Littérature

La doublure du monde que nous habitons – sur À la folie de Joy Sorman

Écrivain

On ne dit plus « les fous », on ne dit plus « la folie », on dit « troubles mentaux ». Pourtant, le miroir qu’est la folie demeure, négatif de nos vies voués à une rationalité de plus en plus économique : c’est ce miroir que Joy Sorman nous tend dans À la folie. Après s’être rendue, un an durant, dans deux unités psychiatriques françaises, elle offre dans ce livre qui relève de l’art du grand reportage une galerie de portraits des individus irréductibles qu’elle y a fréquentés. Mais À la folie ne saurait être renvoyé à la catégorie de la dénonciation ou du pamphlet. C’est un témoignage, au sens le plus fort du terme.

C’est donc ainsi que les hommes vivent ? « On dirait » qu’il n’y a pas de secret, « on dirait » qu’on pourrait vivre comme si l’on n’allait jamais mourir, « on dirait » qu’on n’est pas des bêtes, pas des sauvages, « on dirait » qu’on ne passe pas nos vies à nous juger les uns les autres, « on dirait » que la normalité et l’anormalité sont deux états aisément discernables dès qu’on en prononce le nom, « on dirait » que la différence est une richesse, « on dirait » que raison et vérité sont synonymes sur la terre comme au ciel, bref, « on dirait » que tout va bien (jusqu’ici).

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On dirait pourtant que dans un monde axé sur la performance individuelle, ce grand jeu social si ordinaire, dont les règles sont incorporées dès la petite enfance au sein de la famille puis de l’institution scolaire, résiste de moins en moins bien à la folie alors même que cette dernière, et la menace de terminer seul comme un chien au fond d’un trou noir (« tu finiras à Charenton ! »), relève assurément du ciment social.

En revanche, on ne dit plus « les fous », on ne dit plus « folie », on dit « troubles mentaux », des troubles que l’on classe à n’en plus finir en fonction de traitements qui permettent parfois d’en soulager, rarement d’en guérir, mais le miroir qu’est la folie demeure, négatif de nos vies vouées à une rationalité de plus en plus économique : c’est aussi ce miroir que Joy Sorman interroge dans À la folie, si riche d’ambivalences depuis son titre – car si le trouble mental ne l’est en rien, la folie sait être désirable, aussi ; l’amour n’a-t-il pas la puissance de devenir, selon Bossuet, « une folie manifeste et de toutes les folies la plus folle » ?

D’évidence, ce titre pourrait aussi bien figurer à la proue d’une arche, celle où embarquer les individus irréductibles que l’auteure a fréquentés une année durant dans « deux unités psychiatriques quelque part en France » où la plupart sont trop régulièrement de passage quand ils n’y vivent pas à demeure, tissant au long des mois des liens bizarres, forcément, des liens déroutants, dont la puissance de vérité échappe aux phrases ordinaires, avec Franck le loup-garou, Maria la sorcière, Youcef le soldat inconnu, Arthur le grand dépressif qui erre dans un brouillard où les mots et les gestes ne sont pas seulement vains, mais cruellement indécents, Jessica l’éternelle intermittente, José, perché sur une montagne d’angoisse où crier par cœur Egon Schiele et Antonin Artaud mais qui se calme parfois en ergothérapie où il n’aime rien tant que « l’aquarelle quand l’eau dissous mes mauvaises pensées ». Et tant d’autres absolument singuliers dont Robert, l’idiot du village qui ne devrait pas être là mais y restera à jamais comme avant lui ses deux frères enterrés sur place, et même une passagère clandestine apparue un beau matin dans un lit, entrée nul ne sait comment, « Fantomette », qui refuse de décliner son identité, ne simule aucun trouble mais a décrété que sa place était là : dont acte, il doit bien y avoir une raison ?

Et dans le même bateau isolé au milieu de l’océan social les soignants : sur le pont supérieur les médecins, ceux qui savent ou doivent donner l’impression de savoir, empathiques ou non, tenaillés par la peur ou non, scientifiques ou paternalistes dans la grande tradition de l’organisateur de la psychiatrie française Jean-Etienne Esquirol (1772-1840), à l’étage du dessous les infirmiers qui tiennent le service jour et nuit, les aides-soignants qui courent partout et, dans les cales, les ASH, « agents de service hospitalier ».

N’ayant aucun pouvoir sur les patients, ces derniers entretiennent avec eux une relation que l’on peut dire privilégié ; dans la galerie de portraits qu’abrite ce livre, les plus émouvants (ou, pour le lecteur, les plus rassurants de l’être dans un monde ligneux, froid, suspendu au vide ?), sont peut-être les quelques soutiers de l’hôpital qui habitent une étrange lisière, soignants qui aiment la folie, récusent l’engrenage sécuritaire, comme Barnabé, « moine bouddhiste du soin » ou Adrienne, trente-cinq ans de métier, ASH parfois critiquée pour sa trop grande proximité avec les patients, qui « se sent solidaire de ces schizophrènes au rebut, de même bord dans la lutte des classes, et reste toujours attentive aux rapports de force » au sein de l’hôpital.

Ils y sont à vifs, les rapports de force, et d’autant plus redoutables que le pouvoir médical y est discrétionnaire, malgré les mécanismes de protection de la liberté individuelle (quel est le juge qui contestera l’internement d’un « schizophrène » décrété « dangereux » par le médecin-chef ?). De ce point de vue, le délire, qui toujours véhicule un éclat de vérité dans ses vapeurs aveuglantes, est une arme, parfois : autant qu’un échappatoire à la souffrance devenue insoutenable.

Une fois refermé le dixième livre de Joy Sorman qui relève du grand reportage au sens le plus noble et littéraire du terme (dans la lignée d’Albert Londres mais aussi bien du Georges Orwell du Quai de Wigan), quand bien même on pourrait aussi bien parler de documentaire au sens cinématographique et donc artistique du terme tant le point de vue y est aussi fermement tenu qu’une caméra peut l’être, on dirait surtout, en réalité, que ce que l’on savait déjà n’aura cessé de s’aggraver ces dernières décennies : que la raison elle-même, la raison rationnelle, la raison raisonnable qui permet à la machinerie économique de remplir son office à plein régime préférerait ne plus rien avoir à faire avec les fous, grains de sable ou part maudite de l’organisation sociale qu’on isole, qu’on traite, qu’on entrave ou qu’on assomme de neuroleptiques dans une « brutalité de la chimie, qui décape parfois si fort le délire qu’elle laisse un vide, un abîme » – d’autant que les structures de soins en ville n’ont plus ni places ni moyens, qu’une fois sorti le fou rendu à une solitude existentielle le plus souvent extrême dans une cité sans travail et sans amis où même les regards fuient, « la réinsertion sociale à tout prix est un leurre auquel s’arriment les soignants pour ne pas désespérer de leur mission » ; on sait bien, en vérité, que ces soignants « la désirent sans doute bien davantage que les patients eux-mêmes. Certains n’en demandent pas tant, n’en veulent surtout pas, d’un métier, d’une famille ; ils ne se sont pas faits fous pour rien. ».

Le cri d’alarme qui retentit dans ces pages n’était pas prémédité.

Concordant en bien des points avec le Manifeste pour une psychiatrie artisanale publié récemment aux éditions Verdier par Emanuel Venet, dénonciation vigoureuse d’une psychiatrie condamnée par un mépris d’État à devenir « industrielle, quantitative, protocolisée, standardisée, numérisable, objectivante, désincarnée, ultrarapide et inégalitaire », l’ensemble de choses vues et entendues que trame À la folie est d’autant plus percutant que le cri d’alarme qui retentit dans ces pages n’était pas prémédité, que le regard se voulait au départ objectif : objectif, il l’est, et on le voit d’autant mieux se remplir d’effroi d’avoir voulu témoigner sans préjugés ni œillères.

Mue par une profonde curiosité pour l’altérité radicale qu’est la folie, désireuse en somme de « faire connaissance » avec elle au souvenir, aussi, de ses lectures de Deleuze, Guattari ou de Lucien Bonnafé, par ailleurs peu familière de la psychiatrie, Joy Sorman se garde de ses propres sentiments, de ses jugements intempestifs (« Des yeux novices, les miens, verraient ici une punition plutôt qu’une mesure thérapeutique, un esprit peu familier de la psychiatrie (…) resterait stupéfait devant l’ambiguïté de la situation, son impossibilité, son impasse. »).

Cherchant à se fondre dans le décor sans y disparaître, elle emploie un « je » de narration qui souvent glisse pour laisser place à celui du patient ou du médecin dont les propos sont rapportés sans tiret ni passage à la ligne, d’une phrase à l’autre, de manière toujours fluide, coulante, claire. Sans cesse elle interroge son comportement du double point de vue des patients et des soignants, ainsi lorsqu’un patient puni d’être « en crise » au mauvais moment (traduisez : à un moment où le personnel soignant est réduit au strict minimum) l’invite à un geste affectif qu’elle hésite à faire : ne pas le faire serait trahir sa confiance, le faire serait trahir le pacte implicite qui la campe quoi qu’elle en veuille du côté du soin, c’est-à-dire, en l’occurrence, de l’ordre rétabli.

Bien moins que cet article qui en résulte, condamné à résumer à gros traits, le livre ne saurait être renvoyé à la catégorie de la dénonciation ou du pamphlet. Certes, il constate la mainmise de l’industrie pharmaceutique à travers l’abus de psychotropes qui est patent dans le système actuel, au point que visiter une structure psychiatrique en « secteur fermé » (secteur où les patients sont soumis à un régime carcéral, qu’ils y soient placés d’office ou non) donne le sentiment d’entrer dans un non-lieu aux odeurs entêtantes où les malades dépossédés d’eux-mêmes, shootés sinon littéralement zombifiés, errent dans la pure vacuité d’un temps de glu, voix pâteuses, gestes suspendus, élocutions empêchées, regards fuyants et bave aux lèves.

Mais, pesant ses mots, ses phrases, Joy Sorman sait aussi que tout regard passéiste atteint très vite ses limites : « Avant l’invention des neuroleptiques (au début des années 50, ndlr), Franck aurait sans doute hululé chaque nuit, et plus sûrement hurlé à la lune. On l’aurait soigné avec du vitriol mélangé au quinquina, du camphre, du musc, de la teinture d’iode (…), on lui aurait cautérisé le crâne, on lui aurait imposé des cures de sommeil et la camisole de force, frictionné la tête préalablement rasée avec du vinaigre (…), purgé, électrocuté, lobotomisé, on l’aurait choqué au cardiazol (…), on lui aurait piqué la cuisse à la térébenthine pour que se forme un abcès douloureux et qu’apparaisse une forte fièvre, et on aurait ainsi transformé un agité en malade gémissant et soumis, réclamant des soins. » Encore aurait-il eu la chance de n’être pas femme, menacée de l’ablation du clitoris, de l’utérus ou des ovaires. On n’en est plus là. Les neuroleptiques sont loin d’être des médecines mauvaises, peuvent assurément être un progrès : c’est l’usage qui en est fait qui pose question.

Et en effet, malgré cette objectivité patente, de page en page le constat se noircit, les observations se recoupent, l’interrogation se fait âcre sinon acide : le système a pour premier réflexe de neutraliser les patients, neutraliser la folie quitte à neutraliser indistinctement chacun de ceux qu’elle touche, faute de moyens avant tout, humains et matériels – mais ce défaut de moyens ne peut pas être séparé d’une volonté collective, consciente ou non, de reléguer la folie elle-même aux oubliettes de la société de consommation de masse. C’est aussi bien de la part de tout un chacun une façon de changer de trottoir, de plonger dans les pages du livre quand dans la rame du métro un désaxé prend le monde à partie : une volonté de ne surtout pas voir ce qui déraille sous le tapis des mots de la bienséance économique.

La vérité, celle de la folie plus qu’aucune autre, est insoluble.

Il est tellement plus simple et moins coûteux, tellement plus « rationnel » vu d’un bureau de gestionnaires entérinant la norme à distance, plutôt que de couper les cheveux en quatre à poser un diagnostic reposant sur une écoute individu après individu, de décréter que tous sont d’abord et avant tout potentiellement dangereux, dangereux pour eux-mêmes, pour les autres patients, pour les soignants, et de les traiter systématiquement comme tels dès qu’ils dérapent, chambre d’isolement, sangles, piqûre : les neutraliser, disions-nous, et Hippocrate ou non chacun l’entendra comme bon lui semble.

C’est qu’une « révolution idéologique » s’est opérée ces dernières décennies « qui tient en trois lettres, DSM, le manuel statistique et diagnostic des troubles mentaux, une méthode nosographique inspirée des botanistes, inventée aux États-Unis, dont la première version date de 1952 et recense soixante pathologies – la dernière version, le DSM 5, en décompte 450, laissant présager que la notion de maladie mentale a ainsi été étendue à l’humanité tout  entière, à l’existence elle-même. »

Chaque version du manuel « redéfinit les troubles de la personnalité au gré des tendances, idéologiques comme financières, des stratégies des laboratoires pharmaceutiques (…) et comment se créent de nouvelles catégories, comme le trouble d’hypersexualité dans la dernière édition. » Initié par l’armée américaine après-guerre avec de louables intentions puisant au répertoire de la psychanalyse alors en vogue, le DSM a viré de bord en 1980 (parution du « DSM 3 »), ne cessant d’ajouter de nouvelles catégories aux catégories existantes dans un étrange inventaire qu’on ne peut assurément pas dire à la Prévert, et qui n’a plus d’autre dimension que purement technique – s’il est courant aujourd’hui d’affirmer que 1% de la population française serait schizophrène, ce mot de schizophrène en réalité n’a plus grand sens, sinon celui de renvoyer à une classe de médicaments. Mesures de précaution : le système est devenu sécuritaire avant toute chose.

C’est bien ce que, l’ignorant encore, le texte pose dès ses premières pages qui permettent de définir avec rigueur le point d’énonciation du récit, sa qualité de témoignage au sens le plus fort du terme : le témoin est celui qui, s’engageant physiquement (au tribunal, il est enjoint à lever la main), affirme une vérité objective depuis le point de vue subjectif où il se tient, au contraire exactement, en réalité, du juge (ici, du médecin) qui occupe de facto une position d’objectivité mais dont on sait bien que sa manière même d’écouter et de penser n’est rien de moins subjective que la nôtre.

Dès la toute première page, Joy Sorman affirme cette présence corporelle du témoin : « J’entrais ici pour la première fois et je ne savais pas y faire. » Elle s’était composé une figure de circonstance, celle d’une « bonne citoyenne » sans intention cachée, objective dans son approche du lieu tabou qu’est l’hôpital psychiatrique. Elle ne savait pas encore qu’y entrer n’est jamais un problème – les sas se succèdent, les portes s’ouvrent, aucun contrôle. C’est en sortir qui est bien plus compliqué. S’en sortir. Le premier chapitre, dévolu à Franck le loup-garou, en témoigne. Il vient de passer un mois à l’isolement. « On ne lui a pas rendu ses chaussures, de peur qu’il s’enfuie ».

Cela fait bien longtemps que la folie, considérée comme une lèpre de la raison dont les plus atteints ont été à l’âge classique enfermés dans les léproseries désaffectées, n’a plus droit de cité, mais on ne pensait pas que, en trois décennies à peine, l’état des lieux ait pu se dégrader à ce point. Si décrié à l’époque, l’état du soin psychiatrique dans les années 70 ou 80 pourrait, vu d’aujourd’hui, paraître tellement enviable que certains y situent un âge d’or, ainsi que le fait Catherine, infirmière qui a connu cette époque des sorties régulières, aujourd’hui impossibles : « Le service accueille de plus en plus de malades qui restent de plus en plus longtemps, pas tant, précise-t-elle, pour des problèmes médicaux que sociaux, et comme on manque de structures de soins en ville, les patients sédimentent dans les murs de l’hôpital ». Il est loin, le temps des virées au cinéma, ce temps où l’on considérait « qu’il était urgent de rendre la folie à la société, d’utiliser à bon escient le potentiel soignant contenu dans le peuple. »

À la folie est un livre de cœur, et l’on entend aussi bien ce mot de cœur au sens ancien du terme, le courage qu’il désigne. Il est assurément composé avec beaucoup d’art, et c’est sa plus grande force : comme chacun sait désormais, il n’y a que l’art pour nous éviter de périr de la vérité. Et la vérité, celle de la folie plus qu’aucune autre, est insoluble : elle est insoluble dans le quotidien normalisé, dans le discours rationnel. Mieux vaudrait, dès lors, aller au plus simple : recopier les pages. Mais il y a toujours plus simple, réflexion faite : et en l’occurrence le plus simple serait que vous vous précipitiez à le lire ; après tout, chacun son boulot si l’on veut comprendre collectivement de quelle étoffe est faite la doublure du monde que nous habitons.

Joy Sorman, À la folie, Flammarion, février 2021, 288 pages. 

NDLR – AOC a publié « Fou comme un lapin » (extrait du chantier de À la folie) de Joy Sorman le 16 février 2020, rubrique « Fiction ».


Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire