De l’ADN vers l’ARN social : du dangereux usage des métaphores
L’ADN n’est plus l’apanage du vivant. Ce long ruban fait de deux brins entrelacés sous forme d’hélice qui constitue le support de l’information génétique a été identifié dans des entités aussi différentes que des marques commerciales, des entreprises, des partis politiques et même certains États.
Si l’ADN est devenu une figure fréquente des discours, c’est d’abord parce que le grand public s’est familiarisé avec les applications permises par son analyse. C’est le cas des tests ADN utilisés en matière de justice pénale, dans la recherche de paternité, le dépistage des maladies héréditaires et dans la détermination d’une ascendance ethnique. La perspective d’un ADN médicament a été ensuite popularisée avec le développement de la thérapie génique, en particulier lors des Téléthons. L’ADN a été ainsi intronisé détective, portraitiste, généalogiste et médecin[1] pour passer dans le langage courant comme un sigle à consonance scientifique.
Toutefois, si l’ADN biologique est défini précisément, l’ADN sous sa forme sociale n’est jamais décrit de façon explicite. Où trouver un exposé clair des caractères de l’ADN d’Airbus ou de la démocratie ? Dans quels livres blancs ou manuels de sciences politiques ? Les textes doivent être interprétés pour les révéler. Sans la médiation d’un discours qui le décrypte et le consacre, l’ADN social n’existe pas.
En quoi ce discours consiste-t-il ? Quelles sont les significations et les propriétés de cet ADN social ? Va-t-on assister au même type d’usage avec l’ARN dont l’acronyme est en train d’être diffusé très largement à la faveur de la mise sur le marché des vaccins contre la Covid-19 ?
Une essence des organisations humaines
Déclarer « ce qui change moins, c’est l’ADN de la SCNF, les valeurs profondes autour desquelles se rejoignent les hommes et les femmes des cinq sociétés qui composent le Groupe aujourd’hui » présuppose un ensemble de principes directeurs qui n’aurait pas, ou si peu, été transformé en quatre-vingt années d’existence de cette entreprise ferroviaire. De la même manière, affirmer que « dans la société d’aujourd’hui, le socialisme doit retrouver ce qui a fait son ADN », c’est enjoindre militants et sympathisants à revenir au corpus théorique de ce parti qui resterait inchangé depuis le XIXe siècle. Pour trouver l’ADN social, il faut donc le chercher en deçà de la succession des évènements qui font la trame d’une histoire, car il serait intemporel.
Quand le groupe Renault soutient que la compétition est dans son ADN, il utilise un terme n’évoquant ni la tradition de la course automobile, ni l’esprit sportif. Son ADN est sans héritage. Convoquer l’ADN c’est donc se référer à une nature abstraite et immuable qui constituerait l’essence des entités sociales. L’ADN social composerait ainsi l’armature pérenne et invisible du monde quand celui où nous vivons est le lieu instable des crises économiques, climatiques et sanitaires à l’origine de la paupérisation d’une partie croissante de la population des pays industrialisés et de l’extrême pauvreté d’autres régions du globe. La métaphore de l’ADN social congédie le temps de l’Histoire pour le transformer en Nature, ce qui est le propre du mythe.
Une forme de conservatisme
Comme l’ADN chromosomique identifie l’individu et assure la transmission des caractères héréditaires de génération en génération, l’ADN social garantit l’identité et la filiation. Affirmer que l’Union Européenne « méprise le peuple dans son ADN », c’est invoquer un ADN identitaire. Tandis que proclamer : « notre famille doit revenir à son ADN originel », c’est s’inscrire dans une généalogie. L’ADN social a donc une double vocation : marquer l’identité mais aussi rassembler en conférant un lien de parenté imaginaire à ceux qui le revendiquent.
L’ADN social sonne ainsi comme une invitation adressée aux membres d’une entreprise ou d’une formation politique à faire corps autour des valeurs qu’il incarne. Car il porte des valeurs morales qui se veulent fédératrices : il ne ment pas, il ne triche pas, il est authentique. Cependant, cultiver la vision d’un groupe uni par un ADN social, c’est faire fi des inégalités socio-économiques, des rapports de pouvoir et des antagonismes de classe qui traversent les organisations humaines. C’est même les occulter. L’ADN social évoque un ordre naturel fondé sur la pureté d’une origine, la permanence d’une identité et l’appartenance à une famille fantasmée qui s’oppose à toute idée de transformations et a fortiori de progrès.
En cela, les discours ayant recours à un ADN social véhiculent une forme avérée de conservatisme et alléguer « qu’abattre les murs et les inégalités de destin, tel est l’ADN de La République En Marche » ne contredit en rien l’immobilisme de cette notion. L’ADN de la réforme ou de la révolution sont des oxymores.
La fiction d’un ADN immuable
Justifier une prétendue invariabilité de l’ADN social en arguant de propriétés similaires de l’ADN biologique n’est corroboré par aucune de nos connaissances. Des événements continuels d’erreurs de recopiage de l’ADN lors de sa duplication, de recombinaisons ou de transpositions d’éléments d’ADN mobiles ont lieu dans la cellule et ne sont pas toujours réparés efficacement, générant ainsi des mutations qui peuvent être pathogènes.
En revanche, si certaines de ces variations de séquence confèrent un avantage reproductif et sont transmises à la descendance, elles contribuent directement aux processus d’évolution des espèces. Variabilité de l’ADN et sélection naturelle sont les mécanismes fondamentaux de la diversification des êtres vivants. Le génome de l’Homo sapiens atteste d’ailleurs ces brassages génétiques et notre métissage, puisqu’il contient les empreintes de l’ADN ancestral des hommes de Néandertal et de Dénisova.
Croire en l’existence d’une substance vitale, fût-elle l’ADN, qui ne serait pas constamment façonnée par les forces évolutives est donc dépourvu de toute assise scientifique et ne saurait étayer la conception d’un ADN social immuable.
Et maintenant, l’ARN ?
Les deux premiers vaccins autorisés contre le SARS-Cov-2 ont été développés avec une nouvelle approche utilisant l’ARN viral pour l’immunisation. L’ARN est une copie d’une portion de l’ADN chromosomique et il constitue aussi le génome de certains virus, comme celui responsable de la Covid-19. C’est une molécule plus instable chimiquement que l’ADN, très flexible et qui assure, entre autres, des fonctions de messager pour transporter une partie de l’information génétique vers le site de la cellule où elle sera décodée puis traduite en protéines.
Avec les vaccins ARN, d’ores et déjà qualifiés de révolution technologique, la notion d’ARN messager se répand vite dans les médias et il est possible qu’elle soit de plus en plus vulgarisée jusqu’à se changer en ARN social. Quel serait alors l’ARN d’un parti politique ou d’une entreprise ? La plasticité de l’ARN et son rôle d’intermédiaire génétique lui confèrent un style différent de l’ADN au caractère plus solennel. L’ADN est le dépositaire du patrimoine héréditaire sanctuarisé dans le noyau de la cellule, il a un rapport originaire avec la longue durée de l’évolution quand sa forme hélicoïdale est empreinte d’une certaine majesté. Avec l’ARN, nous ne sommes plus dans le règne des essences, ni dans le destin génétique, encore moins dans la revendication d’une identité durable. C’est une molécule flexible, agile, labile, itinérante.
L’ARN personnifie ainsi les dispositions psychologiques valorisées par un modèle managérial pour lequel la flexibilité est associée à l’innovation au service de la compétitivité. Le fait que les vaccins à ARN aient été homologués plus rapidement que les stratégies vaccinales classiques, renforce ce lien imaginaire entre ARN, innovation et prise de risque qui est au cœur de la culture d’entreprise actuelle. L’ARN social pourrait ainsi servir à exprimer cette aptitude aux changements, au renouvellement continuel, à la mobilité géographique et professionnelle promue comme idéal du comportement par la doxa néolibérale. L’ARN deviendrait alors l’image inversée de l’ADN dans le miroir social.