Prochaine étape : démanteler les 35 heures !
Chaque crise ouvre des fenêtres d’opportunité pour mettre en œuvre, accélérer ou imposer un agenda politique. Les forces, qu’elles soient progressistes, réactionnaires, nationalistes ou néolibérales, peuvent s’en saisir. Elles s’incarnent dans le pouvoir, l’opposition, un corps intermédiaire ou même une révolution.
La conjonction d’un régime ultra-présidentiel, d’absence d’élection générale avant plusieurs trimestres, et d’une crise sanitaire qui absorbe l’attention et épuise les Français, nous plonge dans une période singulière : seul le pouvoir est en capacité de saisir les fenêtres d’opportunité. En la matière, le macronisme fait part d’un méthodisme qui semble lui manquer dans sa gestion de la crise sanitaire.
La première étape a été l’abandon du projet de refonte des pensions. Sorti victorieux du conflit social de l’automne 2019, le gouvernement semblait avoir les mains libres. Il ne restait plus que des mobilisations circonscrites comme celle des avocats. Mais une fois plongé dans la discussion parlementaire, le projet gouvernemental commençait à révéler les lacunes d’une préparation insuffisante par le Haut-Commissaire, un homme trop occupé peut-être et certainement ne disposant pas d’une équipe suffisamment étoffée : casse-tête d’une transition nécessitant de jouer sur un nombre considérable de paramètres, découvertes de multiples cas particuliers, doutes sur la constitutionalité de mesures-clés, nécessité d’une revalorisation de pans entiers des fonctionnaires, le tout en imposant un équilibre financier à un horizon court.
Avec le confinement, le président a pu annoncer le retrait d’un texte, qui lui a évité un fiasco politique. Le projet ne reviendra qu’à la condition qu’il soit solide, cela prendra du temps. Certes, Macron n’a pas présenté ce retrait ainsi : c’était au nom de la concentration sur la lutte contre la Covid et du nécessaire apaisement des tensions sociales.
Ce rideau s’est vite effondré. Un des premiers révélateurs a été la reprise de la loi de Programmation de la recherche LPR. Elle avait suscité dès sa rédaction préliminaire une forte mobilisation dans les universités en début d’année. La ministre Vidal a relancé le projet dès le mois de juin, avec une consultation bâclée des différentes instances, alors que les personnels et les étudiants étaient dans l’incapacité d’une mobilisation physique dans des universités fermées par décision sanitaire.
Le 21 octobre, le candidat d’Emmanuel Macron à la tête du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES), Thierry Coulhon, son conseiller, se présente devant les parlementaires. L’HCERES est l’instance-clé de l’évaluation et du pilotage de la recherche française, dont le rôle est accentué par la LPR. Coulhon glane un vote de défiance des parlementaires ; mais la majorité des 3/5ème à même d’institutionnellement bloquer sa nomination n’est pas atteinte. Dans le même temps, le malaise est grand parmi les universitaires, devant ce qui s’apparente à un flagrant conflit d’intérêt et le risque d’un contrôle politique de la recherche.
Pas grave, les Universités sont fermées à nouveau le 29 octobre. Le 30 octobre, le président signe le décret de nomination de Coulhon. Simultanément, applaudi à sa droite jusqu’à Marion Maréchal, Jean-Michel Blanquer peut tranquillement dégainer l’accusation ignoble qu’une université minée par l’ « islamo-gauchisme » aurait une part de responsabilité dans un attentat contre un enseignant.
Si les confinements permettent des manœuvres, les déconfinements également. Et là aussi, de vieilles lunes néolibérales sont mises en œuvre.
Pourquoi ne pas pousser encore plus loin son avantage ? Pour encore plus de facilité, autant d’ailleurs faire convergence d’opportunités avec la droite, officiellement première force d’opposition. C’est ainsi qu’en plein second confinement, une série d’amendements est rajoutée au Sénat avec le soutien du gouvernement à la LPR : affaiblissement du Conseil National des Universités et surtout – vieille lune réactionnaire – « supprimer cette navrante tradition de blocage des enceintes universitaires »[1] en pénalisant la contestation sociale à l’Université. Quelques jours après, c’est exactement le même procédé que va utiliser le pouvoir dans sa dérive liberticide pour imposer le redoutable article 24 de la loi de sécurité globale.
Si les confinements permettent des manœuvres, les déconfinements également. Et là aussi, de vieilles lunes mais cette fois néolibérales sont mises en œuvre. Au nom de la relance de l’économie française, du quoique que cela coûte, est imposée une mesure dont l’effet premier est de gonfler le revenu des actionnaires sans certitude d’un surcroît d’investissement au long terme : la baisse des impôts de production. Cette baisse pérenne de 10 milliards annuels d’euros – non financée, comme s’en est même émue la Commission Européenne – représente plus que le budget de la Justice.
Face à un pouvoir qui surfe sur les crises sanitaire, économique et sécuritaire, un début de stratégie peut être d’anticiper ses plans. Sur le plan économique – mon domaine de compétence –, la prochaine étape devrait être une dérégulation méthodique du temps de travail. Cela ne sera pas évidemment présenté ainsi et ne viendra pas de la problématique du télétravail qui accapare les syndicats aujourd’hui.
Premier pas concret, la Noël sous contraintes sanitaires : les commerces – petits et grands – et artisans sont compensés par une extension des horaires et pour les premiers une ouverture les dimanches. Pour les mêmes raisons sanitaires, de sauvegarde du tissu de petits commerçants et de soldes d’hiver, la mesure a des chances d’être reconduite en janvier, et de devenir la nouvelle normalité d’une France qui doit vivre et se reconstruire.
Le second pas plus décisif devrait être une remise en cause des droits à congés. Revenons au premier confinement. Dès le 10 avril 2020, alors que les bilans de décès quotidiens sont devenus dramatiques, Geoffroy Roux de Bézieux, président du Medef, assène dans une interview au Figaro « Il faudra se poser la question des RTT et des congés payés » pour relancer la machine économique française.
Quelques jours plus tard, l’Institut Montaigne publie une note de Bertrand Martinot, ancien conseiller social du président Sarkozy, intitulée « Rebondir face au Covid-19 : l’enjeu du temps de travail ». Le premier jour du déconfinement le 11 mai, le président des Républicains, Christian Jacob appelle à « se sortir du carcan des 35 heures ».
Le gouvernement n’a pas ouvert frontalement le chantier. Il laisse se créer une bulle. Si lors du premier confinement les employeurs y compris publics ont pu placer d’office une semaine de congés à leurs personnels, la masse de congés payés non pris ne cesse mécaniquement d’augmenter : d’une part, les restrictions de déplacements empêchent de prendre ces congés, d’autre part, les salariés mis en chômage partiel ne prennent pas de congés mais accumulent pleinement des droits à vacances, RTT etc.
Pour les grandes entreprises en capacité de lisser sur plusieurs années les jours travaillés, cette « dette » sera aisément absorbable. Mais pour les petites, elle représente un double enjeu pratique et de liquidité insoluble. Au nom d’un partage nécessaire des efforts de reconstruction – rappelons que nous sortirons d’une « guerre »-, le pouvoir devrait donc demander aux partenaires sociaux de négocier une remise à plat des congés en France. Après un échec probable, il reprendra la main pour démanteler de fait les 35 heures.