Rediffusion

Ce que Paul B. Preciado fait à la psychanalyse

Philosophe et Psychanalyste

Invité de la 49e journée de l’École de la cause freudienne, il semble que Paul B. Preciado ait suscité le malaise dans l’assistance. Figure majeure de la pensée queer et féministe contemporaine, le philosophe jette en effet, par sa présence-même, un pavé dans la mare d’une psychanalyse aux cadres vieillissants, révélant ainsi la nécessité politique de faire évoluer la discipline. Rediffusion du 10 janvier 2020

L’autre jour un ami m’a envoyé un message : c’était le lien d’une conférence de Paul B. Preciado à L’Ecole de la Cause freudienne, qui avait eu lieu en novembre dernier à l’occasion d’une journée intitulée « Femmes en psychanalyse », et dont l’affiche condensait les clichés misogynes de la psychanalyse (un corps de femme en noir opaque, continent perdu disparaissant sous un grand massif de fleurs). Je n’étais pas au courant de cet événement, qui voulait manifestement montrer une sympathie pour le féminisme.

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Le message de mon ami attirait mon attention sur les rires parfois étranges et gênés venant de la salle, que l’enregistrement avait captés, ou encore l’excès d’applaudissements, vers la fin de la conférence, qui semblait avoir pour but de faire taire l’orateur polémique. Et en effet, après avoir invité la psychanalyse à « une thérapie politique de son institution », face aux bruits de plus en plus envahissants de la salle, Paul B. Preciado a senti, à un certain moment, qu’il devait s’arrêter.

Je partirai de cet enregistrement, de mauvaise qualité par ailleurs, pour essayer de penser ce qui est en jeu dans cette situation, ce qui s’est passé ce jour-là. Dans le mélange des applaudissements et des rires, on aurait tendance à voir le signe d’un certain malaise, ou au moins d’une ambivalence manifeste de l’auditoire. En même temps que les collègues présents avaient l’air aussi franchement soulagés par les propositions de Paul B. Preciado, qui a parlé pour tous les analystes homosexuels ou transgenres qui se taisent, se cachent, ou se voient refuser, depuis toujours, de moins en moins mais encore, l’accès à la plupart des associations psychanalytiques reconnues.

Au changement radical, à l’analyse et à la révolution épistémologique à laquelle Paul B. Preciado invite la psychanalyse, poussée, de fait, par l’actualité depuis un certain temps, les psychanalystes seront-ils capables ? Seront-ils capables eux aussi de se laisser transformer, c’est-à-dire de partir de leur corps, de leur subjectivité d’analystes, et de ne pas mentir sur l’histoire de leur parcours analytique, pour mettre en pratique la complexité de leur propre rapport au sexe et au genre, dans leur implication dans le travail et l’institution psychanalytique ?

À l’évidence, ce mouvement suppose pour chacun aussi une sorte d’autobiographie clinique, dont le récit reposerait sur une question comme : quel sexe, quel genre je me suis fait avec la psychanalyse ? Une question, une histoire, qui ne serait pas forcément auto-accusatrice ni auto-destructrice, mais épistémologique : quel corps et quelle subjectivité j’ai inventé en analyse ? Cette sorte d’autoportrait, qui s’écrirait comme celui de Paul B. Preciado, serait le seul garant honnête et conséquent d’une nouvelle interrogation des fondements épistémologiques de la psychanalyse : comment, et avec quels outils j’ai travaillé tel ou tel aspect de ma personnalité, de ma sexualité, de mes désirs…

Ce que Paul B. Preciado apporte de différent, c’est l’expérience subjective d’une question théorique – ou plutôt : la mise en pratique sur le corps du processus de déconstruction lui-même.

Sachant qu’à la fin la psychanalyse nous dit aussi, et c’est son intérêt, que le langage passe toujours à côté de ce qu’il vise, et qu’il est à peu près impossible et peut-être pas préférable d’être entièrement d’accord avec soi-même. La construction de l’unité est un dangereux mirage, pour la psychanalyse, qui contribue aussi à toutes résistances qu’elle manifeste à l’égard des questions de genre. Il y aurait donc une exagération initiale des deux côtés : Preciado projetant sur la psychanalyse le pire de sa police symbolique ; la psychanalyse projetant sur Preciado le fantasme de l’unité sexuelle accomplie. Dans ce combat, il en va d’un rapport au savoir et au langage, et du pouvoir que la psychanalyse détient en matière de vie psychique et de sexualité.

Les fondements de la psychanalyse, parce qu’ils sont des savoirs situés historiquement (ainsi que Michel Foucault l’a analysé) méritent d’être réinterrogés, soulevés, déconstruits, et parce que la psychanalyse implique la question de la sexualité, psychique et réelle, elle doit – c’est ce que Paul B. Preciado a appuyé – changer quelque chose d’elle-même pour entendre, et se laisser modifier par ce qui arrive, établir des relations avec les corps et les identités qu’elle a exclus. La psychanalyse doit interroger ses fondements – essentiellement l’épistémologie de la différence des sexes, du patriarcat, de l’hétérosexualité, mais aussi ses mythes théoriques, comme celui du meurtre du père – je dirais à nouveau, d’une nouvelle manière, puisqu’elle devrait ne pas cesser de le faire.

En cela, l’invitation polémique, mais aussi généreuse de Paul B. Preciado lors de ces journées, n’est pas, je crois, une attaque de ce qu’est la psychanalyse comme pratique, laboratoire des échanges de savoirs et de pouvoirs, mais de son institution, de son rapport avec ses outils métapsychologiques et épistémologiques, et donc ses rapports avec son propre savoir, et le pouvoir qui y est associé. Le problème de la psychanalyse est bien que l’édifice qu’elle constitue devrait être, à part entière, la condition institutionnelle de son examen permanent, de sa mise en question inévitable pour qui la vit et la pratique.

À l’époque, Jacques Derrida, Sarah Kofman, parmi d’autres, avaient pointé la nécessité du travail de déconstruction que la psychanalyse devait faire, et particulièrement sur la question des femmes, qui fut, de fait, son objet d’étude privilégié et initial dans la personne de la femme hystérique de la Salpêtrière. Chaque analyste sait combien lui coûte de ne pas faire pour lui-même et pour la méthode ce travail de déconstruction – qui a à voir avec le fait de remettre la théorie psychanalytique sur le métier, mais aussi d’en connaître en effet les fondements épistémologiques, pour mettre à terre, à la fin, tout ce que le transfert met en place : suggestion, dépendance, assignation, régression, etc. Si le psychanalyste ne fait pas ce travail d’altération, de transformation – qui, ce jour-là, s’est appelé Paul B. Preciado – il/elle devient malade, et malade de son institution.

Ce que Paul B. Preciado apporte de différent de ce qu’ont pu apporter, en leur temps et à leur manière Felix Guattari et Gilles Deleuze, c’est l’expérience subjective d’une question théorique – ou plutôt : la mise en pratique sur le corps du processus de déconstruction lui-même. Déconstruction du genre et de l’identité ; déconstruction du patriarcat ; déconstruction de la sexualité ; déconstruction du capitalisme et du colonialisme – et activation, performance successive et permanente, dans une parole, de ce processus.

Qui est, à ce moment-là, Paul B. Preciado ?

Je dis à ce moment-là, car Paul B. Preciado prend la parole fréquemment, dans des contextes différents, et devant des assemblées qu’il interpelle toujours du point de vue des discours et des savoirs qu’elles véhiculent. Je réfléchis à cette exposition, à cette présence qui me convoque, à cette voix qui soulève en chacun des voix le plus souvent endormies, secrètes, ou timides. La voix en soi de quelqu’un qui ne peut pas parler. Il y en a toujours une, au moins une, mais je ne sais pas toujours comment elle s’appelle. Cette voix, Paul B. Preciado la prend pour faire entendre répétitivement une limite dans le discours, dans le langage.

Mais Paul B. Preciado ne fait pas exactement de la poésie, non plus, et je vois l’équivoque qu’il y aurait déjà à considérer que sa situation discursive est potentielle en quiconque aurait un rapport avec une minorité sexuelle ou raciale, un devenir-femme ou un devenir-autre. L’équivoque, c’est que justement ça n’est pas qu’une question psychique ; Paul B. Preciado nous dit que ça n’est pas qu’une question psychique, ni de langage, ni de rêve ni de poésie, mais de fait, de corps, et de réalité politique. Une réalité politique face à laquelle la psychanalyse est en tort, et en retard.

Dans toutes les périodes d’émancipation politique, la psychanalyse s’est trouvée accusée, et a résisté en se modifiant, c’est-à-dire en modifiant aussi son rapport au savoir qu’elle représente.

À l’écoute de cet enregistrement de la conférence à l’ECF, je ne suis pas sûre que ses interlocuteurs aient été réceptifs ; à cet engouement un peu débridé, je ne sais pas ce qu’ils ont perçu, leur degré d’angoisse, et ce qu’ils ont moqué. À ce moment-là, Paul B. Preciado est un témoin extérieur de l’institution psychanalytique, qui vient, avec son corps et son histoire directement politiques, parler de et pour toutes les minorités exclues plus ou moins ouvertement (suivant les tendances) par la psychanalyse.

Exclusion sexuelle ou économique, il sera difficile de nier cet état de fait, liée à l’économie structurale de la psychanalyse, et à ses fondements théoriques qui appartiennent à une certaine histoire de l’anthropologie et des sciences sociales dans lesquelles la psychanalyse a été aventurière, mais ne l’est plus, ou ne sait plus comment l’être. C’est cette situation que Paul B. Preciado a interpelée l’autre jour, en demandant à l’assemblée de prendre ses responsabilités, et d’accepter de faire le travail que les autres disciplines des sciences sociales et la philosophie ont engagé : la déconstruction de ses présupposés épistémologiques (Œdipe, la castration, la structure) avec les conséquences que cela suppose, dans la reconnaissance de nouvelles sexualités, de nouvelles identités de genre.

On peut se demander ce qu’il restera de la psychanalyse après cette opération, si on lui retire tout ce qui constitue son appareillage théorique. Mais il faut plutôt envisager la chose autrement, à l’inverse : plutôt que de s’agripper anxieusement à des concepts qui nourrissent une image autoritaire et archaïque de la psychanalyse, il faudrait repartir de leur construction, de leur histoire, et les sortir de l’espace de croyance et d’idéologie qui les marque, aux yeux de la société. Dans toutes les périodes d’émancipation politique, la psychanalyse s’est trouvée accusée, et a résisté en se modifiant, c’est-à-dire en modifiant aussi son rapport au savoir qu’elle représente.

La responsabilité de la psychanalyse repose sur le savoir qu’elle prétend sur l’inconscient, savoir qu’on lui attribue et qui ne peut, pour être envisagé rigoureusement, qu’être soumis lui-même au transfert et à sa dissolution – transfert et dissolution qui à la fin mettent en jeu le savoir lui-même. Le rapport que l’analyste entretient avec le savoir et le non-savoir a été tellement commenté par la philosophie qu’on n’y entend souvent plus que des mots vides, mais je les simplifierais en les présentant ainsi : l’analyse, en raison de la mécanique du transfert, qui est une reproduction de l’amour et de l’attente de protection, est peut-être le seul laboratoire véritable de l’analyse des rapports de domination aujourd’hui – et de leur dépassement.

À la fin, c’est à une sorte de destitution que la cure aboutit : destitution de l’autorité mise dans la personne de l’analyste ; destitution de la croyance en cette attente et de la croyance en soi, réciproquement. Errance – et peut-être trouble dans le genre, oui, à la fin, comme horizon pour chacun. Dans ce cadre, les institutions psychanalytiques doivent être envisagées comme des espaces assez solides et lâches en même temps pour garantir auprès de chaque analyste cette expérience sur lui-même – de prise et de déprise dans l’expérience du transfert – et l’autoriser à ses patients.

La destitution – et en un sens, la déconstruction – est intrinsèque à la psychanalyse, pour autant qu’elle fait honnêtement ce travail de veille en chacun de la quête de la figure du chef, qu’il soit homme, femme, dieu, ou soi-même. Sa limite est qu’elle considère et ne s’intéresse a priori qu’aux processus psychiques et non aux processus politiques des subjectivités. Son autorité sur les premiers la rend souvent indifférente, voire méprisante à l’égard des seconds.

Alors elle traîne à sa course de drôles d’archaïsmes, qui font qu’on entend encore des psychanalystes dire des homosexuels qu’ils souffrent de pathologies narcissiques ou de personnes transgenres de troubles psychotiques : ils associent alors une sexualité à un fonctionnement psychique, et tout devient très vite problématique, et honteux. Il revient à chaque analyste de pouvoir écouter la polyvocité des conflits psychiques de chacun, et surtout de faire confiance, un peu plus confiance aux êtres humains dans leur capacité d’inventer une vie dans un monde qui a changé.

Puisque la psychanalyse s’est toujours modifiée sous certains chocs, par certaines crises, il fallait cet événement, ce jour-là. Peut-être quelque chose s’est passé. Ce jour-là, de ce colloque dont j’ai écouté l’enregistrement, arrivant du dehors, Paul B. Preciado a pris la parole dans l’espace de l’analyse, qui est aussi un espace de performance. Il ne discourt pas ; il ne commente pas ; il lance. Il dit « Moi Paul B. Preciado, en tant que je parle, en tant que je puis dire tout cela et faire de la philosophie en ayant changé de sexe, je détruis l’édifice psychanalytique. Je le fais exploser. Je m’en prends à son identité. Je dévoile ses fictions. Je montre que c’est possible. Je le conteste dans son principe, et je survis à cette contestation. Je dis aussi que tout le monde peut parler. Que le savoir dans ma bouche hybride et ma voix qui change, peut s’entendre. Il n’y a qu’une place : celle que je me fais, puisque vous me la refusez. Je vous invite là où vous n’allez pas, à penser contre vous-même. »

Cet article a été publié pour la première fois le 10 janvier 2020 dans le quotidien AOC


Mathilde Girard

Philosophe et Psychanalyste

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