Politique

Regards sur la politique culturelle des Verts

Professeur émérite d'esthétique et sciences de l'art

L’arrivée des Verts au pouvoir dans plusieurs municipalités n’a pas fondamentalement percuté l’opposition binaire entre culturel et socioculturel, entre culture légitime et éducation populaire, qui continue de structurer les politiques culturelles. Mais la notion de populaire peut-elle, aujourd’hui, en orienter les grandes lignes ? Les municipalités vertes, comme celle de Grenoble, se fourvoient trop souvent dans la capture de la question culturelle par le politique, qui met à distance l’autonomie même des pratiques artistiques.

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Aux dernières élections municipales de 2020, le parti Europe Écologie-Les Verts (EÉLV) a connu un saut historique. Les Verts, nouveaux venus au XXIe siècle dans le champ de la représentation politique, n’ont jamais dépassé les déclarations générales en ce qui concerne les politiques culturelles. L’examen de leurs positions sur ces questions ne peut faire l’économie d’un retour sur l’expérience du premier mandat des Verts exercé dans une grande ville, Grenoble, et du contexte historique dans lequel elle s’inscrit. Cette expérience, à bien des égards, éclaire leur positionnement idéologique au plan national.

Le contexte culturel grenoblois

En 2014, les écologistes et leurs alliés avaient conquis le pouvoir dans une ville qui, durant le dernier tiers du XXe siècle, s’était distinguée par une politique culturelle innovante. La dimension de laboratoire acquise par Grenoble, avec la municipalité socialiste de Hubert Dubedout, avait mis en évidence la relation nécessaire entre les questions culturelles et l’action du politique. Cette dernière s’appliquait aussi bien au plan socio-culturel (centre de santé, politique de lecture publique, expérience des équipements intégrés éducatifs et culturels de la Villeneuve, urbanisme, etc.) qu’au plan des équipements culturels et des équipes artistiques chargées de les faire vivre.

Le choix artistique de la municipalité, au début des années 1980, de Georges Lavaudant, pour la direction du Centre dramatique national des Alpes (CDNA), puis, plus tard, celui de Jean-Claude Galotta, pour le Centre chorégraphique national (CCN) avait montré sa pertinence. Les créations de ces deux artistes étaient devenues des références incontestables.

Pourtant, une quinzaine d’années après son ouverture, en 1967, les prémices d’une crise souterraine à la Maison de la culture couvait déjà. La fusion des institutions, CDNA, CCN et Maison de la culture ainsi qu’une direction unique des missions de création et de diffusion culturelle avaient entraîné une confusion de leurs identités. Au-delà d’une solution gestionnaire qui s’est prolongée dans la décennie suivante, une question plus profonde était occultée. Celle du rapport, délicat et nécessaire, entre la création artistique (théâtre et danse) et les autres missions de l’action culturelle (accompagnement des pratiques artistiques des amateurs, éducation artistique, formation des publics…).

Une politique culturelle en perte d’inspiration

Dans le courant des années 1990, la politique culturelle grenobloise avait progressivement perdu son inspiration et son dynamisme. L’essoufflement de la politique culturelle avait donné lieu à de nombreux débats qui avaient eu des échos et des prolongements au plan national. Ils avaient révélé les rapports complexes entre l’art et l’action culturelle, entre la responsabilité de l’État et celle des collectivités locales, entre les publics dans leur différentiation sociale et la population… Plus généralement, c’était l’idée même de démocratisation culturelle – par le biais de l’accès aux œuvre légitimes – qui s’était fossilisée [1] ». Les Verts ne s’étaient jamais beaucoup intéressés à ces problématiques pourtant fondamentales.

Les politiques culturelles successives de l’État, dans ces mêmes années, n’existaient plus qu’à travers une gestion administrative de l’institution culturelle, l’État ayant renoncé à lutter contre les inégalités culturelles qui venaient amplifier les inégalités sociales et la fragmentation de la société française.

Les élus socialistes, à Grenoble, semblaient ainsi avoir été touchés par une paresse de l’esprit que les anciens appelaient acédia – mélancolie profonde, fixée vers un passé disparu, impuissante à penser l’avenir, génératrice d’indifférence et de lassitude.

Un héritage lourd à assumer

La requalification nécessaire du bâtiment de la Maison de la culture, rebaptisée Le Cargo, s’était organisée autour d’un projet d’extension du bâtiment de près de 11 000 m2. En 1995, après l’incarcération du maire de droite, Alain Carignon, pour corruption et l’élection du socialiste Michel Destot, une logique technocratique s’est imposée. Portée par le ministère de la Culture, dirigé par la socialiste Catherine Trautmann, et conduite par la municipalité, cette logique se fondait sur l’idée de faire du Cargo un outil unique au service d’un projet global, jamais nommé, mais toujours indifférent à la lutte contre les inégalités culturelles.

Hors du Cargo, point de salut culturel ! La barque était trop lourde et le Cargo ne pouvait que rester à quai. Dans l’aventure, le bâtiment requalifié et remis à neuf s’était débarrassé de son nom et, histoire de rappeler son passé, il avait récupéré son nom : Maison de la culture. Quarante ans après, la culture avait-elle toujours besoin d’une maison en majuscule ? À ce propos, les Verts étaient restés silencieux.

L’usure d’une politique culturelle qui avait tout misé sur la centralité de la Maison de la culture n’était pas étrangère à la victoire des Verts aux élections de 2014. À leur arrivée au pouvoir, leur position s’est exprimée dans l’intitulé même de la délégation : la fonction d’adjoint à la culture devenait celle d’adjoint « aux cultures ». Ce pluriel n’était pas une coquetterie de langage comme on s’en apercevra plus tard.

Pour de nombreuses organisations d’éducation populaire, en grande fragilité institutionnelle et financière, la première mesure aurait dû être celle de la fin de la séparation, instaurée en 1959, avec la naissance de la Ve République, entre culture et éducation populaire [2]. Les élus Verts, sous l’autorité du maire Éric Piolle, avaient maintenu, au plan de l’organisation municipale, la distinction entre culturel et socio-culturel. Il y avait là une sorte de « péché originel ».

Retour sur le premier mandat (2014-2020)

Faute d’analyser la situation délicate dont ils héritaient, et après quelques mois d’exercice du mandat, la nouvelle municipalité avait démontré son impréparation et sa méconnaissance des relations entre l’artistique et le culturel. La grâce et l’Esprit Saint – par le miracle de l’Élection – étaient venus inspirer les élus. Ils n’étaient pas comptables de la mémoire et de l’histoire culturelle locale ; leur virginité, dans ce domaine, allait les rendre sensibles au souffle idéologique qui allait les inspirer.

Refusant la réflexion collective avec les acteurs culturels qui attendaient beaucoup de cette nouvelle équipe, le maire, son adjointe aux cultures et leur entourage exprimaient, en sourdine, leur méfiance vis-à-vis des responsables à la tête d’équipements artistiques et d’institutions culturelles de la ville. Du jour au lendemain, le maire avait supprimé la subvention de la formation classique des Musiciens du Louvre, baissé la dotation de la Maison de la culture (MC2), congédié le collectif d’artistes (le Tricycle) qui gérait deux petits théâtres de la ville, fermé deux annexes de bibliothèques de quartier.

Dans une tribune publiée en 2016 par Libération, l’auteur de théâtre et metteur en scène Joël Pommerat avait fustigé la politique conduite par le maire de Grenoble durant les deux premières années de son mandat : « un cocktail, un bazar, un agglomérat de pièces hétéroclites, foutras idéologiques ».

Rejet de la co-construction

Entre les Verts et les acteurs de la culture qui avaient majoritairement voté pour eux, la lune de miel a été gâchée avant même d’avoir été consommée. Ces deux mondes se connaissaient mal. Les Verts n’avaient pas pris le temps de reconsidérer l’opposition nature/culture. « Habiter le monde », comme l’écrit la philosophe du politique Myriam Revault d’Allonnes, est le fait d’une expérience « à la jointure de l’intime et de l’être social » : c’est être attentif à « la présence sensible des autres tels qu’ils nous apparaissent dans la chair du monde [3] ». Et cette expérience est précisément ce que l’art et la culture nous permettent de comprendre, au-delà des rationalités gestionnaires.

En 2020, une fois réélu, Éric Piolle avait exprimé, par la voix de sa déléguée aux cultures, sa volonté de poursuivre la politique culturelle du mandat précédent. Avec, cette fois-ci, une justification de nature idéologique. Les déclarations au journaliste Frédéric Martel — à l’occasion de son émission La révolution culturelle de l’écologie politique à Grenoble – étaient sans ambiguïté [4]. Elles exprimaient une résolution radicale et une volonté sans faille. Il s’agissait de réaliser « une révolution qui tournerait le dos à une politique élitaire pour faire place à une politique populaire ».

Le volontarisme allait venir s’ajouter à leur inexpérience : « Malraux-Lang, c’est fini ! Les Verts veulent faire table rase du passé et proposent une nouvelle donne ». Et c’est à une révolution culturelle qu’ils font appel.

Faire table rase du passé

La première occurrence de la révolution culturelle, celle d’avant-hier, en Chine, était synonyme d’une volonté d’éradication du passé, laquelle s’est achevée par une catastrophe humaine. La deuxième, celle du temps présent, proclamée par les Verts, à Grenoble, risque de n’être qu’un slogan apportant déception et désillusion à ceux qui se seraient laissés séduire par le lyrisme usé de l’expression.

Pour l’adjointe aux cultures, la politique culturelle est « l’apanage des élus » et non de ceux qu’elle appelle, dans son langage technicien, des «opérateurs» (artistes, gestionnaires des équipements, programmateurs…). La subordination de l’artistique aux objectifs du politique est la négation même de l’autonomie de la pratique artistique. Les propos de l’adjointe, qui réduit d’ailleurs la fonction et la nature du politique à l’action des élus, résonnent, en écho et en mineur, avec une idéologie d’inspiration maoïste. Celle-ci, dans les années 1970 en France, désirait en art, et plus globalement dans le secteur culturel, placer le politique « au poste de commande ».

Diversité et pluralité des cultures

La plupart des grandes sociétés contemporaines sont des sociétés ouvertes aux échanges, aux migrations et à toutes sortes de mutations culturelles. La diversité, en France, doit être considérée comme un « fait social total » : psychosociologique, sociologique, culturel.

Reconnaitre la pluralité culturelle, c’est se donner les moyens d’entrer en dialogue avec les différentes modalités d’expressions culturelles (urbaine, rurale, générationnelle, scientifique, technique…). Cette diversité n’est pas seulement le fait d’un mode de peuplement lié au phénomène de l’immigration et à la réalité de composantes ethniques ; elle est aussi celle de la pluralité des langages artistiques et des médiations.

C’est le respect de la diversité et de l’altérité qui fonde le Vivre-ensemble. Le « vivre » est relatif à la personne ; le « ensemble » est lié à la construction d’un Nous. Le Vivre-ensemble se forge sur la mise en commun, la délibération publique et le « partage du sensible », pour reprendre la formule du philosophe Jacques Rancière [5]. La responsabilité de la politique culturelle est aussi de favoriser la construction des traits d’union dans une société fracturée et inégalitaire.

Considérer que la société française est une société multiculturelle ne consiste pas, pour autant, à accepter le multiculturalisme, comme semblent le penser les Verts, ni à céder à la dérive du communautarisme qui enferme les individus et conduit à une cohabitation de communautés que rien ne réunit, sinon une quête identitaire. La diversité et le pluralisme culturel auraient dû ouvrir aux Verts la perspective des droits culturels.

La place de la personne et les droits culturels

La notion des droits culturels est de nature éthique. Elle est fondée sur ce que toutes les cultures ont en commun : la capacité de construire les relations entre les personnes ; ce qui implique aussi de considérer que les personnes ont des identités culturelles multiples.

L’art et la culture n’ont pas vocation à répondre directement à la régulation sociale : ils représentent des modes d’activités qui permettent à la personne de se situer dans l’univers des formes et des relations sensibles. Notre société est l’objet de fragmentation culturelle ; elle offre de moins en moins d’espace de socialisation. Pour ces raisons, il est nécessaire de développer des lieux et des pratiques permettant aux individus de se construire comme sujets de parole. La promotion des droits culturels inscrits dans la loi est, à Grenoble, ignorée par les élus. Il en va pratiquement de même dans la plupart des municipalités où les Verts et leurs alliés ont gagné les élections de 2020.

Culture élitaire/culture populaire ?

Les Verts, outre leur propension, à Grenoble, à se réfugier dans une phraséologie révolutionnaire, ont tendance à fonctionner avec des oppositions binaires. Ils reprennent celles des années 1960 et 1970 pour en faire des oppositions structurantes. À leurs yeux, l’opposition élitaire/populaire, sur le plan culturel, est le reflet et recouvre des oppositions qui structurent le plan socio-économique. Cette opposition rappelle le doublet stalinien des années cinquante distinguant science bourgeoise et science prolétarienne.

La distinction, pour avoir un sens sur le plan culturel, doit se faire en différenciant les multiples langages et supports artistiques. Si l’on considère, par exemple, l’expression musicale, il est clair que les techniques de reproduction et l’apparition des réseaux numériques ont donné un poids considérable au secteur marchand : la mondialisation de la diffusion ne fait qu’accentuer le recouvrement entre culture populaire et culture de masse. Il en va de même pour le secteur audio-visuel.

La fausse évidence de l’opposition démagogique réside dans le fait que ce qui pouvait passer pour élitaire, il y une ou deux générations, ait pu devenir, vingt ou trente ans plus tard, une forme artistique susceptible de rencontrer des publics très diversifiés La danse contemporaine est un exemple des plus significatifs du phénomène d’extension des publics et d’innovation esthétique qui, avec le temps, la rend « populaire ».

Le cas du théâtre, pour ce qui est de l’opposition élitaire/populaire, est une question trop complexe pour être développée ici. Elle doit s’examiner à la fois sur les plans sociologique et esthétique et s’inscrire dans l’histoire du théâtre et de ses institutions [6]. L’épanouissement d’un théâtre populaire ne dépend pas seulement d’une volonté artistique. Fondé sur l’ambition de réunir l’ensemble des couches sociales pour en faire un divertissement destiné au plus grand nombre, le théâtre suppose que soit présent un certain nombre de circonstances sociopolitiques.

La notion de populaire peut-elle, aujourd’hui, orienter les grandes lignes de d’une politique culturelle ? Rien n’est moins sûr. Et quelle que soi(en)t le(s) point(s) de vue choisi(s) – esthétique, éthique, sociologique –, il n’y aurait rien de plus catastrophique que le politique s’empare, seul, de cette question. D’ailleurs, en a -t-il l’intention ?

Les enjeux d’aujourd’hui – pour les Verts comme pour les autres – se posent à l’aune de la segmentation de la société, de la crise sociale qui est celle du travail, du système inégalitaire de l’École, de la diversité culturelle, du métissage des langages artistiques, du dialogue entre les cultures…

Reconnaître ces enjeux implique que la délibération se substitue au slogan et l’attention sensible au jugement idéologique.

 


[1] Jean Caune, La démocratisation culturelle, une médiation à bout de souffle, PUG, 2006.

[2] Ce que Jacques Rigaud, ancien directeur de cabinet du ministère des affaires culturelles de Jacques Duhamel (1971-1973) qualifiera plus tard de « Schisme ».

[3] Myriam Revault d’Allonnes, L’esprit du macronisme ou l’art de dévoyer les concepts, Seuil, 2021.

[4] Émission diffusée le 21 février 2021 sur France Culture. L’émission peut être consultée dans sa version sonore et dans version écrite.

[5] Voir Jean Caune, La médiation culturelle. Expérience esthétique et construction du Vivre-ensemble, PUG, nouvelle édition, 2017.

[6] Voir Jean Caune, « Le théâtre populaire : un projet esthétique et social », dans, La culture en action. De Vilar à Lang : le sens perdu, préface de Jacques Rigaud, PUG, 1992, 1999.

Jean Caune

Professeur émérite d'esthétique et sciences de l'art

Notes

[1] Jean Caune, La démocratisation culturelle, une médiation à bout de souffle, PUG, 2006.

[2] Ce que Jacques Rigaud, ancien directeur de cabinet du ministère des affaires culturelles de Jacques Duhamel (1971-1973) qualifiera plus tard de « Schisme ».

[3] Myriam Revault d’Allonnes, L’esprit du macronisme ou l’art de dévoyer les concepts, Seuil, 2021.

[4] Émission diffusée le 21 février 2021 sur France Culture. L’émission peut être consultée dans sa version sonore et dans version écrite.

[5] Voir Jean Caune, La médiation culturelle. Expérience esthétique et construction du Vivre-ensemble, PUG, nouvelle édition, 2017.

[6] Voir Jean Caune, « Le théâtre populaire : un projet esthétique et social », dans, La culture en action. De Vilar à Lang : le sens perdu, préface de Jacques Rigaud, PUG, 1992, 1999.