Le management pédagogique et la transformation du système éducatif
Depuis les années 80, la plupart des pays de l’OCDE ont entrepris de nombreuses réformes afin de moderniser la gestion de leurs services publics. Ces réformes ont pour objectif de diminuer le nombre de fonctionnaires afin de réduire les déficits publics engendrés par le ralentissement de la croissance économique mais aussi par la baisse des taux d’imposition sur les entreprises et les ménages les plus aisés.
La plupart de ces réformes reposent sur un ensemble de principes hétérogènes que l’on désigne sous le terme générique de New Public Management Public (NPM) qui s’inspirent de la théorie économique standard, de la littérature managériale et qui sont surtout conformes au dogme du néolibéralisme selon lequel la régulation concurrentielle est plus efficace que la régulation étatique. Selon le NPM, pour améliorer l’efficacité de l’État, il faut importer dans la fonction publique des principes issus du management du secteur privé, donner plus de responsabilité aux acteurs, les évaluer et les obliger à rendre des comptes.
De la réforme de l’état à la réforme de l’école
En tant que service public, la plupart des systèmes éducatifs des différents pays de l’OCDE ont été concernés par des réformes inspirées du NPM, réformes rendues nécessaires en raison de l’importance que les États de l’OCDE accordent aux enjeux éducatifs : « Les acteurs politiques nationaux perçoivent donc beaucoup plus directement le jeu et les enjeux de la compétitivité économique au plan international et confrontent les collectivités publiques à deux exigences contradictoires. Pour devenir ou rester compétitives dans la mondialisation des marchés des capitaux et du travail, elles doivent tout à la fois élever le niveau de formation de la main-d’œuvre et réduire la charge fiscale qui pèse sur les entreprises et les personnes. Cette double contrainte explique que l’éducation et la formation aient conservé partout une très haute priorité politique, mais qu’il soit aussi beaucoup plus souvent question d’efficacité et d’efficience de l’action éducative, ainsi que de responsabilité et du fait de rendre compte (accountability). Les nouvelles méthodes de gouvernance et la plus grande autonomie et responsabilité des établissements répondent donc à une logique d’État davantage qu’à une revendication des acteurs locaux. » [1]
En France, depuis une vingtaine d’années, de nombreux ouvrages, articles et tribunes mettent en parallèle la croissance des dépenses publiques d’éducation et les médiocres résultats du système éducatif français. Selon ces analyses, la France doit réformer son système éducatif afin de le rendre plus efficace en s’inspirant de ce qu’ont fait les autres pays de l’OCDE[2] et donc appliquer les principes du NPM à la gestion de l’Éducation Nationale.
Ces projets de réforme sont défendus par de nombreux think-thanks libéraux comme l’IFRAP, Contrepoint, l’Institut Coppet, « Agir pour l’école », ou « la Fondation pour l’école » mais aussi par d’ex-hauts fonctionnaires (anciens recteurs, anciens directeurs de l’enseignement général, inspecteurs généraux, …), souvent présentés comme des « experts » ou des « spécialistes » des questions éducatives, qui se déclarent très attachés à la défense de l’école publique mais qui portent un regard critique sur l’organisation bureaucratique de l’Éducation Nationale[3].
Ces auteurs ne sont pas favorables à sa privatisation, mais estiment que’elle doit se réformer justement pour échapper à la concurrence du secteur éducatif privé qui prospère en raison des carences de l’école publique. Ils sont aussi souvent très critiques envers les syndicats enseignants qu’ils accusent d’encourager le corporatisme et de défendre le statu quo au détriment de l’intérêt des élèves.
En luttant contre toutes les tentatives de réforme d’où qu’elles viennent et en empêchant le système scolaire d’évoluer, ces syndicats, notamment la FSU et le SNES, ceux qu’Hervé Hamon appelle « la machine à dire non », seraient en fait complices d’un système scolaire injuste et inégal. Ces auteurs se déclarent souvent réformistes et proches des syndicats comme le SGEN ou l’UNSA[4]. La critique de la bureaucratie scolaire et de la bureaucratie syndicale sont ici congruentes.
La bureaucratie scolaire
La plupart des spécialistes considère que l’organisation bureaucratique de l’Éducation Nationale a permis le développement de la scolarisation à la fin du XIXe siècle et qu’elle a accompagné la massification scolaire de l’après-guerre. Cette forme d’organisation a été notamment décrite sous forme idéal-typique par Max Weber qui considère la bureaucratie comme la forme particulière que prend l’exercice de la domination dans les sociétés contemporaines.
Mais selon Weber, si la bureaucratie se développe, notamment dans les États démocratiques, c’est aussi parce qu’elle est la forme organisationnelle qui rend l’action des États efficace ; elle est donc la conséquence du développement de la domination légale-rationnelle qui succède historiquement à la domination patrimoniale dont le principe majeur est le respect de la tradition. « La bureaucratie présente un caractère rationnel : son action est dominée par la règle, les objectifs, les moyens, l’impersonnalité objective »[5].
L’organisation administrative de l’Éducation Nationale ressemble en effet à la bureaucratie telle que l’a théorisée Weber ; de même, le statut actuel des enseignants en France correspond en de nombreux points aux caractéristiques du fonctionnaire « wébérien » ou du « professionnel » décrit par Henri Mintzberg. C’est une administration fortement centralisée, puisque les décisions prises par le ministère doivent être appliquées par les établissements et les enseignants sur l’ensemble du territoire.
Les programmes scolaires, les horaires disciplinaires, les modalités de l’orientation, les sujets des examens sont définis par le Ministère de l’Éduction nationale et mis en œuvre par les chefs d’établissement et les enseignants [6]. Cette organisation centralisée est justifiée par la continuité du service public d’éducation, principe selon lequel chaque élève doit recevoir le même enseignement et pouvoir choisir son orientation quel que soit son lieu de résidence.
En tant que fonctionnaires, les enseignants sont recrutés par un concours, ce qui certifie qu’ils sont aptes à enseigner une discipline particulière. Ils bénéficient de la stabilité de l’emploi et d’une rémunération qui évolue en fonction de leur ancienneté et non de leurs performances. Ils jouissent d’une relative autonomie professionnelle puisqu’ils organisent eux-mêmes la façon dont ils enseignent.
Les enseignants occupent un emploi public et exercent une profession qui correspond à une vocation, puisque certains d’entre eux déclarent avoir choisi ce métier assez jeune. Le métier d’enseignant correspond assez bien au concept « wébérien » de « Beruf » qui signifie à la fois profession et vocation. En tant que fonctionnaires, ils ne sont donc au service ni d’un parti ni d’un gouvernement particulier mais de l’État, ce dernier étant censé incarner l’intérêt collectif.
Beaucoup d’entre eux vivent leur métier comme une « mission » et déclarent être motivés par un projet éthique comme la transmission des savoirs, la démocratisation scolaire ou l’émancipation des dominés ; mais, en tant que fonctionnaires, ils doivent accomplir leur mission de façon la plus neutre possible, sans favoritisme ni clientélisme. Ils sont donc animés par une conscience professionnelle assez forte et lorsqu’ils se mobilisent contre une réforme, ils associent aussi très souvent à la défense de leurs conditions de travail, la défense du service public et l’intérêt de leurs élèves.
Le « management pédagogique » contre la « bureaucratie scolaire »
Mais l’organisation bureaucratique de l’Éducation Nationale est régulièrement remise en cause, par la plupart des think thank libéraux, comme par de nombreux ex-hauts fonctionnaires, dont certains la comparent à un mammouth, à un diplodocus ou au Titanic. Dans son ouvrage intitulé Pour le management pédagogique, l’ex-recteur Alain Bouvier mobilise quant à lui les principaux théoriciens du management afin de montrer l’inefficacité de l’organisation bureaucratique du système éducatif français.
En effet, conformément notamment aux analyses de Michel Crozier, la prise en compte de la rationalité des acteurs doit permettre de mieux comprendre et donc d’améliorer le fonctionnement d’un système. Si dans une bureaucratie, les marges de manœuvre des acteurs sont en théorie limitées au maximum, ces derniers vont chercher, à l’inverse, à préserver des espaces de liberté, que Crozier appelle des « zones d’incertitude ».
La prise en compte de la stratégie des acteurs montre que les bureaucraties modernes sont donc loin d’être aussi efficaces que ce que prétendait Max Weber. Alain Bouvier estime que pour améliorer le fonctionnement du système scolaire, il faut identifier et mobiliser « l’intelligence collective » propre à chaque établissement afin de les transformer en « organisation apprenante ».
Lorsqu’un établissement devient une « organisation apprenante », il peut alors mettre en place des projets particuliers, les évaluer et procéder à la correction éventuelle des objectifs initiaux. Le management pédagogique doit donc mettre en place des instances de coopération et d’échange au sein des établissements afin qu’émergent des dynamiques favorables au changement et à l’innovation pédagogique.
Mais l’objectif du management pédagogique est aussi d’identifier les « routines défensives » que mettent en œuvre les agents qui résistent au changement car « tout se passe comme si l’émergence d’idées ou de connaissances nouvelles était perçue comme un risque à combattre par la communauté ressentie en fait comme une perte de pouvoir pour certains membres du groupe »[7].
Favoriser le changement au sein des établissements heurte alors forcément le corporatisme et le conservatisme des acteurs, qui craignent que le changement ne remette en cause leurs avantages acquis. L’enjeu du management pédagogique est bien de lutter contre les micro-pouvoirs et les zones d’incertitude créés par les acteurs qui s’opposent au changement dans les établissements scolaires.
Les principes du management pédagogique s’avèrent par ailleurs tout à fait compatibles avec ceux du NPM qu’Alain Bouvier définit comme « un ensemble de concepts validés au niveau international par les sciences de gestion au sein des plus prestigieuses universités incluant des méthodes orientées vers l’action collective et la décision et sans cesse susceptibles d’être remises en cause par des recherches ». Le terme de « management pédagogique » nous semble ici pertinent pour décrire, de façon générique et idéal-typique, le projet de réforme de l’Éducation Nationale inspiré par les principes du NPM et porté par la critique libérale de l’école, mais dont certains principes sont aussi défendus par les syndicats réformistes.
Selon cette approche, l’organisation bureaucratique du système éducatif est considérée comme une forme organisationnelle obsolète car elle empêche les établissements de s’adapter à l’évolution de leur environnement. L’amélioration de l’efficience du système éducatif français passe alors par sa décentralisation et la responsabilisation de ses acteurs.
Ainsi selon Jean-Michel Blanquer « Il faut à chaque échelon du système éducatif, et particulièrement au niveau de l’école et de l’établissement, chercher la réussite. Pour cela il faut à la fois diffuser de la confiance et trouver un équilibre entre l’autonomie, la responsabilisation et la capacité à rendre des comptes. Cela ne peut se faire qu’en donnant du pouvoir aux acteurs pour qu’ils assument des responsabilités et prennent des initiatives[8]. » Les principes du NPM sont ici très proches de thèmes récurrents aux études consacrées à la gestion du système scolaire et selon lesquelles l’efficacité du système éducatif français passe par l’autonomie des établissements, le « leadership » des chefs d’établissement et « l’accountability » des enseignants[9].
Les principes du NPM et le système éducatif
La rigidité du système éducatif français et sa difficulté à s’adapter à la diversité des situations locales est critiquée de façon récurrente par de nombreux spécialistes de l’éducation. L’organisation centralisée du système scolaire, héritage historique du XIXe siècle, repose sur l’hypothèse que les publics scolaires et les contextes locaux sont homogènes, ce qui ne correspond plus à la réalité actuelle. À l’inverse, la décentralisation de l’Éducation Nationale doit permettre aux établissements de mieux s’adapter à la diversité de leur public et de leur environnement économique. L’autonomie doit aussi concerner le recrutement des enseignants afin de permettre au chef d’établissement de constituer une équipe d’enseignants qui corresponde au projet pédagogique de l’établissement.
Conformément aux principes du NPM, il s’agit alors de dissocier la détermination des objectifs, qui reste la fonction des autorités de tutelles, et celle des moyens permettant d’atteindre ces objectifs, qui est confiée aux échelons inférieurs[10]. Ces derniers pouvant même devenir des agences indépendantes, ce qui permet à la fois de donner plus de responsabilités aux acteurs de terrain mais aussi de les rendre responsables des résultats obtenus. Transposée au secteur éducatif, l’autonomie peut aussi déboucher sur la contractualisation des établissements. Les établissements passent alors un contrat avec les autorités académiques et rectorales et s’engagent sur des objectifs chiffrés. Ils doivent ensuite rendre compte de leur performance et proposer en cas d’échec les moyens de faire progresser leurs résultats.
Selon les principes du management pédagogique, l’autonomie des établissements doit aussi favoriser la coopération entre les enseignants, l’investissement dans les projets, la mutualisation des pratiques, la mise en réseau des expériences et les interactions avec l’environnement. Mais, malgré les nombreuses réformes mises en œuvre depuis les années 80 visant à la décentraliser, Alain Bouvier considère que « l’éducation nationale est trop administrée, pas assez pilotée et pratiquement pas régulée[11] ». Ce diagnostic est partagé par J.-M. Blanquer selon qui « Tout se passe comme si, dans l’inconscient collectif national français, l’autonomie tendait à affaiblir le caractère national du système éducatif. C’est sans doute ce réflexe jacobin profondément ancré qui explique la difficulté à avancer vers la responsabilisation croissante des acteurs de terrain. » Pourtant, d’après certains experts, la relation entre autonomie des établissements et les résultats des élèves est loin d’être vérifiée.
Les premiers concernés par l’introduction de pratiques managériales dans l’éducation sont évidemment les chefs d’établissement appelés à devenir les « managers de la République ». Ils ne doivent plus se contenter d’administrer leur établissement, comme dans le modèle bureaucratique, mais doivent désormais exercer un véritable « leadership » sur leurs établissements afin de favoriser la réussite de leurs élèves.
« Le leadership est défini comme l’identification, l’acquisition, l’affectation, la coordination et l’utilisation des ressources sociales, matérielles et culturelles qui établissent les conditions préalables à l’enseignement et aux apprentissages. Il implique de mobiliser le personnel, les élèves pour repérer et s’attaquer aux tâches de réforme pédagogique et exploiter les ressources nécessaires pour soutenir la transformation de l’enseignement et des apprentissages. » Si le leadership doit impacter les résultats de l’établissement, il faut que le chef d’établissement puisse intervenir afin de réguler l’activité des enseignants et les inciter à transformer leurs pratiques, ce qui, en France, suscite en général l’hostilité des enseignants qui restent très attachés à leur autonomie professionnelle[12].
Mais, pour les promoteurs du management pédagogique, le problème majeur de l’Éducation Nationale et la source principale de ses dysfonctionnements concerne « l’irresponsabilité » des enseignants. Contrairement aux professionnels qui exercent dans le secteur privé, les enseignants n’ont de comptes à rendre ni à leur administration de tutelle, ni aux usagers du secteur public. Leur rémunération et leur avancement dépendent donc de leur niveau de qualification et de leur ancienneté mais elle est indépendante de leur performance individuelle. Puisque certaines études montrent que « l’effet maître » est responsable d’une partie des performances des élèves, les enseignants-efficaces doivent être reconnus et valorisés, y compris financièrement, sinon ils risquent de se décourager [13].
Ce risque était déjà évoqué par Adam Smith au XVIIIe siècle, dans La richesse des Nations : en effet, selon des hypothèses anthropologiques utilitaristes, les individus, dans leur travail comme dans l’échange, cherchent toujours à maximiser leur satisfaction ou leur intérêt personnel. Si leur mérite n’est pas récompensé, les enseignants n’ont donc pas intérêt à faire d’efforts particuliers pour faire progresser leurs élèves. En l’absence d’incitations matérielles, les enseignants, comme n’importe quels travailleurs, vont donc plutôt chercher à diminuer et non à augmenter leur ardeur à la tâche.
Mais, pour responsabiliser les agents, il faut impérativement pouvoir évaluer leur activité. L’évaluation doit alors permettre d’informer les acteurs sur l’efficacité de leurs pratiques, et les inciter, en cas de résultats médiocres, à se mobiliser afin d’adopter des pratiques plus efficaces. Conformément aux principes du benchmarking, la publication des palmarès des établissements met ceux-ci ainsi indirectement en concurrence : les bons élèves du secteur vont chercher à être scolarisés dans les établissements qui obtiennent de bons résultats, alors qu’à l’inverse ils vont éviter les établissements peu performants. Si les enseignants veulent que leur établissement reste attractif, en cas de résultats médiocres, ils ont donc intérêt à mettre en place des politiques d’établissement visant à améliorer les résultats de leurs élèves.
Ainsi se met en place une dynamique vertueuse qui permet d’introduire des mécanismes concurrentiels entre des établissements sans forcément les privatiser entièrement. La publication de l’évaluation des établissements joue finalement le même rôle que celui des résultats financiers des entreprises à la bourse. La publication de mauvais résultats financiers par une entreprise entraîne la diminution de la valeur de ses actions, ce qui l’oblige à se restructurer afin de redresser sa compétitivité. À condition qu’elle s’accompagne de l’assouplissement de la carte scolaire, la publication du palmarès des établissements permet l’instauration d’un quasi-marché scolaire auto-régulé.
Dans la réalité, les choses sont bien sûr beaucoup plus complexes. D’une part les résultats de la plupart des établissements diffèrent relativement peu de l’un à l’autre, la majorité des établissements ayant par exemple des taux de réussite au bac assez proches (ce sont désormais les mentions qui différencient les établissements). Des écarts de classement importants cachent souvent des écarts de résultats absolus assez faibles (un peu comme entre le premier du Tour de France et le reste du peloton) ; d’autre part les résultats d’un établissement, dont l’équipe pédagogique est pérenne, varient souvent de quelques points d’une année à l’autre ; enfin, il n’est pas toujours évident pour une équipe pédagogique, même en se mobilisant, de parvenir à redresser des résultats médiocres.
Les résultats d’un établissement dépendent surtout de l’origine de ses élèves et non de l’implication de l’équipe pédagogique. La publication des résultats des établissements a surtout comme conséquence d’aggraver les stratégies d’évitement des familles et de créer des effets de pôles entre les bons et les moins bons lycées. Par ailleurs, la plupart du temps, les élèves ne sont pas bons parce qu’ils sont dans un « bon » établissement, mais c’est plutôt l’établissement qui est bon parce qu’il recrute de bons élèves.
L’efficacité de l’école contre le statut des enseignants
Si le point de départ du management pédagogique concerne surtout la critique de la bureaucratie scolaire, il a aussi pour objectif de transformer les pratiques pédagogiques des enseignants. L’autonomie des établissements, le leadership des personnels de direction ou l’évaluation des enseignants ne peuvent avoir un impact sur la réussite des élèves qu’à partir du moment où ils entraînent une transformation des pratiques des enseignants, pratiques jugées responsables des résultats des élèves. Ni le manque de moyens, ni la situation sociale des élèves ne sont, dans cette perspective, responsables de leurs résultats puisque, à contexte identique, certains établissements réussissent mieux que d’autres ; ce qui, pour les partisans du management pédagogique, est la preuve que la mobilisation des établissements peut permettre de lutter contre le déterminisme social.
À partir du moment où l’efficacité de l’École est l’objectif premier du management pédagogique, ce dernier doit favoriser la diffusion des « bonnes pratiques », d’où l’intérêt des partisans du management éducatif pour les recherches sur l’école efficace, l’éducation basée sur la preuve ou les neurosciences. Il s’agit, à chaque fois, soit de comparer les différents systèmes éducatifs des différentes méthodes pédagogiques ou des structures organisationnelles afin de déterminer ceux ou celles qui favorisent le plus la réussite des élèves[14].
Les objectifs du management pédagogique sont bien conformes à ceux du management des entreprises et plus précisément à ce que Thibaut Le Texier appelle dans Le Maniement des Hommes (La Découverte) « la rationalité managériale ». En effet, selon ce dernier, le management n’est ni une science ni même une idéologie, c’est avant tout une rationalité, c’est-à-dire « un schème mental particulier tissant en un tout cohérent de principes et de représentation de jugement et d’action, il s’agit d’une concrétion cognitive » (p.106). Le management fait de l’efficacité son objectif premier. Mais « manager ce n’est pas seulement rendre efficace, c’est postuler que l’efficacité est le parangon majeur » (p.257). L’objectif du management est avant tout d’améliorer les performances du domaine sur lequel il s’exerce. Le management ne concerne pas uniquement les firmes privées, mais il peut s’appliquer à de nombreux domaines comme les foyers domestiques, les écoles, les hôpitaux ou les administrations[15].
Mais cette recherche de la performance à tout prix est souvent un prétexte pour accentuer la pression sur les salariés, détériorer leurs conditions de travail et mieux les contrôler. Ainsi, si en théorie les pratiques managériales se veulent antibureaucratiques, Béatrice Hibou a montré qu’elles se traduisent souvent dans la pratique par une augmentation des tâches formelles et éloignent les salariés de leur véritable métier ; ainsi de nombreux témoignages d’enseignants et de personnels de direction montrent que les réformes récentes de l’Éducation Nationale accentuent les tâches bureaucratiques (réunions stériles, multiplication des formulaires à remplir, demande permanente d’informations). L’introduction de Parcoursup dans les lycées a par exemple considérablement accru le travail administratif des personnels de direction et des enseignants en Terminale.
Selon les principes du management éducatif, l’efficacité de l’École passe indiscutablement par la remise en cause du statut des enseignants puisque le management pédagogique prône la remise en cause de leurs modes de recrutement et d’avancement : recrutement local, salaire au mérite, annualisation du temps de travail, telles sont les recettes miracles qui doivent donc permettre de transformer le système éducatif[16]. Mais le management pédagogique risque d’entraîner aussi une remise en cause de l’autonomie professionnelle des enseignants puisqu’il vise à terme à les obliger à mettre en œuvre les « bonnes pratiques », celles qui ont fait leurs preuves, même si les experts ont souvent du mal à définir précisément en quoi elles consistent.
Certains gourous du néolibéralisme envisagent d’imposer aux enseignants l’exécution de protocoles préétablis de façon à ce que, pour paraphraser Frederick Taylor, « n’importe qui puisse devenir enseignant ». Le management pédagogique vise donc aussi à déposséder les enseignants de leur métier et à accentuer le contrôle de leur activité. Lorsqu’on considère que l’objectif de l’éducation est principalement d’accroître le niveau de capital humain et d’augmenter la compétitivité de l’économie nationale, on n’a pas forcément besoin de maîtres qualifiés capables d’apprendre aux élèves à exercer leur esprit critique.
S’opposer à des réformes qui se font au nom de l’efficacité et de la justice sans paraître à la fois corporatiste, élitiste et conservateur n’est donc pas facile. Pourtant, rien ne prouve que l’autonomie des établissements ou que le salaire au mérite augmente réellement les performances de l’École. Le discours du management pédagogique se réfère souvent aux résultats de la recherche en éducation qu’il a surtout tendance à généraliser, souvent de façon abusive, afin de culpabiliser les enseignants en les considérant comme les principaux responsables des résultats de leurs élèves. Voilà pourquoi, si l’on veut que le professeur du XXIe siècle soit encore un professionnel qualifié et non un simple exécutant assujetti aux directives de sa hiérarchie, il est important de construire des contre-discours et des contre-expertises pour s’opposer aux réformes inspirées par le management pédagogique.
Après avoir mis en place la sélection à l’Université, une réforme du bac qui déstabilise l’organisation des lycées, Jean-Michel Blanquer a récemment annoncé qu’il allait revaloriser les carrières des enseignants lors d’un « Grenelle des retraites » mais surtout transformer le système éducatif. Il y a donc de fortes chances pour que cette revalorisation se fasse en échange de certaines contreparties. Si la transformation du système éducatif envisagée par Jean-Michel Blanquer s’inspire des principes du management pédagogique, comme il l’a exposé dans ses ouvrages, il y a peu de chances que ces réformes fassent le bonheur des professeurs. Or comme selon lui « Des maîtres heureux, ce sont des élèves heureux » …