Société

Toujours plus proches ? Pour une écologie des rythmes

Historien

L’épidémie de Covid-19 a révélé à quel point la proximité spatiale, la rapidité des échanges, pouvaient être problématiques. Dans ces moments de confinement et autres couvre-feu, il nous faut donc expérimenter d’autres manières d’habiter les écosystèmes et leurs temporalités. Face à la domination sociale de la vitesse héritée de la Modernité, l’occasion nous est donnée de repenser le proche pour bâtir une nouvelle écologie des rythmes. Un article publié à l’occasion de la Nuit des idées 2021 dont le thème est « Proches ».

Depuis quelques mois, l’actualité de la Covid-19 alterne entre deux rythmes : aux dénonciations de lenteur administrative dans l’organisation de la vaccination, succèdent les appels à l’accélération dans l’administration du vaccin. Rarement le maître des horloges avait semblé aussi désorienté ! D’autant que la rapidité de la diffusion des variants signifie une nouvelle course contre la montre.

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Que chacun de ceux qui souhaitent se faire vacciner, et j’en fait partie, ait hâte de recevoir une première injection, est fort compréhensible. Mais il n’en reste pas moins que ces incantations à l’accélération doivent nous interroger et nous inciter à poser le débat à une autre échelle, non plus seulement sanitaire mais planétaire, où se questionne l’enjeu d’une écologie des rythmes pour l’avenir de l’humanité. Et nul besoin pour cela d’attendre les résultats de l’enquête de l’OMS sur les origines de l’actuelle pandémie de coronavirus ! En 2016, un rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) a souligné que 75 % de toutes les maladies infectieuses émergentes chez l’être humain sont des zoonoses, à savoir, des maladies opportunistes étroitement liées à la santé des écosystèmes. Autrement dit : propagation des virus et crise écologique sont liées. 

Or la crise écologique actuelle est aussi le fruit de l’accélération des perturbations anthropiques sur la planète terre, que les climatologues Will Stephen et Paul Cruzen, ainsi que l’historien John Mac Niel, ont appelé en 2005 la « Grande accélération » pour insister sur la dimension rythmique de ce phénomène. Si cette « Grande accélération » a pris forme à l’heure de l’industrialisation, elle a été en quelque sorte préparée philosophiquement par une tension de la vie sociale vers la promptitude qui marque l’émergence de la modernité chrétienne, et dont on peut faire remonter les prémices au milieu du XVe siècle. Formulée d’abord dans la sphère des échanges économiques (avec le développement du capitalisme marchand), appuyée sur les préceptes religieux qui ont soutenu la mise au travail des sociétés, en condamnant paresse et autres formes de gaspillage du temps, elle étend peu à peu son emprise à l’ensemble de la vie sociale, pour installer le règne de la vitesse et l’élever au rang de symbole de l’efficacité sociale.

En devenant exotique, le lointain a été décontextualisé et réduit à une simple périphérie du monde moderne. 

Nous sommes aujourd’hui les héritiers de ce processus au long cours, après que le capitalisme industriel a imposé le principe de l’accélération comme norme sociale, et que le capitalisme informationnel a imposé celui de l’instantanéité. Mais que de destructions et de stigmatisations pour imposer la domination quasi-exclusive de ce rythme ! Colonisations, esclavage atlantique, exploitations des ressources naturelles… autant d’entreprises balisant le chemin de la destruction prompte et rationnelle des écosystèmes humains et naturels ; un chemin dont nos sociétés subissent aujourd’hui l’un des derniers avatars, avec la pandémie de Covid-19.

C’est un monde abîmé que nous lègue la domination sociale de la vitesse (ou plutôt de l’accélération) à l’exclusion de tout autre rythme. Les grands prêtres de cette religion du toujours plus vite auront pourtant tôt fait de vanter les bienfaits d’un monde rétréci à la taille d’un village global, un monde où les échanges et les communications sont facilitées par les nouvelles technologies. Comme le prétend le slogan publicitaire d’une compagnie aérienne britannique, « le monde est plus proche que vous ne l’imaginez ». Mais de quoi ou de qui sommes-nous proches ? 

Nul doute, en effet, que les technologies à la base de la révolution des transports aériens ont singulièrement réduit les distances de temps, tout comme en leur temps celles qui ont permis la navigation maritime au long cours. Mais n’oublions pas non plus, du moins du côté de l’occident (colonial puis post-colonial), que ce désenclavement du monde s’est traduit par son exotisation, à savoir l’invention d’une altérité à la mesure de ses propres attentes. Autrement dit, en devenant exotique, le lointain a été décontextualisé et réduit à une simple périphérie du monde moderne. 

La proximité spatiale que favorisent les nouveaux moyens d’échanges et de communication ne signifie donc pas pour autant une plus grande capacité à comprendre la différence et la singularité des autres cultures. Au contraire, elles sont comme prises dans la nasse d’une tendance à l’homogénéisation, portée par le rythme chaque fois plus élevé des sociétés modernes et post-modernes. De la dénonciation historique de la « paresse naturelle » des amérindiens à celle de « l’indolence » des esclavisés et autres colonisés, des dénonciations contemporaines de la « fainéantise des ouvriers » à celle de cet agent de propreté photographié lors d’une sieste prise à même la rue (« Voilà à quoi servent les impôts des Parisiens à payer les agents de propreté à roupiller »), cet « autre » change en fonction des époques et des enjeux ; mais c’est toujours par l’usage d’un vocabulaire rythmique que ceux qui ne répondent pas aux normes d’une humanité voulue moderne sont pointés du doigt et discriminés : alors que l’efficacité sociale est peinte sous les traits d’un homme prompt, c’est sous ceux d’un homme lent que la supposée inefficacité est caricaturée. 

Une écologie des rythmes s’impose, non pour opposer mais au contraire pour nouer les dynamiques rythmiques de chaque écosystème. 

Or ces lents pourraient bien correspondre à ce « peuple de quelque part » que David Goodhart oppose aux « gens de partout », et pour lesquels il n’y a plus de lointain. Lorsqu’ils ne sont pas en déplacement, c’est « immobiles à grands pas » (Paul Valéry) qu’ils peuvent goûter au don d’ubiquité en se rendant instantanément d’un lieu à l’autre de la planète, toujours à l’aise car disposant des codes culturels permettant de faire face à diverses situations. Quant au peuple de quelque part, il correspond à une majorité de plus en plus grande des vivants. Résidant dans la périphérie de ce système mondial, notamment celle des métropoles, il est souvent invisibilisé (comme l’a mis en évidence le mouvement des gilets jaunes), ajoutant dès lors à la dialectique du proche et du lointain, celle du visible et de l’invisible.

Faut-il s’étonner que nombre d’entre eux soient séduits par les appels que lancent des populistes de tout poil, avides d’un repli sur soi et d’une fermeture des frontières, face aux conséquences destructrices de la mondialisation – projet que la pandémie a évidemment relancé. Le lointain serait alors tenu à bonne distance, pour donner naissance à une communauté de proches. Nul besoin d’en rappeler l’illusion ! 

Cette aspiration témoigne de l’existence d’un autre monde, enclavé en quelque sorte dans celui des plus privilégiés, où les priorités économiques et culturelles relèvent d’une autre échelle de temps. « Les élites parlent de fin du monde, quand nous, on parle de fin du mois », aurait proclamé un protestataire en pleine crise des gilets jaunes, opposant ainsi dans une lecture un peu manichéenne, préoccupations écologiques et économiques. S’il n’est pas lieu de débattre ici de la pertinence de cette vision, il importe en revanche de constater sa dimension « révélationnaire » selon le néologisme de Paul Virilio, en ce sens qu’elle révèle l’articulation rythmique des écosystèmes – celui de l’ordinaire des jours et celui de l’anthropocène. Et c’est en cela qu’une écologie des rythmes s’impose, non pour opposer mais au contraire pour nouer les dynamiques rythmiques de chaque écosystème. 

Voilà pourquoi, au lieu d’ajouter de l’accélération à la Grande accélération, qui n’a d’autre conséquence que d’alimenter la bête immonde d’où a surgi l’actuelle pandémie, la lutte contre la Covid-19 doit nous aider à mettre en place cette écologie des rythmes. C’est assurément un phare puissant, à même de nous guider pour rentrer à bon port après la tempête pandémique. C’est donc à un véritable changement de paradigme qu’il nous faut penser au cœur de ce gros temps, en redonnant au politique toute sa place ; une place qui s’est peu à peu réduite à l’essentiel – à savoir de la simple gestion. Or, dans ces moments de confinement et autres couvre-feu, tels « des rêveurs perplexes et lents » (Eugenio de Signoribus), il nous faut expérimenter d’autres manières d’habiter les écosystèmes et leurs temporalités. Ce n’est plus tant une politique qu’une poiëtique que doit revendiquer une écologie des rythmes, pour nous guider sur ce chemin. 

En introduisant du silence et de la durée, l’acte poétique impose dans la trame serrée de l’accélération, un changement de rythme qui ouvre le champ du politique. « Sommes-nous voués à n’être que des débuts de poèmes ? » s’interrogeait René Char. En ce temps de crise sanitaire mondiale, les mots du poète résonnent avec une force nouvelle : alors que les actions des gouvernements tendent à réduire la vie à une question de sécurité (publique ou économique), la création poétique est appelée à reprendre place dans la cité pour y jouer son rôle émancipateur. Il s’agit tout à la fois de desserrer l’étau des contraintes, pour ne pas céder au diktat d’un temps encadré par de seuls impératifs d’efficacité, et expérimenter une extension des domaines du possible de la vie. 

Ce texte, commandé par AOC, est publié en échos à La Nuit des idées, manifestation dédiée au partage international des idées qui s’est déroulée le 28 janvier 2021. Initiée et coordonnée par l’INSTITUT FRANÇAIS, le programme est disponible sur lanuitdesidees.com.

 


Laurent Vidal

Historien, Professeur des universités, Université de La Rochelle

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