Société

Penser le territoire à l’heure de l’Anthropocène – à propos
des « communs négatifs »

Philosophe

Que signifie vivre dans une ville devenue hostile à la vie elle-même ? C’est l’expérience que font les habitant de Centreville, une petite commune pauvre de l’Illinois aux États-Unis, laissée à elle-même, qui a connu une lente et profonde dégradation. Une situation que nous devons considérer comme potentiellement la nôtre, tant elle incarne la menace qui pèse sur nos territoires. À l’heure de l’Anthropocène, les communs sont et seront en effet constitués de terres polluées, de rivières épuisées, de sols desséchés et d’infrastructures en décomposition : des « communs négatifs » en somme.

La petite ville de Centreville aux États-Unis, située dans l’État de l’Illinois, et plus précisément dans le comté de Saint-Clair, est depuis plusieurs mois le théâtre d’appels à l’aide émanant d’une partie de sa population, qui ont fini par se transformer en mouvement de protestation. Ce territoire a en effet connu une lente et profonde dégradation de ses conditions d’existence au point de devenir, au fil des années, hostile à la vie elle-même.

publicité

Les témoignages abondent pour décrire les maux dont souffrent les habitants de Centreville, l’une des villes les plus pauvres des États-Unis : sols qui s’effritent ou s’effondrent, emportant avec eux les murs des habitations, eaux usées qui ne sont plus évacuées, inondations récurrentes, moisissures tenaces et odeurs infernales. La ville a tout d’un territoire de cauchemars, abritant un mal à la fois endémique, omniprésent et invisible.

Il prend ainsi des accents quasi lovecraftiens qui ne sont pas sans évoquer La couleur tombée du ciel[1]. Dans cette nouvelle, l’écrivain de Providence narre la chute d’une météorite sur un arpent de terre et la longue corruption du milieu qu’elle entraîne, anéantissant et empoisonnant tous les êtres vivants à proximité, les plantes comme les animaux. Au Lovecraft de ce triste conte, il faudrait cependant substituer son double, revu et corrigé selon des coordonnées plus contemporaines, tracées par des auteurs tels que Matt Ruff ou Victor Lavalle, dont les récits horrifiques rendent sensible la terreur des populations noires soumises au racisme, à l’esclavage et au lynchage – reflet de l’histoire des États-Unis marquée par une véritable tragédie raciale. Il faut dire que la population de Centreville, dans son écrasante majorité, est composée d’afro-américains.

La situation actuelle de cette commune défie les usages ordinaires du langage. On est contraint de recourir à un barbarisme pour la qualifier d’« autocoprophage » en raison de son incapacité à rejeter ses déjections. Des reportages filmés sur place au cours des derniers mois mettent en scène des résidents tirant leur chasse d’eau alors que des témoins, attendant à l’extérieur, observent l’apparition quasi instantanée d’excréments dans le jardin attenant à la maison. L’épouse d’un homme diabétique témoigne devant les journalistes avoir quelques années plus tôt dû enrouler un sac poubelle autour du pied de son mari diabétique, au gros orteil amputé, afin de le protéger des bactéries transportées par les eaux usées qui inondent régulièrement leur maison. En dépit de ses précautions, la jambe de ce dernier dut être entièrement amputée quelque temps plus tard.

Centreville est d’une importance capitale pour comprendre et incarner la menace qui pèse sur nos territoires à l’heure de l’Anthropocène.

L’expression « externalités négatives » est souvent utilisée pour décrire un préjudice infligé à un tiers (ou à ses conditions de vie) sans qu’il ne soit nullement impliqué dans l’advenue dudit préjudice[2]. En suivant cette définition, principalement utilisée par les économistes, il est aisé d’en tirer deux conséquences logiques. Tout d’abord, il devrait être possible d’isoler une activité. Ainsi, toute transaction n’engendra-t-elle pas de préjudice. La notion d’externalité négative attire l’attention sur celles qui le font. La proposition converse stipule qu’il devrait exister des activités dénuées d’externalités, sans conséquences ou sans effets. Ce que l’on comprendra mieux en les envisageant hors de tout réseau d’interdépendance.

Le cas de Centreville met tragiquement en évidence les limites d’un tel concept. Pendant des décennies, retranché derrière des frontières naturelles/administratives/infrastructurelles, ce territoire fut incapable de produire et d’absorber autre chose que des « internalités ». Autrement dit, les externalités n’en sont pas car elles traduisent et soutiennent des modes de fonctionnement, avec leurs dépendances singulières.

Centreville est ainsi d’une importance capitale pour comprendre et incarner la menace qui pèse sur nos territoires à l’heure de l’Anthropocène. Cette époque marque, selon Bruno Latour, la fin de la notion d’ « environnement », soit l’instance censée absorber nos externalités (négatives), désormais incapable de jouer ce rôle puisqu’il n’y a plus à proprement parler d’extériorité ou de grand dehors.

Centreville est devenu ce que j’appelle un commun négatif[3], auquel on ne peut attribuer aucune origine précise ni cause unique. La lutte actuelle de certains résidents aux prises avec des conditions d’existence intolérables peut être comprise et résumée comme une lutte visant la reconnaissance politique et institutionnelle de ce commun négatif, prélude indispensable pour envisager des actions à la mesure de l’enjeu. Un objectif qui, à ce jour, semble largement hors de portée.

Tracer les multiples causes de cette cacosmie[4] nécessite d’enquêter sur les connexions, les infrastructures et les réseaux de dépendances qui trament ce territoire et qu’il convient de recomposer de concert avec une pluralité d’acteurs : les municipalités adjacentes, les sociétés en charge de l’assainissement (au nombre de trois : American Bottoms (sic), en charge des eaux usées ; Illinois American Water, qui fournit l’eau potable ; et Commonfields, responsable de l’entretien des canalisations d’égout), les sols, la forêt où passent les canaux, les lacs et les plans d’eau limitrophes, etc.

L’étude des réseaux de dépendances ou d’interdépendances de ce territoire est la tâche la plus urgente à réaliser, non en vue de déverser ailleurs des flux qui d’ailleurs ne les traversent plus, mais pour assurer leur circulation, la décongestion des terres, et négocier ainsi un nouvel agencement plus-qu’humain (et reconnu comme tel[5]) avec les communautés voisines, les infrastructures mitoyennes, les sols contigus.

Par conséquent, ce ne sont pas seulement des frontières géographiques qu’il convient de dessiner à nouveaux frais, quoique cette étape soit probablement obligatoire. Si le fardeau de la décomposition progressive de cette ville doit désormais être partagé, c’est qu’il témoigne, mieux que ne l’ont compris les économistes prisonniers de leur définition, de ce qu’implique en pratique, malgré lui, le concept d’externalité négative.

En théorie, les externalités négatives ne sont qu’un simple accident ponctuel ou une conséquence involontaire. Or, façonner un territoire pendant des décennies relève d’une toute autre logique. En l’espèce, la façon dont la ville voisine de East St. Louis subsiste est entièrement dépendante de l’incapacité de Centreville à « externaliser » ses déjections. Celle-ci en vient à constituer un rouage clef et s’avère partie intégrante du réseau de dépendances assurant la subsistance d’East St. Louis.

Là encore, il ne s’agit pas d’un aspect accidentel mais, redisons-le, essentiel. Dans le cadre fixé par le concept d’externalités négatives, les dommages subis par une personne ou une entité quelconque sont considérés comme des accidents. En principe, ils pourraient être séparés de l’activité à l’origine du dommage. Si celui-ci est avéré, une compensation doit alors être imposée afin de limiter ou « compenser » (économiquement du moins) ces conséquences néfastes.

Dans la perspective des communs négatifs, on prend au contraire acte du fait qu’il est essentiel[6] pour certaines des parties impliquées dans la transaction initiale qu’un tiers, humain ou non-humain, subisse en permanence ou de manière récurrente le tort induit par cette activité. Aussi un commun négatif ne peut-il jamais purement et simplement équivaloir à une externalité négative. Un tel concept renverse la logique imposée par ce cadrage économiciste[7].

Toute recomposition induite par une enquête sur un commun négatif appelle la reconnaissance et l’institution politique d’un nouveau territoire et de solidarités inédites.

Le caractère isolé, voire autophage, du territoire ici considéré exige d’élargir le périmètre d’action au-delà des limites administratives préconçues, en instaurant de nouvelles relations avec les communautés dont les infrastructures bloquent celles de Centreville – et qui en dépendent au premier chef. Ce lien est la preuve infaillible que le territoire à redessiner doit englober à la fois Centreville et ses voisins en surcharge.

Paradoxe des paradoxes, sans surprise toutefois, cette urgence en croise une autre, administrative celle-ci, et en cours. Estimant qu’il ne pourrait faire face aux problèmes de ses concitoyens avec les maigres moyens alloués à sa ville, le maire de Centreville, en concertation avec son collègue du village voisin d’Alorton, a soumis au vote par référendum la fusion des deux entités au prétexte de la création d’une nouvelle circonscription, provisoirement appelée « Alcentra ». Cette fusion les rendrait éligibles aux financements de l’État fédéral destinés à de plus grandes communes (Centreville et Alorton ont toutes deux vu leurs populations diminuer au cours des dix dernières années, perdant plus de 450 habitants). Reste que ce voisin n’est pas celui avec lequel Centreville doit négocier ses conditions de subsistance, à savoir la ville d’East St. Louis.

Bien que répondant apparemment au même impératif, les recompositions respectivement mésologiques[8] (naturelles/infrastructurelles) et administratives divergent du tout au tout. Et il ne s’agit pas d’opposer simplement l’institution et son envers. Toute recomposition induite par une enquête sur un commun négatif appelle la reconnaissance et l’institution politique d’un nouveau territoire et de solidarités inédites.

Ne pas obstruer les branchements au réseau d’égouts de son voisin et laisser les eaux usées circuler requiert, en l’espèce, une profonde redéfinition par chacun de ses propres activités et de son mode de vie, bien au-delà du seul espoir incantatoire de voir les « externalités » disparaître comme par magie. En ce sens, la lutte politique des habitants de cette petite ville délaissée, motivée avant tout par un impératif de subsistance, en préfigure d’autres, bientôt indispensables partout pour apprendre à devenir des Terrestres. C’est pourquoi nous devons en porter le témoignage.

Le fait d’être lié à la Terre implique un paradoxe. La difficulté à laquelle nous sommes confrontés tient à ce que nous nous trouvons collectivement dépendants d’organisations, de modèles (économiques, managériaux, etc.) et d’infrastructures dénués d’avenir. Nous dépendons de cela même qui a déclenché le franchissement des limites planétaires. Mais il est impossible, en l’état actuel des choses, d’abandonner purement et simplement ce milieu pour atterrir sur un Eden virginal, préindustriel et holocénique.

On ne saurait revenir vers un passé idéalisé. D’autant que la subsistance immédiate d’une écrasante proportion des habitants de cette Terre dépend à court terme des éléments (modes de production industriels, infrastructures, modèles économiques, principes de gestion, organisations, etc.) qui menacent sa survie à moyen terme. Le paradoxe n’est qu’apparent.

La question de l’héritage s’avère donc centrale. Les communs de l’Anthropocène sont et seront constitués de terres polluées, de rivières épuisées, de sols desséchés et d’infrastructures en décomposition, tout autant que d’organisations, de modèles d’affaire, de chaînes d’approvisionnement et d’entrepôts logistiques (qui doivent être dûment reconnus comme des communs négatifs – bien qu’ils soient encore valorisés positivement dans certaines sphères).

Bien sûr, les communs ne sont pas nouveaux en soi. C’est plutôt le passage de l’idée désormais classique de communs à celle de communs négatifs qui constitue une proposition nouvelle. Néanmoins, ils ont toujours eu partie liée avec une forme de conflictualité politique, ne serait-ce qu’au titre d’échappatoire face à un horizon marqué par l’appropriation et l’épuisement des « ressources ».

Avec la notion de communs négatifs, les conflits se transforment en luttes, à la fois pour la reconnaissance de la valence négative des communs, au moyen d’institutions appropriées, et pour la recomposition des territoires à travers l’établissement de nouveaux liens de solidarité (par contraste avec l’idéal classique d’une simple redistribution).

Si le racisme, par exemple, joue sans contredit un rôle majeur dans la situation à laquelle se heurtent les citoyens de Centreville, il peut être facilement considéré comme un commun négatif partiellement reconnu et appelant sans aucun doute à instaurer de nouvelles solidarités.

 


[1] Publiée pour la première fois en 1927, cette nouvelle se trouve dans la plupart des anthologies de H.P. Lovecraft. Cf. The Complete Fiction of H. P. Lovecraft. Slp. New York : Race Point Publishing, 2014.

[2] La définition donnée par Wikipédia (à la date du 21 juillet 2020) est la suivante : une externalité négative « est une activité économique qui impose un effet négatif à un tiers non lié ».

[3] La notion de « communs » redécouverte grâce à de nombreux travaux de recherche menés au cours des dernières années, en particulier ceux d’Elinor Ostrom, récipiendaire du prix Nobel d’économie en 2009, est souvent caractérisée par l’association d’une ressource, d’une communauté et de règles de gouvernance démocratiquement choisies pour assurer la gouvernance de ladite ressource. Il y aurait largement matière à commenter pareil triptyque (son caractère gestionnaire ; l’importance de la « gouvernance », terme d’essence managériale, et la contradiction évidente avec l’idéal politique et institutionnel qu’incarne la démocratie ; l’exclusion des non-humains, etc.) mais nous réservons ces réflexions pour d’autres interventions. Lionel Maurel a par ailleurs déjà largement ouvert ce chantier.

[4] Dans Politiques de la Nature (La Découverte, 2004), Bruno Latour fournit un glossaire où il définit le cosmos de la manière suivante : « On reprend ici le sens grec d’arrangement, d’harmonie, en même temps que celui, plus traditionnel, de monde. C’est donc un synonyme du bon monde commun, ce qu’Isabelle Stengers appelle cosmopolitique (non pas au sens multinational mais au sens métaphysique de politique du cosmos). On pourrait désigner son antonyme par le mot de cacosmos. », p. 352.

[5] Tout agencement, à proprement parler, est « plus qu’humain ». Toutefois, la reconnaissance explicite de ce caractère ouvre sur de nouvelles modalités de coexistence. On parlera tantôt de « systèmes d’engendrements », à une niveau très générique, comme le fait Bruno Latour, ou de « technologies vivantes », de manière plus détaillée, à l’instar de José Halloy. À ce propos, voir Bruno Latour, Où atterrir ? (La Découverte, 2017),  Alexandre Monnin, José Halloy, et Nicolas Nova, « Au-delà du low tech : technologies zombies, soutenabilité et inventions », dans Low tech : face au tout-numérique, se réapproprier les technologies, Passerelle 21, Ritimo, 2020. Repenser les rapports aux non-humains exige une traduction institutionnelle afin de définir de nouvelles modalité de prise en compte et de négociation avec ces acteurs. Sur les communs plus qu’humains, voir par exemple : Patrick Bresnihan, « The More-than-Human Commons: From Commons to Commoning », dans Space, Power and the Commons: The Struggle for Alternative Futures, éd. par Samuel Kirwan, Leila Dawney, et Julian Brigstocke, Routledge, 2015. Je remercie Alexandra Bidet pour cette remarque et sa relecture attentive.

[6] Au-delà de toute intention, ce point est d’ailleurs orthogonal par rapport à la question qui nous préoccupe ici.

[7] De nombreux exemples illustrent ce point : il n’y a pas de smartphones sans proto-esclavage et sans exploitation minière dans des conditions inhumaines, tout comme il ne peut y avoir de croissance sans une apocalypse climatique imminente. Les externalités négatives dissocient les conséquences des transactions dont elles résultent en monétisant des compensations grâce à l’équivalent universel qu’est l’argent – incapable de réellement compenser quoi que ce soit de manière appropriée et néanmoins omniprésente. La compensation laisse accroire qu’il serait possible de dissocier les activités de leurs effets. Ici, compenser s’apparente à un artifice de dissociation. Comme si le fait de « renverser » certaines conséquences indésirables signifiait qu’elles pouvaient être « niées » dès le départ, « détachées » ou « retranchées » de la situation d’où elles émergent. Avec les communs négatifs, en revanche, les relations de dépendance sont activement (par un processus politique d’enquête et d’évaluation) internalisées et reconnues pour ce qu’elles sont : non plus des conséquences mais, à l’inverse, des conditions nécessaires, prohibant toute tentative de les assimiler à de simples accidents. Ce n’est que lorsque les relations sont jugées accidentelles et combinables à volonté que les fantasmes de « croissance verte », de « smartphones éthiques » et autres oxymorons du même acabit ont une chance de s’imposer. Or, comme l’écrivait un grand philosophe : « Ce n’est pas un accident (bug), c’est un mode de fonctionnement (feature) ».

[8] Utilisé en français (voir par exemple les travaux d’Augustin Berque), le mot « mésologie » (en grec ancien μέσος, mésos « middle » et -λογια -logia « domaine de recherche ») est un ancien terme pour la science écologie – l’étude des relations mutuelles entre les êtres vivants et leur environnement biologique, social et environnemental ». (Wikipédia en anglais, article « Mesology », 21 juillet 2020).

Alexandre Monnin

Philosophe , Directeur scientifique d’Origens Media Lab et professeur à l'ESC Clermont Business School

Rayonnages

Société

Mots-clés

Anthropocène

Notes

[1] Publiée pour la première fois en 1927, cette nouvelle se trouve dans la plupart des anthologies de H.P. Lovecraft. Cf. The Complete Fiction of H. P. Lovecraft. Slp. New York : Race Point Publishing, 2014.

[2] La définition donnée par Wikipédia (à la date du 21 juillet 2020) est la suivante : une externalité négative « est une activité économique qui impose un effet négatif à un tiers non lié ».

[3] La notion de « communs » redécouverte grâce à de nombreux travaux de recherche menés au cours des dernières années, en particulier ceux d’Elinor Ostrom, récipiendaire du prix Nobel d’économie en 2009, est souvent caractérisée par l’association d’une ressource, d’une communauté et de règles de gouvernance démocratiquement choisies pour assurer la gouvernance de ladite ressource. Il y aurait largement matière à commenter pareil triptyque (son caractère gestionnaire ; l’importance de la « gouvernance », terme d’essence managériale, et la contradiction évidente avec l’idéal politique et institutionnel qu’incarne la démocratie ; l’exclusion des non-humains, etc.) mais nous réservons ces réflexions pour d’autres interventions. Lionel Maurel a par ailleurs déjà largement ouvert ce chantier.

[4] Dans Politiques de la Nature (La Découverte, 2004), Bruno Latour fournit un glossaire où il définit le cosmos de la manière suivante : « On reprend ici le sens grec d’arrangement, d’harmonie, en même temps que celui, plus traditionnel, de monde. C’est donc un synonyme du bon monde commun, ce qu’Isabelle Stengers appelle cosmopolitique (non pas au sens multinational mais au sens métaphysique de politique du cosmos). On pourrait désigner son antonyme par le mot de cacosmos. », p. 352.

[5] Tout agencement, à proprement parler, est « plus qu’humain ». Toutefois, la reconnaissance explicite de ce caractère ouvre sur de nouvelles modalités de coexistence. On parlera tantôt de « systèmes d’engendrements », à une niveau très générique, comme le fait Bruno Latour, ou de « technologies vivantes », de manière plus détaillée, à l’instar de José Halloy. À ce propos, voir Bruno Latour, Où atterrir ? (La Découverte, 2017),  Alexandre Monnin, José Halloy, et Nicolas Nova, « Au-delà du low tech : technologies zombies, soutenabilité et inventions », dans Low tech : face au tout-numérique, se réapproprier les technologies, Passerelle 21, Ritimo, 2020. Repenser les rapports aux non-humains exige une traduction institutionnelle afin de définir de nouvelles modalité de prise en compte et de négociation avec ces acteurs. Sur les communs plus qu’humains, voir par exemple : Patrick Bresnihan, « The More-than-Human Commons: From Commons to Commoning », dans Space, Power and the Commons: The Struggle for Alternative Futures, éd. par Samuel Kirwan, Leila Dawney, et Julian Brigstocke, Routledge, 2015. Je remercie Alexandra Bidet pour cette remarque et sa relecture attentive.

[6] Au-delà de toute intention, ce point est d’ailleurs orthogonal par rapport à la question qui nous préoccupe ici.

[7] De nombreux exemples illustrent ce point : il n’y a pas de smartphones sans proto-esclavage et sans exploitation minière dans des conditions inhumaines, tout comme il ne peut y avoir de croissance sans une apocalypse climatique imminente. Les externalités négatives dissocient les conséquences des transactions dont elles résultent en monétisant des compensations grâce à l’équivalent universel qu’est l’argent – incapable de réellement compenser quoi que ce soit de manière appropriée et néanmoins omniprésente. La compensation laisse accroire qu’il serait possible de dissocier les activités de leurs effets. Ici, compenser s’apparente à un artifice de dissociation. Comme si le fait de « renverser » certaines conséquences indésirables signifiait qu’elles pouvaient être « niées » dès le départ, « détachées » ou « retranchées » de la situation d’où elles émergent. Avec les communs négatifs, en revanche, les relations de dépendance sont activement (par un processus politique d’enquête et d’évaluation) internalisées et reconnues pour ce qu’elles sont : non plus des conséquences mais, à l’inverse, des conditions nécessaires, prohibant toute tentative de les assimiler à de simples accidents. Ce n’est que lorsque les relations sont jugées accidentelles et combinables à volonté que les fantasmes de « croissance verte », de « smartphones éthiques » et autres oxymorons du même acabit ont une chance de s’imposer. Or, comme l’écrivait un grand philosophe : « Ce n’est pas un accident (bug), c’est un mode de fonctionnement (feature) ».

[8] Utilisé en français (voir par exemple les travaux d’Augustin Berque), le mot « mésologie » (en grec ancien μέσος, mésos « middle » et -λογια -logia « domaine de recherche ») est un ancien terme pour la science écologie – l’étude des relations mutuelles entre les êtres vivants et leur environnement biologique, social et environnemental ». (Wikipédia en anglais, article « Mesology », 21 juillet 2020).