Société

Les enquêtes de victimation et le boucher-charcutier de Tourcoing

Sociologue, Sociologue

La déclaration du ministre de l’Intérieur, préférant le bon sens du boucher-charcutier de Tourcoing aux enquêtes de victimation, ne cesse de faire réagir. Pourtant, la divergence entre les mesures de la délinquance et de l’insécurité et le discours des politiciens, des essayistes médiatiques, des journalistes et des réseaux sociaux ne devrait pas surprendre. Ces alarmes à l’insécurité n’empruntent en effet aucunement aux différentes mesures de l’insécurité, elles naissent de la médiatisation réussie d’horribles faits divers que l’on parvient à faire passer pour représentatifs de la criminalité dans son ensemble.

Au cours d’une interview sur l’évolution de la délinquance en France, l’actuel ministre de l’Intérieur a été interrogé sur les enquêtes de victimation qui indiqueraient une stagnation depuis quelque vingt ans. Il a répondu leur préférer le bon sens du boucher-charcutier de Tourcoing.

Surprenante réaction : l’enquête de victimation consiste justement à mesurer la délinquance en demandant à des citoyens, échantillonnés pour représenter la population d’une ville, d’une région, d’un pays, s’ils ont été victimes d’agressions, de vols, de dégradations etc… On trouve éventuellement parmi eux le boucher-charcutier cher à l’ancien maire de Tourcoing, mais aussi la caissière de supermarché, le notaire, l’étudiant, l’employé de mairie… bref, tout un chacun…

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D’ailleurs, si cette méthode a été inventée, c’est qu’historiquement, on ne disposait comme mesure de la délinquance que des statistiques d’activité des institutions pénales. L’enquête de victimation présente l’avantage de prendre en compte aussi ces méfaits. Dans les pays développés, elle est devenue la meilleure source d’information sur les délits dits à victimes directes[1], ceux qui affectent directement les citoyens, tels l’agression, le cambriolage, le vol, les débits frauduleux…Bref, voilà un instrument qui met ces victimes au centre du dispositif de mesure de la délinquance.

Mais l’enquête de victimation présente encore d’autres avantages qui en font le plus gros investissement des sciences sociales jamais réalisé dans l’étude de la délinquance.

L’enquête de victimation s’intéresse dans un même élan, pour en explorer les relations, à la fois à l’exposition à la criminalité et à son vécu.

Tout d’abord, loin de se borner à fournir une addition de faits – ce qui en soi ne signifie pas grand-chose – elle donne à voir le périmètre de la population exposée à cette criminalité et la diversité de ses profils. Un même nombre de faits peut représenter beaucoup de victimes atteintes peu de fois ou peu de victimes touchées à répétition ; un même fait, se faire casser sa voiture par exemple, retentit particulièrement si l’on en a besoin chaque jour pour travailler ou faire ses courses, moins si l’on se sert surtout de transports en commun… tous ces aspects concrets sont des éléments essentiels – et jusqu’alors mal connus – dans le débat sur la sécurité publique.

L’enquête de victimation renseigne encore sur la gestion par les victimes de leur mésaventure, notamment sur les recours qu’elles mobilisent ou qu’elles négligent. C’est ainsi qu’elle informe, pour la première fois dans l’histoire, sur la diversité des taux de signalement par les victimes à la police : si le cambriolage et le vol de voiture sont rapportés deux fois sur trois, les agressions avec violences physiques ne le sont que deux fois sur cinq et les injures ou menaces qu’une fois sur dix. Encore un élément crucial qui a manqué pendant des décennies dans les controverses sur ce qu’on a appelé le « chiffre noir », celui de la délinquance restée inconnue, et sur le rapport entre les statistiques judiciaires ou policières et la criminalité subie.

Ces taux de signalement permettent de comprendre comment s’organise l’interrelation entre les professionnels du pénal et ces profanes – les victimes – qui tiennent néanmoins une place décisive dans le fonctionnement pénal : sans elles, sans leur décision d’informer les autorités de ce qu’elles ont subi, toute une partie de la loi pénale resterait lettre morte. On découvre aussi comment, dans la pratique des victimes d’atteintes aux biens, la mobilisation des institutions pénales va souvent de pair avec celle d’acteurs privés comme les assurances ou les industries de sécurité… de sorte que la première ne se comprend pas si on ne dispose pas d’informations sur la seconde : le dépôt de plainte n’est fréquemment que la formalité préalable à une déclaration de sinistre.

Surtout l’enquête de victimation s’intéresse dans un même élan, pour en explorer les relations, à la fois à l’exposition à la criminalité et à son vécu, le désormais fameux sentiment d’insécurité, dans ses deux dimensions. L’une se présente sous la forme de peurs personnelles, pour soi, pour ses proches, relatives à telle ou telle circonstance concrète ; on peut la nommer ‘insécurité personnelle’. L’autre dimension, la ‘préoccupation sécuritaire’ envisage l’insécurité comme un problème social plutôt que comme un risque individuel.

On a ainsi mis en lumière que le vécu n’était pas un simple décalque de l’exposition au risque. Certes, certaines associations sont logiques : peu de victimations, peu de peurs, faible préoccupation sécuritaire ou, à l’inverse, victimations et peurs nombreuses, préoccupation élevée. Mais on observe d’autres configurations plus inattendues : victimations nombreuses mais faible sentiment d’insécurité ou bien victimations et peurs plus rares mais forte préoccupation sécuritaire. L’enquête de victimation fait ainsi découvrir que victimation et insécurité peuvent fonctionner selon des logiques partiellement distinctes. Elle permet de saisir la complexité de l’insécurité, donc de comprendre le fréquent échec des politiques de sécurité quand elles ne prennent pas les moyens d’intégrer ce paramètre.

Quand on les observe sur toute la période où elles sont disponibles, les enquêtes françaises de victimation laissent voir depuis le début du XXIe siècle une tendance baissière des vols et cambriolages : celle-ci qui succède cependant, si l’on en croit les enregistrements policiers, à la forte hausse qui a marqué le quart de siècle du début des années 1960 au milieu des années 1980, de sorte qu’on reste actuellement dans des ordres de grandeur élevés. Plus en détail, la baisse marquée depuis la fin du XXe siècle des vols de et dans les véhicules contraste avec la franche hausse, depuis une dizaine d’années, des débits frauduleux : on pourrait dire en caricaturant à peine que ceux-là ont été l’infraction typique de la deuxième partie du siècle précédent, tandis que ceux-ci sont en passe de tenir ce rôle pour le début du présent siècle.

Ces alarmes à l’insécurité n’empruntent aucunement aux différentes mesures de l’insécurité.

Quant aux agressions, celles qui contiennent une dimension plus ou moins forte d’atteinte physique, elles stagnent à des niveaux faibles (entre 2,5 et 3% de la population, sur deux ans). Au contraire, les agressions sans coups ni blessures – telles les injures, les menaces…. – se situent à des niveaux élevés – là encore sans évolution nette – (sur deux ans, entre 14 et 16% de la population) ce qui semble témoigner de la relative fréquence de frictions sociales, du relief d’une certaine conflictualité dans les interactions quotidiennes. Les enquêtes de victimation permettent de connaître ces violences de basse intensité que les statistiques de police ignorent largement en raison de la rareté des plaintes.

Ceux qui crient au déchainement de la violence mettent parfois en avant l’envolée de « l’homicidité »(sic). Les victimes d’homicides ne sont plus là pour répondre à une enquête, mais il existe des mesures alternatives comme la statistique des causes de décès. Elle converge avec la statistique de police pour dire que les homicides réalisés stagnent à un niveau très bas. En revanche, on assiste depuis une douzaine d’années dans cette statistique policière à une envolée inédite des tentatives d’homicides sans que l’on sache dire s’il s’agit de faits inexistants précédemment ou d’une requalification d’agressions que les policiers auraient précédemment qualifié seulement de coups et blessures volontaires.

Quant à l’évolution du sentiment d’insécurité qui serait lié à ce que certains appellent « l’ensauvagement » de la société française, observons-la en distinguant à nouveau peurs personnelles et préoccupation sécuritaire. Leurs tendances ne sont pas parallèles : les peurs diverses sont d’une remarquable stabilité depuis le début du siècle, quand bien même à des niveaux différents ; les plus fréquentes sont celles éprouvées pour ses enfants ou à propos des transports en commun, bien plus qu’à son domicile ou dans son quartier. En revanche, la préoccupation sécuritaire est très sensible à la conjoncture : elle peut connaître des poussées de fièvre, comme celle du début des années 2000, pour revenir ensuite, plus ou moins, à des ordres de grandeur habituels, bien inférieurs à ceux de la préoccupation pour d’autres problèmes comme le chômage ou la pauvreté.

On ne s’étonnera pas cependant de la divergence entre ces mesures de la délinquance et de l’insécurité et le discours des politiciens, des essayistes médiatiques, des journalistes et des réseaux sociaux. Ces alarmes à l’insécurité n’empruntent en effet aucunement aux différentes mesures de l’insécurité. Elles naissent de la médiatisation réussie d’horribles faits divers que l’on parvient à faire passer pour représentatifs de la criminalité dans son ensemble.

Cette opération naît souvent dans les cercles d’extrême-droite chez qui l’insécurité fait couple avec la haine de l’étranger. Son succès tient beaucoup au relais que lui accordent certains médias, notamment certaines chaînes d’information continue, aidés par des intellectuels spécialisés dans le blanchiment des thèses d’extrême-droite, enfin par des canonnades bien organisées dans les réseaux sociaux. Si l’opération réussit, le thème est repris systématiquement dans l’ensemble des medias. Elle devient alors vérité d’évangile pour le personnel politique presque entier, surtout en période pré-électorale.

Ce discours politico-médiatique sera accueilli facilement dans les secteurs de l’opinion qui se déclarent proches de la droite et plus encore de l’extrême-droite ; c’est là en effet – comme le montrent les enquêtes de victimation de l’Institut Paris Région – que la préoccupation sécuritaire s’avère être la plus forte. On peut se demander aussi si l’importance prise par les violences de basse intensité ne constitue pas un terreau favorable à la réception dans l’opinion des alarmes à l’insécurité même si les frictions du quotidien ne sont pas du tout dans le même registre que les faits divers dramatiques, mais rares, qui saturent le discours public sur l’insécurité.

On est enfin d’autant plus surpris du dédain de l’actuel ministre de l’Intérieur pour les enquêtes nationales de victimation que leur abandon par l’INSEE va permettre leur reprise par l’un des services statistiques ministériels rattachés à son département.


[1] Par opposition aux infractions sans victime directe comme la fraude fiscale, la confection de fausse monnaie, la vente de stupéfiants…

Philippe Robert

Sociologue, Directeur de recherches émérite au CNRS, CESDIP, co-directeur de l’Observatoire scientifique du crime et de la déviance

Renée Zauberman

Sociologue, directrice de recherche émérite au CNRS, CESDIP, co-directrice de l’observatoire scientifique du crime et de la déviance

Notes

[1] Par opposition aux infractions sans victime directe comme la fraude fiscale, la confection de fausse monnaie, la vente de stupéfiants…