Théâtre

Couvre-feu, le théâtre doit jouer la création contre l’innovation

Directeur du Théâtre de la Bastille

Durement touchés par le couvre-feu récemment instauré, les théâtres sont plus que jamais appelés à « innover » et à se réinventer. Face à une telle injonction il faut inlassablement rappeler combien le théâtre demeure archaïque, prenant la forme d’une boîte noire qui propose un dispositif très simple : d’un côté des acteurs qui jouent en racontant une histoire, de l’autre des spectateurs qui écoutent et regardent.

Les théâtres ne sont pas les seuls à souffrir des mesures de restriction dont la dernière, le couvre feu, empêchera de fait nombre de spectacles, mais ils ont la particularité d’avoir été l’objet d’injonctions diverses : réinventez-vous, innovez, soyez inclusifs et surtout, n’oubliez pas l’éducation artistique ! Le théâtre ne pourrait-il finalement perdurer qu’à la condition d’en finir avec ses archaïsmes ? Que les modernes s’adaptent, car l’adaptation est moderne !

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Soyons clairs, il n’y a pas de progrès en art et le théâtre pas plus que d’autres n’est la place du progrès. Il est pour l’essentiel étranger à l’innovation qui ne tient qu’à quelques éléments techniques, guère plus.

Depuis des siècles, le théâtre s’intéresse à une chose et à une seule : l’humain, l’humanité, le drame de l’Homme, la tragédie du monde, la confusion des sentiments, la cruauté et l’amour, bref à tout ce qui n’est ni technique ni innovant. Le progrès désignait une amélioration du sort réservé aux humains, il pouvait en passer par des inventions techniques, mais désignait un espoir que la technique ne sait énoncer ni ne contient. On connaît aujourd’hui l’ampleur de ses dangers.

Le théâtre est archaïque. Il est une boîte noire qui propose un dispositif très simple : d’un côté des acteurs qui jouent en racontant une histoire, de l’autre des spectateurs qui écoutent et regardent. Bien sûr, le théâtre peut se donner ailleurs et autrement, mais cela reste provisoire et en référence à son lieu. Alors s’il sort de chez lui parfois, c’est pour y revenir. Le théâtre (au moins dans sa forme «public») n’a attendu personne ni aucune injonction pour aller à la rencontre des écoliers, des prisonniers, des vieux, des démunis, que sais-je encore? Et le plus souvent, ces gestes généreux, ce travail, sont le fait d’initiatives individuelles et sont nourris par un intérêt humain, seulement humain.

Le théâtre est cette vieille pratique dont la beauté est la surprise qu’il peut produire au cœur de son archaïsme.

Bien sûr, les acteurs peuvent en temps de pandémie et de fermeture des lieux publics clos, lire des poèmes au téléphone à des écouteurs attentifs. Bien sûr, mais ce n’est pas du théâtre. C’est une relation maintenue avec les moyens du bord. Très bien. Mais qu’on ne parle pas de « réinvention » ! Le théâtre a un lieu pour cela où il invente chaque soir du mieux qu’il peut ce dialogue ; il n’a pas à se réinventer. Surtout pas ! Je note d’ailleurs que le mot – théâtre – est le même pour désigner l’art et son outil, son abri.

Je continue d’éprouver dans ce lieu généralement, et de préférence, clos, concentré, au cœur de cette expérience du face à face, les émotions et les sentiments aptes à devenir les pensées qui nourrissent et transforment le tout de ma vie. Un dialogue se poursuit à l’intérieur de moi, un livre, une musique, un visage, soudain prennent les couleurs inattendues de l’insoupçonné et retrouvent dans l’enclos du for intérieur, les forces contradictoires de l’humain. Le théâtre est cette vieille pratique dont la beauté est la surprise qu’il peut produire au cœur de son archaïsme. Fêtons le vieux, si merveilleusement résistant aux abus de l’innovation.

Revenons un instant sur les conditions qui président à son irremplaçable place. La tradition a longtemps considéré le dispositif théâtral par la mise en présence de deux entités séparées. L’acteur, le spectateur. Mais cette tradition qualifie ces entités. L’un est actif, l’autre est passif. Jouer est une action, regarder est une passivité. Cette passivité est alors renvoyée à une absence de liberté, voire à une soumission à un ordre ou à une ordonnance qui fait de lui non le sujet, mais l’objet d’une emprise. C’est la position de Platon qui aura de longues répercutions : « être spectateur, c’est être séparé tout à la fois de la capacité de connaître et du pouvoir d’agir. »[1]

La critique qui récuse la légitimité de ce dispositif s’appuie sur cette dissymétrie. Ou dit autrement, la pratique qualifiée de « bourgeoise » du théâtre (XIXe siècle) a confirmé cette partition, car elle a privé le spectateur de sa capacité critique. On y vient rire de soi sans que le soi en soit remis en cause. Nombreuse sont les œuvres qui incitèrent à cette misère. Une absence de distance critique joue avec complaisance d’une adhésion à la pauvreté du drame proposé. Je ne suis pas sûr que sous le couvert de l’innovation, ne se glisse une mauvaise réponse à cette question.

Le théâtre de Brecht fut une première réponse solide à ce problème de la dépendance supposée du spectateur, lui qui cherche à créer chez ce dernier la conscience de sa dépendance. Mais comme l’écrit Jacques Rancière, Brecht renverse la contradiction tout en la gardant en l’état. Ainsi, plusieurs questions demeurent:
Qui dit que le spectateur est passif, pourquoi doit-il être éveillé ?
Qui dit que regarder est une absence d’action ?
Quelles sont les œuvres en cause ?

Je ne suis pas le seul à avoir proposé chez le regardeur une distinction entre le voyeur et le voyant.

L’invention du théâtre se tient là, dans ce dispositif où le face à face ne sépare pas une fiction d’une réalité sociale, mais écarte et rapproche un étranger d’un étranger.

Aucun spectateur ne rentre au théâtre les mains vides, sans passé, sans culture, sans désir, sans imaginaire, sans ses propres matériaux sensibles aptes à activer son regard. Sans doute faut-il que ce qui est à voir soit attentif à la complexité humaine ; sans doute faut-il que le drame n’échoue pas dans la complaisance de la banalité, mais relève en son sein la présence contradictoire du plaisir et de la cruauté ou de ce qui constitue l’humanité, cet animal parlant ; sans doute faut-il qu’il y ait quelque chose à voir. Mais sans ce quelque chose, le théâtre est absent, on ne parle que de ses caricatures.

Dès lors, que se passe-t-il ? Le voyeur est passif en effet. C’est Penthée dans son arbre matant les femmes bachiques. Ca finira mal comme on sait. Le voyant n’est pas pour autant un alchimiste, le voyant est celui qui active son regard à partir de sa vie, de son imaginaire, de sa dernière lecture, de son ultime amour. Il est celui qui interprète l’interprétation des acteurs. Il n’y a pas de rupture dans le geste d’interprétation, mais partage et différenciation. La distance nécessaire n’est donc plus séparation, mais écart. Le voyant se porte au plus près de ce qui est à voir et son action produit l’écart qui ne fait pas de lui la victime de l’émotion, mais le voyageur qui transporte la confrontation des affects au cœur de sa vie sensible.

L’invention du théâtre se tient là, dans ce dispositif où le face à face ne sépare pas une fiction d’une réalité sociale, mais écarte et rapproche un étranger d’un étranger. Le théâtre est un art quand il est une terre étrangère. L’art n’est pas une familiarité. Je vois là les limites de l’inclusion, de cette volonté de désintimidation, de mettre tout à la portée de tous. Non, sans un peu d’intimidation, l’admiration s’estompe et avec elle les belles raisons d’aimer durablement.

Le problème réel de l’accessibilité (rendre accessible au plus grand nombre possible, selon l’injonction de Malraux) se résout autrement, avec une délicatesse qui ne détruit pas l’opacité de l’oeuvre, avec un art de l’accueil et un geste de confiance. Chacun peut être un amateur (aimer) pour cette raison principale : découvrir le goût de cette étrange étrangeté. Une belle salle assemblée se constitue de ce goût partagé qui pourtant partage les jugements en appréciations différentes. Ce trésor – car c’est un trésor démocratique que le hasard, chaque soir, réunisse ces spectateurs curieux –, ce trésor est la disponibilité offerte par ce dispositif archaïque du face à face.

C’est la mise en place de ce dispositif qui rend l’invention possible, recevable, (et cela même lorsqu’il est bousculé par des nécessités scénographiques), hors toute innovation greffée là en fonction des possibilités techniques. L’assemblée, idéalement, est la réunion de ces goûts divers qui forment notre commune appartenance au Monde. Et cette appartenance décide que voir est un acte. C’est en cela que le goût de voir est un geste politique autant qu’un acte qui déplace et nourrit le sensible : par là le politique rejoint le sensible et inversement. 

Je me dois d’ajouter qu’il ne peut s’agir que d’ensembles minoritaires. L’assemblée théâtrale ne se confond pas avec le peuple, en tout cas, certainement pas dans sa forme holistique. L’assemblée n’est pas un corps, mais un ensemble hasardeux de solitudes, car voir est une activité qui requiert d’ouvrir en soi différentes possibilités d’être. Le théâtre n’est pas le peuple et s’il fait communauté, c’est le temps de son accomplissement, pas plus et rarement. C’est le plus souvent ce que rate l’étude sociologique ou économique, celles qui comptent les retombées économiques ou le nombre d’entrées. Dans un musée, le nombre de visiteurs ne garantit rien de la qualité des regards.

Le mot de culture engloutit aujourd’hui tout l’indifférencié des œuvres, des plus exigeantes au plus triviales.

C’est pourquoi la responsabilité d’un directeur ne porte pas sur le phantasme du «tous», mais sur l’élargissement de ces minorités. Et il doit, ce directeur, se convaincre que le succès même ne suffit pas à démontrer que cette expérience (voir) soit pour chacun un déplacement réel. Si l’expérience touche l’intimité de chacun, si elle apte à déplacer marginalement la structure du Moi, alors il n’y a pas de preuves objectives, quelques témoignages seulement, quelques mémoires. Que veut dire dans ce contexte réel l’injonction à se « réinventer » ?

Que penser et tenir une politique faite d’aides financières dans ces conditions représente un enjeu difficile et place le ministre de la Culture dans une relation tendue avec le ministre des finances, c’est sûr. Penser que le succès nécessaire ne soit pas suffisant à prouver la légitimité artistique d’un parcours est une gageure. Cependant, je garde en mémoire cet avertissement d’Heine Müller : « lorsque le succès a lieu, l’impact a disparu ». Pas nécessairement, je l’accorde volontiers, néanmoins… De tout cela, l’innovation ou la réinvention ne sont certainement pas garants. Ce sont des mots qui dissimulent une réalité plus âpre, plus belle aussi. Peut-être disent-ils aussi l’effroi politique qui a pour nom : l’élitisme.

C’est dans cette brèche – élite/peuple, chacun/tous – que vient périodiquement s’engouffrer le mantra de la démocratisation culturelle et de son échec supposé. Deux problèmes se révèlent ici. Premièrement, non, ce n’est pas un échec si l’on considère que par démocratisation, on entend l’accès à l’art de ceux qui en sont écartés, quel qu’en soient les raisons. Tous les théâtres publics aujourd’hui s’y attèlent, chacun selon ses moyens et sa philosophie. Deuxièmement, le mot de démocratisation prête à confusion s’il suggère un processus qui aurait son point d’achèvement dont se déduirait son échec. C’est évidemment stupide. La démocratie elle-même est le mouvement de l’inachevé. Alors, que vise-t-on ? La valorisation de l’éducation artistique (la rencontre prudente avec l’art) ou le libre accès que le pass culture voudrait généraliser. Je n’y crois pas.

Le mot de culture engloutit aujourd’hui tout l’indifférencié des œuvres, des plus exigeantes au plus triviales. Or, c’est l’accès au plaisir de l’exigence qui est l’enjeu démocratique. La collaboration étroite de la culture et de l’Éducation nationale, l’expérimentation par petits groupes d’élèves réunis autour d’un artiste, cela reste à faire dans des proportions aptes à donner sens et contenu à ce mot de démocratisation si l’on y tient. Il s’agit toujours de déplacer ou d’élargir un goût formé et de proposer une expérience telle qu’elle puisse en générer d’autres, extérieures à tout cadre institutionnel.

Il me semble pour finir que l’on peut lire dans ces contradictions, accompagnées d’hésitations et de renversements idéologiques, deux rapports au temps. Les hésitations idéologiques se manifestent entre l’ouverture libérale offerte aux théâtres (voir la concentration des exploitations des théâtres à Paris ou la poussée des pouvoirs locaux vers la facilité en province), et la nécessité d’une meilleure éducation artistique pour éviter de trop béantes fractures sociales que la pandémie a jeté dans une lumière crue. Mais d’un côté, on joue un temps court alors que l’autre nécessite un temps long et incertain.

Il faudrait choisir et courageusement, s’y tenir en comprenant que sans une œuvre forte à laquelle se confronter, on perd son temps. Sans ce temps long, l’apport que les arts de la scène peuvent apporter à une compréhension raisonnée de la chance démocratique se sera éloigné. Ne resterait plus pour justifier l’apport de l’argent public que le Nombre, cette comptabilité des entrées dans les musées, les théâtres et ailleurs, qui ignorent la question qui m’importe, moi qui suis comme chacun avide de succès : Qui voit quoi?

 


[1] Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Editions La Fabrique, 2008, p.8.

Jean-Marie Hordé

Directeur du Théâtre de la Bastille, Paris

Notes

[1] Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Editions La Fabrique, 2008, p.8.