emprisonnés. Les gens comme moi rivalisent donc pour savoir qui sera le plus cynique et le plus déresponsabilisant (disempowering) – je suis plus intelligent qu’un autre parce que moi je peux vous dire à quel point vous êtes réellement paralysé. Estimez-vous que cela a fonctionné jusqu’à maintenant ?

Au lieu de cela, imaginez maintenant que nous sommes aliénés de l’avenir. Imaginez que le passé ne saisisse pas totalement l’avenir. La prédiction, l’automatisation – tout cela consiste à construire un peu plus le passé, au-dessus de l’abîme… Mais, et c’est là une autre partie de la façon dont je crois que les choses existent : l’avenir est exactement ce que sont des choses comme « l’essence » ou « le sens » ou « la raison ». Comment savez-vous, jamais, ce que dit exactement cet essai ? Mais il est fait de ces mots précisément – ce n’est pas un cake au citron. C’est le passé. Mais qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que ça veut dire ?

Or, si l’on y réfléchit, l’indicible « retrait » de la futuralité est exactement la raison pour laquelle on a l’impression que « tout est idéologie ». Le futur, le vrai futur futur comme j’aime l’appeler, est réel mais il est invisible. L’idéologie sophistiquée est donc erronée, mais pour les bonnes raisons. Et inversement, la théorie de l’idéologie conventionnelle est juste, mais pour de mauvaises raisons. Nous sommes aliénés de l’avenir.

Le but de la lutte politique n’est pas de retrouver le passé – le passé a toujours été épouvantable. Il suffit de regarder autour de soi. Vous regardez l’épouvantable passé. Le but de la lutte politique est de laisser entrer l’avenir, d’ouvrir le tout fragile que nous appelons « présent ». Ne laissez pas les puissants définir ce que cela signifie. Ils n’ont que des horloges coûteuses et précises. Ce n’est pas la même chose que de posséder le temps. Ce n’est que posséder une horloge.

traduit de l’anglais par Hélène Borraz


Timothy Morton

Philosophe, Professeur à Rice University (Texas)

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