Rediffusion

« Les obsédé·e·s de la race et du sexe » : penser les attaques anti-minoritaires avec Colette Guillaumin

Sociologue et féministe

Les dénonciations souvent vives de la soi-disant terreur féministe décoloniale, qui ont récemment envahi les Unes de divers journaux à tendance conservatrice, démontrent une résistance à ce que la sociologue Colette Guillaumin appelait « l’entrée des minorités en politique. » Face au malaise persistant autour des questions de genre et de race, la pensée de Guillaumin, près de cinquante ans plus tard, demeure d’une étonnante actualité pour penser cette dénégation des rapports de pouvoir. Rediffusion du 9 mars 2020

En écho à diverses controverses qui traversent l’espace public français depuis quelques mois, les questions minoritaires ont fait la une de plusieurs hebdomadaires : Marianne a consacré sa couverture à « l’offensive des obsédés de la race, du sexe, du genre, de l’identité », Le Figaro Magazine au « grand noyautage des universités par le décolonialisme, l’islamo-gauchisme et la théorie du genre », Valeurs actuelles à « la nouvelle terreur féministe : actions violentes, théorie du genre, PMA, parité, écriture inclusive. Enquête sur une inquisition ».

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Ces couvertures, anticipées et suivies par d’autres interventions médiatiques de la même teneur, cristallisent de plus vastes résistances contre ce que la sociologue féministe Colette Guillaumin a appelé « l’entrée des minoritaires dans la théorie ». Elles ciblent, en premier chef, l’usage de certains concepts : « race », « racisation » ou « blanchité » – que le ministre de l’Éducation nationale a qualifié de « mots les plus épouvantables du vocabulaire politique » – mais aussi « intersectionnalité » ou « genre », notion que le Vatican a caricaturé depuis la fin des années 1990.

Ces réactions, loin de venir seulement du côté d’où on les attendrait, c’est-à-dire de l’extrême droite, religieuse ou pas, concernent la manière de penser le statut de l’ordre sexuel et de l’ordre racial, et des groupes qui s’y font face. Pourquoi se manifestent-elles aujourd’hui, sous cette forme et avec une telle virulence ? La pensée de Colette Guillaumin constitue aujourd’hui un outil indispensable pour mieux saisir la nature, la logique et les enjeux de telles réactions.

L’entrée des minoritaires dans la théorie dérange l’ordre du monde

En 1981, Guillaumin publie un article intitulé « Femmes et théories de la société : remarques sur les effets théoriques de la colère des opprimés ». Comme son remarquable titre l’indique, elle y interroge les conséquences de l’émergence dans le champ du savoir de théories élaborées par celles et ceux qu’elle appelle les « minoritaires », à savoir les groupes qui, dans une société, sont matériellement et symboliquement en état de moindre pouvoir. Guillaumin – qui pense, notamment, aux femmes et aux personnes racisé·e·s – décrit les mécanismes de constitution, d’infériorisation, d’altérisation et de naturalisation de ces groupes.

Sa théorie contribue, ainsi, à nous aider, nous militant·e·s et chercheur·se·s minoritaires, à produire une compréhension, à la fois, diachronique et synchronique de l’offensive actuelle : d’un côté, Guillaumin a elle-même réfléchi aux résistances que soulève la prise de parole minoritaire et, de l’autre côté, cette offensive cible précisément des intellectuel·le·s, des militant·e·s, des luttes et des analyses qui, bien que diverses, utilisent et ravivent des concepts que Guillaumin a grandement contribué à forger.

Ce que l’analyse de Colette Guillaumin nous dit d’abord – et que l’analyse historique confirme – est que ces attaques ne sont ni nouvelles, ni surprenantes. Les savoirs minoritaires ne peuvent que susciter de telles réactions car ils font voir (c’est le sens premier du mot théorie) des formes de domination qu’en raison de la force de leur naturalisation, on ne voyait pas comme telles. Passer de la « nature » à la « naturalisation », des « races » comme « groupes naturels » à la « race » comme catégorie fabriquée par le racisme et productrice d’effets sociaux, de « sexes » comme données de nature au « sexe » comme catégorie politique ou, alors, au « genre » comme système de structures sociales qui produit les hommes et les femmes comme groupes naturels et complémentaires, bref, passer de l’une à l’autre vision du monde change le monde, en changeant, notamment, l’idée de la possibilité de le changer que les minoritaires se font.

Dans son article de 1981, Guillaumin nous dit encore que cet « effet théorique », cet effet de dévoilement, a des conséquences politiques : à la différence des sciences dites naturelles où, par exemple, la découverte de la loi de la gravitation n’a pas d’impact sur la pomme qui tombe toujours de la même manière sur la tête de Newton, dans les sciences sociales la formulation d’une analyse mettant en évidence un mécanisme social de domination qu’on ne voyait pas comme tel, peut produire des conséquences, et en particulier sur les sujets concernés.

Comme l’écrit encore Guillaumin, la situation réelle des minoritaires dans la société commande leur place de « questionneurs de la société » : les minoritaires qui, en ayant conscience de l’être, entrent dans la théorie et dans la politique dérangent l’ordre du monde car iels produisent, à la fois, une vision du monde qui contraste avec le sens commun et une possibilité de marge de manœuvre politique pour changer le monde, possibilité qui n’existait pas avant leur entrée.

Quelques spécificités des réactions anti-minoritaires actuelles

Si ces attaques ne sont pas tout à fait nouvelles, ni surprenantes, elles ne sont pas non plus la répétition à l’identique d’un scénario déjà joué. Les réactions actuelles témoignent d’un changement relatif, mais tout du moins existant, dans les rapports de force entre majoritaires et minoritaires. On peut appréhender, pourtant, ces attaques comme une réaction à la politisation, c’est-à-dire à la dénaturalisation, de l’ordre sexuel et racial produite par les minoritaires.

Il s’agit, en particulier, d’une réponse à trois processus historiques se déployant de manière variable dans les différents contextes nationaux : premièrement à l’institutionnalisation et à l’internationalisation des savoirs minoritaires, deuxièmement à la prise en compte juridique de quelques-unes des revendications minoritaires et, troisièmement, au relatif changement du sens commun qui en découle. En ce sens, ces attaques peuvent aussi être appréhendées comme des formes de consécrations indirectes des effets de l’entrée des minoritaires dans la théorie et dans la politique : la prise de parole minoritaire dérange tellement que les majoritaires ne peuvent plus se permettre de l’ignorer.

Une croisade internationale contre « la théorie du genre »

Si l’on regarde du côté de l’ordre sexuel, on observe l’émergence dès le début des années 2010 de campagnes ciblant dans différents pays européens ce que les acteur·e·s mobilisé·e·s ont appelé « la théorie du genre » ou l’« idéologie du genre ». Comme le montrent les recherches étudiant ces mobilisations[1], il s’agit d’un front vaste et très hétéroclite de conservateurs de l’ordre sexuel réunissant, selon les différents contextes, des autorités religieuses, des associations anti-avortement et anti-lgbtqi, ainsi que des réseaux transnationaux créés à partir de la moitié des années 1990, tels le World Congress of Families ou CitizenGO, qui opèrent comme des plateformes de soutien, d’hybridation et de globalisation de ces campagnes.

La rhétorique mobilisée par ces agents déforme et diabolise le concept de genre et en fait la métonymie et l’emblème de toute entreprise de dénaturalisation de l’ordre sexuel : du « mariage pour tou·te·s » aux cours d’éducation sexuelle non sexiste dans les écoles, des études de genre et sexualité aux luttes contre la violence masculine contre les femmes, contre l’homophobie, la lesbophobie, la transphobie, tout est labellisé « théorie du genre » et présenté comme un « danger mortel pour l’Humain ».

Une telle rhétorique est extraordinairement plastique et adaptable et permet, à la fois, de construire un ennemi unique et épouvantable (« le gender »), de fédérer un très large front de mobilisation contre un tel danger, tout en alimentant une vague de panique autour d’une grave menace « anthropologique » dont les principales victimes seraient les enfants et les habitant·e·s des pays non occidentaux vis-à-vis desquel·le·s les « lobbies féministes et homosexualistes » imposeraient d’en haut, telle une « colonisation idéologique », leur « agenda politique ».

Dans certains pays comme l’Italie, ces campagnes ont obtenu d’importants succès politiques et juridiques, tandis que dans d’autres, comme en Russie, en Hongrie ou au Brésil, elles se déploient sous la forme de véritables politiques étatiques. En ciblant un concept (tout en le déformant), ces mobilisations confirment ce que des théoricien·ne·s tel·le·s Nicole-Claude Mathieu, Éric Fassin ou Joan W. Scott ont à maintes reprises écrit à ce sujet : le genre demeure, comme tous les concepts, un enjeu de lutte symbolique.

Si, donc, « les outils du maître ne détruiront pas la maison du maître », comme la féministe lesbienne noire Audre Lorde l’a écrit il y a quarante ans, c’est-à-dire s’il est vrai que la prise de parole minoritaire permet de rendre visible des formes de domination qu’on ne verra pas autrement, des nouvelles ruses des « maîtres » émergent en réaction aux « effets théoriques de la colère des opprimé·e·s ».

Quand on étudie, comme c’est mon cas, la rhétorique utilisée par les acteur·e·s des campagnes « anti-genre », on constate en effet que la diabolisation du concept de genre n’est pas la seule stratégie de déformation. Elle s’accompagne d’autres altérations : ces acteur·e·s proposent aussi des redéfinitions de la notion de genre visant à le naturaliser et à en détourner l’usage, ou l’instrumentalisent à des fins xénophobes à travers la fabrication d’un clivage opposant « nous » (tou·te·s défenseur·e·s des droits de femmes ) à « eux » (qui seraient par « nature » ou par « culture » sexistes). Des telles stratégies prouvent bien que la dimension symbolique, qui est au cœur tant de toute entreprise de contestation émancipatoire de l’ordre social, l’est aussi de toute action orthodoxe visant à réaffirmer par de nouveaux moyens la doxa et l’ordre du monde en vigueur.

« Race », un mot indicible ?

Du côté de l’ordre racial, l’actualité politique française atteste que pour une grande partie des acteur·e·s du champ politique et intellectuel national, la catégorie de race n’est pas à utiliser : dire la race serait « racialiste », autrement dit raciste, et produirait des races là où il y en aurait qu’une, la race humaine. En effet, mêmes les identitaires d’extrême droite ont désormais tendance à renoncer à employer le mot (au moins dans le débat public), y préférant désormais celui de « culture ».

Si dans ses analyses, Colette Guillaumin a montré comment le mot « culture » peut fonctionner comme l’équivalent qui n’ose plus dire son nom de la race des racistes, elle a, dès le début de ses recherches à la fin des années 1960 et tout au long de son travail, choisi d’utiliser la notion dans un sens sociologique s’opposant diamétralement au sens substantialiste des racistes, et cela afin de saisir le fonctionnement et l’étendu du racisme.

De L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel (ouvrage aujourd’hui épuisé et qu’il serait grand temps de voir réédité) aux essais du recueil Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Guillaumin définit la race comme le produit historiquement déterminé d’un rapport social d’appropriation et d’altérisation d’un groupe par un autre. Ce rapport de pouvoir naturalisé innerve la société toute entière et produit des effets sociaux féroces et meurtriers. C’est donc le racisme comme système d’oppression matérielle et symbolique qui produit la race.

Les attaques médiatiques mentionnées en ouverture de ce texte ciblaient précisément un tel usage sociologique de la notion de race qui est actuellement adopté et revendiqué par des chercheur·se·s et par des militant·e·s. Elles ciblent également leur volonté de penser ensemble la multiplicité des dominations (notamment à travers le concept d’« intersectionnalité »), ainsi que des formes de militantisme antiraciste pratiquant la technique de la non-mixité (bien connue et d’ailleurs utilisée par des féministes comme Guillaumin).

Dans cette même revue, le sociologue Éric Fassin, qui lui aussi utilise la notion sociologique de race, a récemment interrogé son indicibilité à partir d’une analyse du vote par lequel les député·e·s français·e·s ont adopté à l’unanimité un amendement visant à supprimer le mot « race » du premier article de la Constitution[2]. Le sociologue souligne la double dimension, raciale et sexuelle, de la décision adoptée et la double logique l’accompagnant. En effet, l’amendement voté prévoyait à la fois d’enlever de la Constitution le mot « race » (il y figurait dans l’expression « sans distinction de race ») et d’y rajouter le mot « sexe » (dans l’expression « sans distinction de sexe »).

Pourtant, conclut Éric Fassin, pour les député·e·s français·e·s, parler de race serait raciste car validerait la fausse existence des races. On bannit, donc, le mot pour des raisons antiracistes, et bannir le mot effacerait la chose. De même, il faudrait dire le sexe pour des raisons anti-sexistes car s’appuyer sur la bicatégorisation sexuelle (présumée vraie) permettrait de lutter contre les discriminations envers les femmes. Faut-il, donc, si l’on veut être antiraciste et antisexiste, dire le « faux » de la race et le « vrai » du sexe ?

Penser ensemble la vérité et le mensonge des catégories de race et de sexe

Loin d’opposer le « vrai » du sexe au « faux » de la race, Colette Guillaumin propose dès la fin des années 1960 une définition sociologique des deux catégories et analyse leur articulation. Il s’agit pour elle de « formations imaginaires socialement efficaces » produites par le système raciste et par le système sexiste ou, dans ses termes, par la racisation et le sexage. Les catégories de sexe et de race fonctionnent de manière homologue et sont liées par des « rapports organiques ». La forme du sexe anatomique et la couleur de peau sont socialement supposées précéder et justifier le classement entre deux différents groupes occupant des places systémiquement asymétriques dans la hiérarchie sociale.

Guillaumin renverse cette perspective naturaliste en théorisant qu’il s’agit de « marques » qui ne seraient pas socialement pertinentes en l’absence des rapports de domination liant les groupes en présence : les hommes et les femmes, les blanch·e·s et les non-blanc·he·s. Ces groupes ne sont pas des groupes naturels : ils sont constitués comme tels par le rapport social qui les lie, les hiérarchise et les oppose. Définir la race et le sexe de telle manière permet donc de saisir, à la fois, les discriminations racistes et sexistes, qui dans une société relèvent d’actes de volition, d’idées, de propos, mais aussi les discriminations raciales et sexuelles qui, au-delà des intentions subjectives conscientes, structurent la société toute entière.

En effet, comme Guillaumin le montre dans L’idéologie raciste, définir la race et le sexe revient aussi à définir le racisme et le sexisme (et l’antiracisme et l’antisexisme) : penser la race et le sexe comme des rapports sociaux revient à penser le racisme et le sexisme comme des rapports systémiques de pouvoir entre groupes qui occupent des places asymétriques et antagonistes dans la structure sociale. Cela veut dire penser ensemble la vérité et le mensonge de ces deux catégories et dire que la vérité (l’existence d’un groupe) nourrit le mensonge (le fait que le groupe soit naturel).

Affirmer que le racisme et le sexisme sont des systèmes de domination d’un groupe privilégié sur un groupe infériorisé s’inscrivant dans une histoire séculaire de domination – voire millénaire, dans le cas du sexisme – a une triple conséquence sur le plan analytique. Une telle définition sociologique de la race (et du sexe) autorise l’usage de notions telles que « racisme/sexisme structurel » ou « racisme/sexisme institutionnel », certain·e·s employant aussi celle de « racisme d’État » dans le cas où ce sont des pouvoirs publics (la justice, la police) qui produisent des discriminations à travers leurs pratiques.

D’une telle définition de la race (du sexe), du racisme (du sexisme) et de l’antiracisme (de l’antisexisme) découle, aussi, l’irrecevabilité de l’actuelle rhétorique anti-minoritaire qui nie le caractère structurellement asymétrique, c’est-à-dire non réversible, des systèmes de domination raciale et sexuelle : « racisme anti-blanc », « racisme anti-hommes », « hétérophobie ». Affirmer et montrer le caractère systémique du sexisme et du racisme, mais aussi de l’hétéronormativité, porte à se référer aux deux groupes antagonistes en jeu : ceux qui profitent (à des degrés divers) d’un système d’oppression donné et ceux qui en subissent les effets (là, encore, selon des modalités variables).

Autrement dit, ce paradigme théorique rend visible que les groupes dominants selon différents axes de catégorisation et différents systèmes de domination (race, sexe, sexualité), bien qu’hétérogènes en leur sein, bénéficient d’un système de privilèges qui correspond au système d’assujettissement des groupes opprimés. Ainsi Guillaumin, comme les chercheur·se·s et militant·e·s qui s’inscrivent dans une telle approche, nomme « les blanc·he·s », « les hommes », « les hétérosexuel·le·s » et étudie leur position structurellement privilégiée.

Il ne s’agit pas de « groupes naturels » (comme c’est le cas dans une approche substantialiste), mais de groupes qui, selon diverses modalités et selon divers contextes historiques, sont dans un état de pouvoir non pas moindre, mais supérieur. Parmi les privilèges détenus par les majoritaires, l’un des plus avantageux car l’un des moins visibles est celui d’incarner la norme (de race, de sexe, de sexualité) et d’être ainsi perçu·e·s (et de se percevoir) comme il faut, absolu·e·s, universel·le·s, en plus de pouvoir être inconscient·e·s de ses propres propriétés sociales.

Guillaumin a écrit que « dans la société blanche, le blanc ne sait pas qu’il est blanc, il est », énonçant aussi le privilège des majoritaires, leur « surplus d’être, d’humanité et de pouvoir » dans une société encore structurée par des rapports de domination de race et de sexe.

De la subjectivation minoritaire

Les attaques anti-minoritaires telles qu’elles se déploient aujourd’hui s’en prennent aussi à « l’obsession identitaire » qui serait le propre des chercheur·ses et des militant·e·s engagé·e·s au sujet des questions minoritaires. Cela revient à ignorer ou à sciemment déformer ce qui se dit et se fait dans de telles recherches ou luttes. Loin de se réclamer d’une quelconque « identité » ou d’un quelconque « droit à la différence » – les deux notions appartiennent plutôt aux théories nativistes ou culturalistes élaborées par des penseurs comme Alain de Benoist, référence idéologique clé des groupes identitaires –, ces chercheur·se·s et militant·e·s s’appuient et ravivent la notion de « minoritaire » que Colette Guillaumin a grandement contribué à forger.

Le concept fait référence à celles et ceux appartenant aux groupes qui sont matériellement en état de moindre pouvoir dans les rapports sociaux et qui idéologiquement sont altérisés et naturalisés. Dans le sillage des penseurs de l’incorporation du social que Guillaumin cite explicitement – de Pascal à Baldwin et Du Bois, de Fanon à Goffman et Barthes – et en dialogue constant avec les travaux des féministes et lesbiennes du courant matérialiste – Monique Wittig, Nicole-Claude Mathieu, Christine Delphy, Paola Tabet –, Guillaumin propose une théorie des processus de subjectivation dans laquelle les corps, les consciences et les inconscients (c’est-à-dire les réflexes et les automatismes) ne sont pas pensés comme des données, psychologisées et déshistorisées, mais sont conçus comme historiques et sociaux.

Ce sont des réservoirs où les rapports de domination se gravent, se conservent et s’expriment. Dans L’idéologie raciste, Guillaumin écrit que la désignation est l’acte premier de la racisation : classer, signifier à quelqu’un·e par des catégorisations, des pratiques, des politiques qu’il ou elle appartient « par essence » au groupe des « Autres », revient à lui assigner une place inférieure dans l’ordre social.

De là découle la tendance de chaque sujet à acquérir socialement les capacités ou les incapacités a priori attribuées au groupe auquel il ou elle est assigné·e. Les capacités et les incapacités acquises seront, ensuite, socialement appréhendées – dans un processus d’inversion de la cause avec l’effet – comme émanant de la prétendue « nature » du sujet (de la forme de son sexe, de la couleur de sa peau).

Ainsi Guillaumin met-elle en lumière les processus de construction asymétrique des corps et des consciences des majoritaires et des minoritaires : pour elle, l’anatomie et la psyché sont politiques. Sexisme et racisme sont, donc, des systèmes qui s’inscrivent non seulement dans les idées, dans le sens commun, dans les structures sociales, mais aussi dans les catégories mentales, dans les automatismes corporels et langagiers. D’où l’entreprise titanesque de lutter pour les éradiquer.

Dans le moment historique que nous traversons (et qui nous traverse), celui d’une violente résurgence de la pensée naturaliste, nous les minoritaires avons tout intérêt à faire vivre des savoirs et des luttes qui, pour détruire des systèmes d’oppression si solidement enracinés dans les structures sociales et mentales, dans les automatismes corporels et langagiers, pensent ensemble la vérité et le mensonge des catégories de race et de sexe. Car, au moment où Colette Guillaumin l’écrivait il y a cinquante ans, comme hélas encore aujourd’hui, la couleur de peau et la forme du sexe anatomique renseignent encore très bien sur les places occupées par les différents sujets dans les rapports de pouvoir.

Cet article a été publié pour la première fois le 9 mars 2020 dans le quotidien AOC


[1] Sara Garbagnoli et Massimo Prearo, La Croisade “anti-genre” : du Vatican aux manifs pour tous, Textuel, 2017, et Roman Kuhar et David Paternotte (dir.), Campagnes anti-genre en Europe. Des mobilisations contre l’égalité, Presses universitaires de Lyon, 2018.

[2] Éric Fassin, « Le mot race – cela existe », AOC, 10 avril 2019 ; « Le mot race – le mot et la chose », AOC, 11 avril 2019.

Sara Garbagnoli

Sociologue et féministe, Chercheuse rattachée au Laboratoire d'Études de Genre et de Sexualité - LEGS (C.N.R.S., Université Paris 8, Université Paris Nanterre)

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[1] Sara Garbagnoli et Massimo Prearo, La Croisade “anti-genre” : du Vatican aux manifs pour tous, Textuel, 2017, et Roman Kuhar et David Paternotte (dir.), Campagnes anti-genre en Europe. Des mobilisations contre l’égalité, Presses universitaires de Lyon, 2018.

[2] Éric Fassin, « Le mot race – cela existe », AOC, 10 avril 2019 ; « Le mot race – le mot et la chose », AOC, 11 avril 2019.