La mise en scène de la science : de la Covid-19 à la 5G
Un virus n’a pas d’intentionnalité, à part peut-être celle de trouver des hôtes pour se multiplier puisqu’il est incapable de le faire seul. Contrairement à ce qu’on a pu lire et entendre ici et là, celui qui est responsable de la Covid-19 n’a donc nullement surgi dans le but de nous faire la morale, encore moins de nous châtier. Mais, à défaut de recevoir des leçons de sa part, nous pouvons, nous, en tirer quelques-unes pour notre propre compte, en analysant ce que nous avons appris grâce à lui, ou en regardant les effets qu’il a eus sur nous, notamment dans notre façon de parler des sciences.
Par exemple, nous savons encore mieux qu’auparavant que les grandes pandémies à venir seront des « zoonoses » – c’est-à-dire des infections virales brisant la barrière inter-espèces pour se propager de l’animal à l’homme –, dont la diffusion est favorisée par les bouleversements écologiques induits par l’activité humaine. Il est donc grand temps de prendre acte du fait que nous ne pourrons pas nous abstraire du monde à notre guise. L’humanité ne constitue nullement une bulle autonome, à part. Faisant partie de la nature, elle ne saurait s’en émanciper radicalement.
Curieux renversement, au demeurant : alors qu’encore tout récemment, certains techno-prophètes prédisaient notre imminente libération des soucis liés à la matérialité de notre corps grâce aux nouvelles technologies, nous voilà cruellement et brutalement ramenés à notre « socle biologique » ; et pendant de longues semaines, au lieu de courir le monde et de nous rendre encore un peu plus « comme maîtres et possesseurs de la nature », nous avons dû sagement rester chez nous, nous confiner comme faisaient nos ancêtres.
Une occasion historique d’expliquer ce qu’est la recherche
D’autres leçons sont à tirer du traitement médiatique des aspects scientifiques de la pandémie. Une opportunité quasi-historique nous était là donnée d’expliquer au grand public, en temps réel, jour après jour, la méthodologie scientifique : ses tâtonnements, ses avancées, ses multiples biais, ses succès, mais aussi en quoi consistent un essai en double aveugle, un essai randomisé, un effet placebo, un bon usage des statistiques, la différence entre une corrélation et une relation de cause à effet… Au lieu de la saisir, nous avons préféré mettre en scène une interminable foire d’empoigne entre égos ayant souvent atteint une certaine sur-dimension. D’aucuns accordaient même à leur « ressenti » un crédit si élevé qu’ils parvenaient à trancher d’un simple coup de phrase des questions vertigineusement complexes. Tout en reconnaissant, pour les plus honnêtes d’entre eux, qu’ils n’y connaissaient absolument rien (« Je ne suis pas médecin, mais je… »).
Je crains qu’une partie du public se soit ainsi laissée abuser, et considère désormais que la science est une simple affaire d’opinions qui s’affrontent sans jamais converger. Je le crains d’autant plus qu’aujourd’hui, la tendance à avoir un avis non éclairé sur tout, et à le répandre largement, semble gagner en puissance grâce aux réseaux sociaux. Dans son sillage, elle distille l’idée que la science ne relève que d’une croyance parmi d’autres. Elle serait en somme une sorte d’Église émettant des publications comme les papes des bulles, que les non-croyants ont tout loisir non seulement de contester, mais aussi de mitrailler de commentaires à l’emporte-pièce.
Entendons-nous bien : je suis parfaitement conscient que nous vivons tous dans une mare de préjugés, et que les scientifiques – qu’ils s’expriment publiquement ou non – n’échappent pas à la règle. S’ils parviennent à s’en défaire dans leur domaine de compétence, ce n’est certainement pas en purifiant leur propre intellect, ni en s’imposant une cure de désintéressement personnalisée, ni en polissant leurs phrases, mais en adoptant collectivement une méthode critique qui permet de résoudre les problèmes grâce à de multiples conjectures et tentatives de réfutation. Une vérité « scientifique » ne doit en principe pouvoir être déclarée telle qu’à la suite d’un débat contradictoire ouvert, conduisant si possible à un consensus. Bien sûr, je n’ignore pas qu’il existe des zones grises, des situations ambivalentes où la vérité, hésitante, parfois même plurielle, prête à débat. Mais ce sont alors la prudence et l’humilité qui devraient s’imposer. Je dis bien « devraient »…
Je n’ignore pas non plus que les scientifiques ne sont pas exempts des défauts coutumiers au genre humain : mauvaise foi, arrogance, bêtise, cupidité, précipitation, aveuglement, folie. Comme tout un chacun, ils peuvent se tromper, subir l’influence des idéologies ou des lobbys, parfois même tricher, de sorte que leurs déclarations quant à la vérité de tel ou tel résultat ne sauraient être prises pour argent comptant. Reste qu’en général, grâce justement au travail collectif mené à l’intérieur même du champ scientifique, de tels errements finissent par être démasqués et dénoncés.
La science versus recherche
Il est toutefois permis d’espérer qu’à la fin de cette pandémie, nos concitoyens auront pu mieux comprendre que la science n’est pas la même chose que la recherche. La première représente un corpus de connaissances, de résultats acquis, de théories qui ont été dûment mises à l’épreuve, et qu’il n’y a pas lieu – jusqu’à nouvel ordre ! – de remettre en cause : la Terre est ronde, l’atome existe bel et bien, E = mc2, l’univers observable est en expansion, les espèces animales évoluent, l’activité humaine modifie le climat, etc. La recherche, elle, tente d’aborder des questions précises dont la bonne réponse n’est pas encore connue : d’où vient que l’antimatière qui était présente dans l’univers primordial a disparu ? Existe-t-il une vie extra-terrestre ? Une personne malade parce qu’elle a contracté tel nouveau virus pourrait-elle être infectée une seconde fois par ce même virus ?
Lorsque cette distinction n’est pas faite – comme ce fut trop le cas ces derniers mois –, l’image de la science, abusivement confondue avec la recherche, se brouille et se dégrade : elle donne l’impression d’être une bagarre permanente entre experts qui ne parviennent jamais à s’accorder. Elle donne en outre l’impression d’être tiraillée entre excès de modestie et excès d’enthousiasme, car son rapport à la vérité apparaît alors contradictoire : d’un côté, elle affirme avec assurance pouvoir l’atteindre ; de l’autre, elle se réclame du doute systématique.
De l’extérieur, forcément, on a un peu de mal à suivre… surtout si l’on est impatient. Nul résultat de recherche ne tombant directement du ciel (y compris en matière de thérapeutique !), il faut aller le chercher, laborieusement, en faisant des observations, des analyses, des mesures, des calculs, en mettant en place des protocoles, en traquant les incertitudes, les à-peu-près, les zones d’ombre, les erreurs qui se nichent ici ou là, en inventant aussi, parfois, d’autres techniques, ou en explorant de nouvelles idées. Il faut ensuite discuter les résultats obtenus avec d’autres chercheurs qui s’intéressent aux mêmes questions ou travaillent sur des sujets voisins. Tout cela demande du temps, beaucoup de temps, contrairement à ce que certains esprits trop zélés ont voulu nous faire croire depuis les débuts de la pandémie. Ils ont annoncé précipitamment et de façon péremptoire de prétendus résultats, notamment à propos de tel ou tel médicament, qui allaient bien au-delà de ce que les études sérieuses, qui n’avaient pas encore abouti (et pour cause !), permettaient d’affirmer.
Il y a là une autre leçon à retenir : la temporalité propre de la recherche a si peu à voir avec celle de Twitter qu’on doit se méfier des proclamations individuelles et des communiqués autopromotionnels que d’aucuns jettent en pâture à une opinion particulièrement inquiète. Il faut dire qu’en période de crise, notre impatience collective crée une demande de certitudes que les chercheurs scrupuleux ne peuvent pas satisfaire puisque, précisément, ils ne savent pas encore. Par l’effet d’une logique médiatique implacable, ils se trouvent alors détrônés par d’autres intervenants qui, eux, n’hésitent guère à clamer urbi et orbi des conclusions simples et tranchées, plus plaisantes à nos oreilles que leurs discours encore hésitants, parfois maladroits.
Mais les travers constatés à l’occasion de la pandémie ne valent-ils pas, de façon quasi-systématique, pour maints autres sujets à la croisée de la science et de la technologie ?
Comment débattre des applications de la science ?
L’espace public se montrant désormais sous la forme d’une très bruyante cacophonie, il est devenu difficile de se forger un avis éclairé sur les sujets scientifiques ou technologiques, de quelque nature qu’ils soient, tant les avis de ceux qui s’expriment sont opposés, simples, lapidaires, définitifs. Cette situation a ceci de fascinant qu’elle semble révéler une assez forte décorrélation entre militance et compétence, comme si le fait d’avoir une opinion radicale (pour ou contre !) permettait de se dédouaner à bon compte de l’exigence d’accroître ses connaissances. Soyons humblement honnêtes en reconnaissant que cela vaut pour (presque) chacun d’entre nous. Que nous soyons dans le camp des pro ou dans celui des anti, nous ne savons guère ce que sont les OGM, ni sur quels principes fonctionnent les réacteurs nucléaires, ni par quel miracle ondulatoire nos téléphones parviennent à envoyer des messages à l’autre bout du monde. Mais – ô surprise – lorsqu’un sondeur vient nous interroger sur ces sujets, nous n’hésitons pas à répondre par oui ou par non aux questions posées.
Comment expliquer cette promptitude à faire valoir notre prétendue expertise ? Elle tient sans doute au fait que nous nous prononçons non pas sur les technologies elles-mêmes, mais sur les images auxquelles notre esprit les associe. En effet, toute technologie produit un « effet de halo », comme le fit remarquer le philosophe Gilbert Simondon : elle rayonne autour d’elle une lumière symbolique qui dépasse sa réalité propre et se répand dans son entourage, si bien que nul ne la perçoit telle qu’elle est vraiment, tout entière contenue dans ses limites objectives, matérielles, utilitaires ou encore économiques. C’est ainsi que certains succombent d’emblée aux facilités de la technophobie, toujours tentante, tandis que d’autres se laissent séduire par la propagande opiacée.
Prenons l’exemple de la 5G, le cas à la mode. Il est parfaitement légitime de vouloir examiner les possibles effets de cette technologie sur la santé et l’environnement, mais aussi et surtout sur nos façons de vivre et même sur notre intimité : par exemple, avec elle, vivrons-nous plus ensemble ou moins ensemble ? Serons-nous encore plus atomisés ou ferons-nous davantage société ? Par les perspectives qu’elles ouvrent, par les bouleversements qu’elles rendent envisageables, par les questions qu’elles posent sur les usages que nous choisirons d’en faire, les nouvelles technologies finissent toujours par s’arrimer à la question des valeurs : elles interrogent l’idée que l’on se fait de la société, de ce qu’elle devrait être ou ne devrait jamais devenir, et aussi notre façon d’y travailler, d’y occuper notre temps, d’être en rapport avec les autres.
Reste que, en ces domaines comme en d’autres, la discussion apparaît toujours difficile à mettre sur pied. Des « spécialistes » se manifestent dans tous les coins, chacun mettant en avant une « légitimité » particulière. Or, en principe, c’est à nous, à nous tous qu’il appartient d’examiner le type de compagnonnage que nous souhaitons construire avec les nouvelles technologies. Un débat s’impose donc, ne serait-ce que parce que débattre est à l’origine un verbe qui signifie « argumenter pour ne pas avoir à se battre » (« dé-battre »). Mais la question cruciale est ici d’ordre pratique plutôt que théorique : comment organiser un tel débat de sorte qu’on puisse dire après coup qu’il a vraiment eu lieu ? Où tracer la frontière entre ce qui relève de l’expertise (car il faut bien savoir de quoi il est question…), ce qui réclame une discussion générale (car nous sommes en démocratie) et ce qui revient au pouvoir politique (car à la fin, il faudra bien décider) ? Et quelles procédures consensuellement décidées à l’avance pourrions-nous adopter qui feraient que les avis proposés au terme du débat apparaîtront légitimes, même aux yeux de ceux qui ne les approuveront pas ?
En France, nous n’avons jamais trop bien su répondre à de telles questions. On se souvient du débat public national qui s’était tenu il y a une dizaine d’années sur les nanotechnologies. Il s’était déroulé dans de très mauvaises conditions, offrant le spectacle d’un curieux mélange de conflits violents et d’indifférence massive. Les obstacles auxquels s’était heurté ce débat illustrent la difficulté de l’exercice : la complexité du sujet et les enjeux qui l’accompagnaient étaient tels qu’on ne parvint jamais à atteindre le niveau d’une véritable argumentation et pas seulement celui de l’exemple, du témoignage ou de l’idéologie. Certains avaient alors parlé, à juste titre, de « fiasco ».
C’est pourquoi le temps semble venu d’inventer d’autres formes de concertation et de construction des décisions que le traditionnel « débat » qui bascule presque mécaniquement dans la polémique, voire la guerre de tranchées. La pluralité des avis doit bien sûr avoir droit de cité, même si avoir un avis, surtout s’il est d’emblée très tranché, ne suffit pas pour juger de la justesse ou de la fausseté d’un discours technique. Il s’agit surtout de donner à tous, notamment à ceux qui ne sont pas dans des postures radicales ou qui ne sont guère intéressés a priori, l’occasion et l’envie de s’engager sans modération, c’est-à-dire de s’instruire, de réfléchir, de discuter, d’interpeler les experts, de proposer. Une telle initiative, si elle trouvait son bon cadre, offrirait par surcroît l’occasion de revivifier la démocratie, ce qui serait un joli bonus.