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Le sport covidé de son sens

Journaliste

Matchs de football, de rugby ou de tennis disputés dans des stades vides, courses cyclistes enfermées dans des bulles sanitaires : le coronavirus a fait voler en éclats le spectacle sportif tel que nous le connaissions depuis la fin du XIXe siècle. Simple mauvais moment à passer ou révolution engagée ? Et si la réalité dépassait la fiction ?

Le Portugal a son Puy du Fou[1] : c’est Portimão, en Algarve. Le 25 octobre dernier, un Grand Prix de Formule 1 s’y déroula devant 27 500 spectateurs. Le lendemain, de Porto à Braga, le sujet occupait toutes les conversations alors que les Portugais étaient suspendus à l’annonce imminente de l’état d’urgence sanitaire face à la recrudescence de cas de Covid.

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Jusqu’à présent, ce pays de 10,2 millions d’habitants avait frisé le sans-faute dans la gestion de la pandémie, déplorant deux fois moins de décès qu’en France au regard de la taille de la population. Y compris durant l’été, lorsque l’ennemi invisible desserra quelque peu son étreinte, la vigilance était restée de mise, le masque étant porté très majoritairement dans la rue sans que celui-ci soit une obligation. Dingues de ballon, les compatriotes de Cristiano Ronaldo s’étaient également résignés à suivre la fin du championnat de football dans le huis clos de leur salon, eux qui en temps non viral s’agglutinent devant les écrans de télévision des bars et restaurants en dégustant des bolinhos de bacalhau.

D’où l’incompréhension générale au vu du spectacle des bolides passant et repassant durant trois jours (avec les essais libres et qualificatifs) au pied de tribunes copieusement garnies. Le premier ministre António Costa jura après coup qu’on ne l’y reprendrait plus, ce qui ne mange pas de pastéis de nata. Le mal était fait car il n’avait échappé à personne que les tickets d’entrée s’étaient vendus entre 300 et 400 euros l’unité, une insulte pour nombre de Portugais, qui, depuis la crise financière de 2008, doivent trimer deux semaines pour empocher une telle somme. Sans illusions, d’aucuns y voyaient la préfiguration d’un avenir érigeant la loi du plus fort en ordonnance.

La Covid pourrait faire sauter les dernières digues séparant les enceintes sportives de la jungle.

Il y a un peu plus d’un an, nous vous entretenions dans ces colonnes de la mutation progressive du sport-spectacle en sport-fiction. Le typhon Hagibis venait de révéler toute l’artificialité de ce vrai-faux tournoi planétaire qu’est la Coupe du monde de rugby. L’élimination de l’Italie suite à l’annulation de son match face à la Nouvelle-Zélande, sans qu’un seul instant l’équité sportive ait été considérée, avait apporté la preuve – s’il en était encore besoin – que même en Ovalie, « certains sont plus égaux que d’autres ». Simultanément, le Qatar avait livré des Mondiaux d’athlétisme du plus bel effet pyrotechnique mais totalement hors-sol, laissant présager d’un futur « génétiquement modifié ».

Mais ce qui n’était absolument pas prévu c’est l’accélération dans l’espace-temps qu’allait produire le nouveau coronavirus, les stades vides devenant l’usage comme à Doha. Le dernier clasico Barça-Real a, toutefois, rempli le Camp Nou, virtuellement. La technologie reste à affiner, certains plans trahissant le subterfuge, mais nul doute que le procédé ne tardera pas à être au point. Lors du match PSG-Rennes, le 7 novembre, Canal+ a, pour sa part, testé une nouvelle caméra permettant des points de vue immersifs, en tous points comparables à ceux d’un jeu vidéo. De par sa complexité, l’installation était difficile à imaginer dans un stade plein mais la crise en a offert l’opportunité.

Qui peut affirmer qu’un jour cette technologie sera mise au placard et que tout retrouvera sa place ? Certainement pas Emmanuel Macron, qui, dès le mois de mars, prévenait : « rien ne sera plus comme avant ». Et ce qui vaut pour le commerce vaut pour le sport. Là où la Covid a créé un effet d’aubaine pour les Gargantuas de la vente au détriment du petit cheval, elle pourrait également faire sauter les dernières digues séparant les enceintes sportives de la jungle. Passée la sidération, le virus tueur aurait pu nous rendre le service de la remise en question. Mais les optimistes du printemps, qui voulaient croire que les morts ne seraient pas vaines, ont vite compris que le monde d’après risquait au contraire d’être bien pire que celui d’avant. D’ailleurs, les projets les plus cupides ont immédiatement refait surface. Car, sous les ruines de l’économie, il n’en reste pas moins d’énormes gâteaux à se partager.

Deux exemples. Voilà plusieurs années déjà que les plus grands clubs européens de football – ou plus précisément les plus riches – rêvent de mettre en place une ligue fermée, un championnat à l’échelle continentale du type NBA (National Basketball Association) ou NFL (National Football League) aux États-Unis. Jusqu’à présent, le Vieux Continent est parvenu à résister et à préserver son modèle culturel, qui repose sur des championnats nationaux et un joyau : la Ligue des champions, laquelle oppose les meilleurs clubs de chaque pays. Considérée par la plupart des joueurs et des observateurs comme la compétition ultime et supplantant même la Coupe du monde, la Ligue des champions est la propriété de l’UEFA, la maison mère du foot européen, ce qui rend verte de jalousie la FIFA, la fédération internationale, dont le piètre championnat du monde des clubs n’intéresse personne en dehors des nababs du Golfe.

Surtout, la Ligue des champions est incroyablement bankable et tout manitou qui se respecte rêve de toucher au grisbi. Or la crise sanitaire est en train de changer radicalement la donne. Entre les pertes de billetterie et des droits TV inévitablement revus à la baisse, nombre de clubs pourraient se retrouver à brève échéance en situation de faillite. Un club de football qui périclite ce ne sont pas uniquement trente joueurs priés d’aller voir ailleurs mais également en moyenne 150 salariés mis au chômage. Bref, si la FIFA, qui serait déjà en pourparlers avec la banque américaine JP Morgan, pose ses milliards sur la table pour financer une ligue européenne, qui fera la fine bouche ?

Poussé à la démission par les socios, le président du FC Barcelone Josep Maria Bartomeu a déjà claironné que le comité de direction du club avait accepté les prérequis du projet. Manchester United et Liverpool seraient également en négociation avancée. La superligue pourrait voir le jour dès 2022. Après tout, si les rapaces veulent s’ébattre entre eux dans leur volière, grand bien leur fasse, le jeu qu’ils proposent n’a plus grand-chose à voir avec le football. Débarrassé des multinationales, le petit peuple du gazon pourra peut-être – qui sait – renouer avec une certaine fièvre du samedi soir. Le problème de l’entre-soi c’est qu’il ne mène jamais bien loin quand il ne vous tue pas à petit feu.

Les objets connectés ont envahi la vie des sportifs professionnels, lesquels sont aujourd’hui paramétrés comme des équations.

Autre sport naguère populaire, le cyclisme connaît lui aussi désormais des problèmes de riches. Le 23 octobre, le peloton du Giro d’Italia a fait grève. Motif invoqué : des cadences infernales. Pluie et froid sévissaient ce jour-là sur la Lombardie et le Piémont et la distance à parcourir (258 kilomètres) apparaissait déraisonnable à une partie des coureurs à la veille d’une copieuse étape de montagne. Acculé, le directeur de la course Mauro Vegni dut se résoudre à raccourcir le menu mais il ne décolérait pas, lui qui avait consenti des efforts considérables pour mener la course à son terme dans un contexte ô combien périlleux. L’ancien double vainqueur de Paris-Roubaix Marc Madiot, reconverti en dirigeant, y alla lui aussi de son coup de gueule : « Si on ne veut pas accepter la fatigue dans une troisième semaine de grand tour alors on change de métier. »

La première étape du Tour de France avait elle aussi été en partie neutralisée par les coureurs, la route ayant été rendue très glissante par de fortes précipitations. Mais la sécurité du peloton a bon dos. Au vrai, c’est une lutte politique qui se joue en coulisse. Ses protagonistes ? L’UCI, la fédération internationale, ASO, la société organisatrice du Tour de France, et… Velon. Vous avez aimé les numéros de cirque de l’équipe Sky/Ineos ? Vous allez adorer Velon !

Officiellement, Velon est une open data du cyclisme professionnel censée ouvrir aux fans les portes des meilleurs teams via les réseaux sociaux. En réalité, Velon est un groupement de onze équipes, en majorité anglo-saxonnes, qui comptent dans leurs rangs vingt des trente meilleurs coureurs du monde et ambitionnent de changer le modèle économique de leur sport pour aller, là encore, vers une sorte de ligue fermée, c’est-à-dire prendre le pouvoir. Aucune équipe française, espagnole ou italienne n’a souhaité intégré le mouvement, considérant que sa philosophie était trop éloignée de la nature même du cyclisme.

Et pour cause ! Au-delà d’abreuver les smartphones de chiffres, au demeurant invérifiables, Velon fait depuis sa création du lobbying auprès des instances pour biffer une partie du calendrier historique (les grands tours, par exemple, seraient raccourcis) au profit de nouvelles courses réparties sur toute la planète, un peu comme en Formule 1, avec droits de diffusion à la clé – et pourquoi pas entrées payantes – que les équipes se partageraient avec les organisateurs.

Seulement, le projet n’est pas compatible avec le sport cycliste tel que nous le connaissons. Physiologiquement, un coureur ne saurait être performant après des heures d’avion, fatigue à laquelle viendrait s’ajouter celle d’un décalage horaire. Sauf à démontrer le contraire pour asseoir le business plan, autrement dit gagner en toutes circonstances et par tous les moyens, en usant d’un maximum de technologies, y compris illicites, tel qu’un minuscule moteur électrique placé dans le moyeu de la roue arrière. Fantasme de journalistes en mal de scandale ? Avait-on déjà vu autant d’accélérations fulgurantes en côte ou de dérapages inexpliqués de machines qui manifestement s’emballent ? Mais il y a des contrôles, nous direz-vous. Lance Armstrong a-t-il un jour été pris le doigt dans le pot de confiture ? Alors, pourquoi ne pas reproduire le « modèle » ? Dans un système verrouillé, qui contrôlerait qui ? La bulle sanitaire imposée par la Covid n’a-t-elle pas déjà en partie diffusé son écran de fumée ?

Les objets connectés ont envahi la vie des sportifs professionnels, lesquels sont aujourd’hui paramétrés comme des équations. Or la 5G va ouvrir des voies quasi infinies dans la quête de la performance. Les teams Ineos et Jumbo-Visma, qui trustent les victoires, utilisent, par exemple, un capteur de glycémie pour mieux gérer l’énergie de leurs coureurs. Inspiré des dispositifs dédiés aux diabétiques, celui-ci se présente sous la forme d’un patch qui envoie un signal bluetooth à une application. Le taux de glucose de le sang est donc mesuré en temps réel. Mieux, l’application indique quelle tendance il suit. Le coureur sait donc exactement à quel moment il doit alimenter son organisme en carburant. Ceci n’est pas du dopage. Réalité augmentée ou transhumanisme ? Le nom donné à ce capteur autorise en tous cas à se poser la question : il a été baptisé « Supersapiens ».

S’il est à la mode d’en référer à George Orwell pour tenter un décryptage de l’avenir, les bédéphiles se souviennent certainement de l’album Hors jeu de Enki Bilal et Patrick Cauvin (Casterman, 2006). Des mercenaires stéréotypés s’y affrontent dans des décors lugubres. Le public a disparu des stades : les différentes crises économiques ne permettaient plus d’entretenir ces cathédrales de béton, qui, avec la miniaturisation des armes de poing, étaient par-dessus le marché devenues des coupe-gorges. De toutes façons, le nombre de spectateurs ne représentait plus rien comparé aux audiences télévisuelles décuplées par l’explosion démographique. Le foisonnement des drogues indécelables et les techniques d’injection à distance font que la sécurité des joueurs n’est plus assurée.

Le mot « faute » n’évoque plus un quelconque manquement à la règle mais une erreur tactique, immédiatement sanctionnée par une décharge douloureuse envoyée par le biais d’électrodes implantées au niveau du thalamus. Des lois raciales sont entrées en vigueur. Les matchs sont en grande majorité truqués mais les gains ont atteint de telles proportions que les paris sont désormais réservés aux seules quatre cents plus grandes fortunes mondiales. Arbitre est devenu un métier à risque mortel au point que les hommes qui l’exercent sont désormais placés dans des cages souterraines dont ils ne sortent jamais pour des raisons de sécurité. Les matchs internationaux ont fait place à des rencontres inter-armes. Les crampons finissent par se transformer en revolvers…

« C’est en 075 que les instances dirigeantes décidèrent de supprimer le ballon, raconte l’ancien reporter Stan Skavelicz. À partir de cet instant, la pénétration du joueur lui-même dans la cage compta pour un but. Le nom de football disparut : il ne convenait plus à ce nouveau jeu. Je dois être l’un des derniers à m’en souvenir… Dommage… Ce fut un beau sport… »


[1] En juillet, la spectacle vendéen avait pu rassembler 12 000 spectateurs alors que la jauge maximale fixée par le gouvernement était alors de 5 000 spectateurs.

Nicolas Guillon

Journaliste

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Notes

[1] En juillet, la spectacle vendéen avait pu rassembler 12 000 spectateurs alors que la jauge maximale fixée par le gouvernement était alors de 5 000 spectateurs.