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Le 11 septembre n’a pas eu lieu : une histoire contrefactuelle des États-Unis

Historien

Et si le 11 septembre n’avait pas eu lieu ? Et si l’issue de la guerre froide avait marqué la « fin de l’histoire » telle que prédite par Francis Fukuyama, faisant advenir le rêve américain tant espéré ? Avec des si… Deux décennies après ce qui fut un point de bascule dans l’histoire américaine et mondiale, l’historien américaniste Romain Huret se prête pour AOC à l’exercice d’une histoire contrefactuelle.

Le début du XXIe siècle fut lumineux. Dans une étonnante confirmation de la prédiction de l’intellectuel Francis Fukuyama, la fin de l’histoire prit la forme tant espérée du doux rêve américain pour toutes et tous. Les valeurs démocratiques, l’éthique du travail, la consommation de masse et une religion civique s’inscrivirent de manière durable dans le monde après la chute de l’URSS et de son contre-modèle idéologique. Comme dans les années 1920 et les années 1950, les temps furent propices à la diffusion du modèle. Seule puissance rivale, la Chine peina à lutter sur le terrain du soft power. Pour imposer ses valeurs culturelles, les États-Unis disposaient alors d’une arme géopolitique majeure : la Silicon Valley.

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Né entre deux grandes routes, l’U.S. 101 et l’I-280 reliant San José et San Francisco, produit d’un étonnant mariage entre le capitalisme et la contre-culture des années 1960, le monde merveilleux de l’informatique essaima ses produits dans le monde entier. Google, Microsoft, Apple, Facebook et tant d’autres exportèrent avec eux non seulement des produits manufacturés, mais une version 2.0 du rêve américain, désormais à portée de doigts de tout un chacun. Élus démocrates et républicains soutinrent ces entrepreneurs en leur accordant sans compter cadeaux fiscaux, assouplissements du code du travail et politiques douanières ciblées.

La « chasse aux talents », promise déjà par John Fitzgerald Kennedy, reprit toute sa vivacité grâce à l’Eldorado californien.

Comme l’espéraient beaucoup de ces enfants bercés à l’optimisme des années 1960, le cercle vertueux de la croissance et de la mondialisation fonctionna à merveille. Bill Gates et Steve Jobs n’eurent de cesse de vanter la reconversion de l’économie américaine, plus soucieuse désormais du bien-être des employés et de l’environnement. Enfant des années 1980, Mark Zuckerberg ne dit pas autre chose en fondant son réseau social planétaire. Pour l’aider lui et les autres dans cette tâche, l’obtention d’un diplôme de niveau Master devint la norme dans le pays. Les fondations philanthropiques multiplièrent les bourses pour rendre possible l’accès à l’enseignement supérieur pour les enfants de la classe ouvrière. La « chasse aux talents », promise déjà par John Fitzgerald Kennedy, reprit toute sa vivacité grâce à l’Eldorado californien. Un temps grippée, la méritocratie à l’américaine repartit de plus belle.

En ce début de XXIe siècle, la nouvelle frontière (New Frontier) fut virtuelle, intelligente, technologique. Elle abolit les frontières physiques d’un monde plus que jamais fini. La zone de libre-échange avec le Canada et le Mexique, voulue par le président démocrate Bill Clinton, porta ses fruits en permettant la fabrication des produits le long des zones frontières, à proximité des lieux de conception. Dans le reste de la planète, les États-Unis défendirent plus que jamais le libre-échange, seule garantie d’une promesse mondiale de bonheur. La mondialisation fut douce pour les Américains, transférant dans les pays pauvres la production des biens de consommation, et, avec elle, les risques sociaux, sanitaires et environnementaux.

Comme l’avaient promis les néolibéraux et leurs nouveaux alliés démocrates, la richesse se diffusa dans l’ensemble de la société états-unienne. Le salaire horaire augmenta dans tous les États. Les syndicats continuèrent leur lent déclin. Marqueur d’une prospérité retrouvée et d’une confiance dans l’avenir, le nombre de mariages augmenta. L’espérance de vie connut une courbe similaire. Jamais elle ne fut aussi élevée dans le pays, même pour les classes populaires. Les recherches sur l’immortalité d’Elon Musk fascinèrent de plus en plus d’Américains.

De manière plus surprenante encore, le taux de pauvreté baissa pour sa part, notamment grâce aux investissements massifs des fondations et des églises dans le cadre des dispositifs de financement mis en œuvre par George W. Bush au cours de ses deux mandats. En échange de promesse de reconversion individuelle et spirituelle, les pauvres étaient remis sur le chemin du marché et de la famille. Si les écarts de richesse se creusèrent entre les plus riches et les pauvres, la classe moyenne n’en eut cure, profitant pleinement des baisses d’impôt et de la prospérité sans fin.

Pour faciliter le libre-échange, les États-Unis facilitèrent une paix perpétuelle avec toute l’aura que leur avait donnée la victoire de la Guerre froide. Le complexe militaro-industriel veilla au grain. Un peu déboussolé après le succès contre l’ennemi soviétique, qui le laissa sans ennemi clairement identifié, il se reconvertit dans la surveillance économique et les interventions ponctuelles pour maintenir l’accès aux matières premières et détruire dans l’œuf toute menace terroriste. Les drones facilitèrent ce contrôle, et le métier de pilote à distance devint l’un des plus recherchés dans l’armée et des mieux rémunérés. Plus discrète, plus agile, plus coopérative, l’armée américaine imposa sa loi dans le reste du monde avec un nombre de pertes humaines proche de zéro.

Si le pays demeura très dépendant des exportations, il ne rencontra plus de problèmes dans les circuits d’approvisionnement, permettant ainsi de mettre en réserve pour les mauvais jours les ressources naturelles sur le sol états-unien. Plus que jamais, la guerre était économique, et, sur ce terrain, la lutte fut particulièrement féroce avec la Chine. Avec ses images séduisantes, Hollywood aida comme à son habitude. Dans tous les blockbusters du début du XXIe siècle, les méchants chinois prirent la place des maléfiques japonais des années 1990. Persuadés de leur hégémonie culturelle éternelle, les États-Unis tournèrent en dérision les rares pays qui en doutaient encore.

À l’intérieur du pays, le consensus économique et géopolitique donna comme dans les années 1950 un avantage certain aux républicains. Le seul clivage demeura celui de l’environnement. La défaite du candidat Al Gore en 2000 scella le sort des grands projets de limitation du réchauffement climatique, l’Amérique continuant à privilégier son économie et ses emplois au détriment de la planète. Utilisé avec habileté, le multilatéralisme demeura à géométrie variable. La multiplication des catastrophes « naturelles » n’inquiétait personne. En 2005, à la Nouvelle-Orléans, la Garde nationale de Louisiane et celles des États voisins intervinrent très vite pour venir en aide aux populations, rappelant le bel élan collectif du temps de l’ouragan Betsy quarante ans plus tôt.

Le cercle vertueux de la mondialisation et de la nouvelle économie confirma le rêve des Pères Fondateurs : les États-Unis sont la Terre Promise.

À la surprise de beaucoup, le déficit budgétaire se réduisit, permettant à la Fed et aux républicains de se féliciter de leur gestion en bons pères de famille. La diminution des dépenses miliaires et les rentrées fiscales massives, grâce à la forte prospérité, permirent de rééquilibrer les comptes de la nation. Des investissements en infrastructures furent rendus possibles, aidant certains États sur la voie d’une reconversion vers une économie plus verte. Le cercle vertueux de la mondialisation et de la nouvelle économie confirma le rêve des Pères Fondateurs : les États-Unis sont la Terre Promise.

Dans les premières décennies du XXIe siècle, le monde connut donc la fin de l’histoire, et le dernier homme fut américain.

À 08h42, au petit matin, le 11 septembre 2001, le vol 11 d’American Airlines percute une tour du World Trade Center. En quelques heures, l’Amérique s’engage dans une guerre longue de vingt ans, déstabilisant profondément le monde et sa propre démocratie. À 08h42, le 11 septembre 2001, l’horloge de l’histoire redémarre. Tic, tac ; tic, tac ; tic, tac.


Romain Huret

Historien, Directeur d’études à l’EHESS