L’événement 11 septembre : expérience collective et culture contemporaine
Alors que le monde assiste au désastre inauguré par le départ des forces américaines d’Afghanistan, il se prépare aussi à commémorer les attentats qui avaient précipité le déclenchement de la « guerre contre le terrorisme »… en Afghanistan. Cette ironie de l’histoire est redoublée par les images qui nous sidèrent une nouvelle fois. Les massacres des nouveaux attentats de l’EI, les populations affolées autour des aéroports et des ambassades, le triomphe des talibans récupérant le matériel et uniformes des américains…
On se croirait dans une saison 9 ou 10 de Homeland, avec des personnages que nous avons l’impression d’avoir déjà rencontrés. Ne manquent que Carrie et Saul. Et on imagine alors en coulisses, les dirigeants dépassés, les négociations ratées, les prévisions réfutées, les informations manquantes et mal utilisées. Vingt années d’images d’actualités – et de séries TV « sécuritaires » – ont éduqué l’imagination collective, et construit une compétence des spectateurs. Elles ont aussi été, inversement, la matière d’une contre-culture complotiste qu’ils doivent aussi apprendre à déjouer.
Parler de l’événement 11 septembre, c’est envisager une catégorie de l’expérience collective, et de la culture contemporaine
Que reste-t-il du 11 septembre aujourd’hui ? Quelle(s) mémoire(s), quelles traces gardons-nous individuellement et collectivement de « l’événement » ou plutôt l’avènement du 21e siècle ?[1] Quelques principes sont désormais ancrés dans la réflexion collective.
Tout d’abord, le 11 septembre n’est pas un événement isolé ou révolu, mais continue aujourd’hui. Terrorisme djihadiste, pandémie, radicalisations d’extrême-droite : les multiples crises auxquelles sont confrontés les régimes démocratiques continuent d’être appréhendées en termes 11 septembre, vingt ans après. Les attentats de novembre 2015 à Paris et Saint-Denis sont encore qualifiés de « 11 septembre à la française », face au choc, aux souffrances et aux multiples bouleversements sociaux et politiques qu’ils ont entraînés et que nous revivons en ce moment avec le procès.
Aux États-Unis, le nombre de morts quotidiens du COVID fut régulièrement comparé à celui des victimes du 11 septembre, afin de faire prendre conscience de la gravité de la crise. Et l’assaut sur le Capitole lancé par les partisans de Donald Trump le 6 janvier 2021 a étrangement ravivé le souvenir de l’attentat, en rappelant la menace que les différentes mouvances d’extrême-droite et les délires complotistes font peser sur la démocratie ; et par la sidération des téléspectateurs dans le monde entier, hypnotisés par des images inédites.
Ensuite, parler de l’événement 11 septembre, c’est envisager une catégorie de l’expérience collective, et de la culture contemporaine. Affirmer cette force culturelle du 11 septembre n’est pas diminuer la violence réelle de l’événement. C’est plutôt reconnaître l’importance de la culture depuis cette date, et sa totale redéfinition par un événement tel que celui-là, qui a valeur de changement de paradigme, et nous a fait passer à une autre époque. En ce sens, il relève peut-être plus d’une lecture à la Kuhn (ces révolutions qui transforment la qualité de l’expérience) que des discours en termes de « rupture », d’« impensable ».
Car mieux on les étudie, mieux on comprend que les attentats de 2001, comme ceux de 2015 en France étaient terribles mais concevables – et en un sens prévisibles et non « extraordinaires » – au moins par les professionnels de la sécurité et du renseignement dans les causes de la violence meurtrière, qui ont été multiplement analysées depuis. C’est l’idée même de prévision, d’anticipation qui en est reconfigurée.
Enfin, les images de réel et de fiction ont ensemble depuis le début du siècle construit les représentations, les affects et les politiques. Les films et séries « sécuritaires » qui ont suivi, et parfois précédé et annoncé, le 11 septembre, ne sont pas des effets, des sous-produits de l’événement : ils l’ont constitué (tout en en proposant des analyses et commentaires puissants) et continuent de le faire.
Car l’événement 11 septembre n’est pas une image du passé, archivée, patrimonialisée : il se poursuit aujourd’hui, comme en attestent ce mois d’août calamiteux, ou le retour douloureux sur les attentats de 2015 en France ; de même que la présence constante de séries aussi marquantes pour l’expérience commune que 24 heures chrono (Fox, 2001-2010), Homeland (Showtime, 2011-2020), Le Bureau des Légendes (Canal+, 2015-2020), ou le succès d’En thérapie (Arte, 2021) qui revient sur les événements de 2015 en pleine période d’insécurité sanitaire[2]. Comme en attestent aussi les réactions à la catastrophe sanitaire de 2020-2021 – hommes politiques se gargarisant de « guerre » et d’état d’urgence, de « sécurité », sans guère être sensible à celle des humains ; nouvelles restrictions des libertés, déjà bien atteintes en France après les attentats de 2015.
L’événement 11 septembre, ses images et ses fictions ont radicalement transformé l’expérience. Tout film ou série du 20e siècle situé dans la ville des attentats, qui visualise quasi inévitablement les tours jumelles du World Trade Center, donne une sorte de léger frisson. Revoir Working Girl (1988), Armageddon (1998), voire Oliver et Compagnie est une expérience de l’inquiétante étrangeté, ce dont joue d’ailleurs admirablement Spielberg dans les dernières images de Munich (2005). Le film, sorti quatre ans après les attentats, se clôt sur un plan sur les tours vues en arrière-plan d’une conversation située dans les années 1980 – suggérant un lien entre la politique israélienne « œil pour œil » et le 11 septembre –, ce qui a compromis les chances du chef d’œuvre de Spielberg d’obtenir un Oscar.
Une scène de Spider-Man (Sam Raimi, 2002) où le héros tisse une toile entre les tours, a été coupée avant la sortie du film. Les montages d’ouverture des génériques des Sopranos, de Sex and the City – qui contenaient des images jubilatoires du World Trade Center – ont été abrégés à partir de 2002. Friends qui a connu un grand retour d’affection ces années en confinement, est toutefois une exception – la série culte présente souvent des images de tours.
Et petit à petit, les tours reviennent à l’image, devenues icônes d’un temps révolu. (Au mémorial de New York, les visiteurs peuvent même voir un petit film de neuf minutes qui rend hommage aux représentations des tours au cinéma). Et elles sont bien sûr dans la première image du générique de Homeland, qui s’ouvrait sur l’image des tours éventrées. Il y a bien une esthétique post-11 septembre, passant du déni à la nostalgie de la perte.
Un événement indépassable
C’est une nouvelle ère culturelle qui s’ouvre au 21e siècle, le souvenir du 11 septembre constituant un composant essentiel de la culture médiatique et populaire des dernières décennies. Si les attentats sont souvent laissés hors-champ par la création filmique et sérielle, tant leur monstration semble impossible autrement que sur le mode de la citation, les effets (réels ou supposés) du 11 septembre sur les démocraties continuent de saturer l’espace fictionnel.
Le terrorisme, le renseignement, l’espionnage continuent de fasciner. Le risque de détérioration des régimes démocratiques sous les effets du contre-terrorisme et d’une dérive sécuritaire constitue aussi l’un des ressorts dominants de la création contemporaine, caractérisée par la multiplication de films et de séries télévisées qui font la part belle aux ennemis intérieurs et extérieurs, à des menaces multiformes, et aux différents acteurs (étatiques ou non-étatiques) censés les combattre.
Cette place des attentats de 2001 dans les référents collectifs et la fiction signale le caractère indépassable de l’événement 11 septembre. En tant que surgissement de l’inattendu d’abord, quand bien même la précédente attaque sur le World Trade Center en 1993 – et la montée en puissance de la menace djihadiste incarnée par Al-Qaida – auraient pu rendre ces attentats concevables, si ce n’est prévisibles.
C’est bien le sens à accorder à la notion de « faille de l’imagination » défendue par le rapport de la Commission d’enquête bipartisane sur les attentats : l’incapacité à anticiper l’événement, du fait, comme l’explique Raymond Geuss[3], de l’ingéniosité technique et politique des terroristes, mais aussi par péché d’orgueil, ce que suggère la question « Why do “they” hate “us” ? » (« pourquoi nous haïssent-ils ? »), qui occupe le débat d’idées post-attentat : voir par exemple les épisodes de The West Wing qui ont suivi immédiatement.
La thèse du défaut d’imagination, séduisante théoriquement, n’en reste pas moins limitée du point de la réflexion stratégique : elle permet d’éviter les nombreux problèmes de coopérations interservices, la question des responsabilités, et l’erreur stratégique à l’origine des attentats de 2001 – en l’occurrence une incapacité à comprendre l’ennemi et à prendre au sérieux la menace – des questions pourtant reposées à chaque attentat. La série The Looming Tower donne une idée de l’impréparation des forces de sécurité américaines : le personnage d’Ali Soufan, interprété par Tahar Rahim, est présenté comme l’un des huit arabophones que compte le FBI avant les attentats.
Caractère indépassable, ensuite, en tant que manifestation de la puissance de l’appareil médiatique, où la couverture en direct, qui participe de l’événement même, fait naître une demande supplémentaire de sens. La médiatisation du 11 septembre suppose un possible archivage de l’événement, quand bien même celui-ci n’est en réalité toujours pas terminé. Car on l’a beaucoup dit, la médiatisation est constitutive de l’attaque terroriste et de la terreur qu’elle génère. Ces images, dignes des fictions les plus invraisemblables, n’en finissent pas de choquer et de diffuser avec elles la terreur d’une autre attaque à venir. Pour Derrida, la médiatisation, ou « reproductibilité technique de l’événement »[4], était constitutive du traumatisme.
Qu’aurait été le « 11 septembre » sans la télévision ? Cette question a déjà été posée et explorée, je n’y insiste pas. Mais il faut rappeler que la médiatisation maximale était de l’intérêt commun des organisateurs du « 11 septembre », des « terroristes » et de ceux qui, au nom des victimes, tenaient à déclarer la « guerre au terrorisme ». La vraie terreur a commencé là, à en exposer, à en exploiter, à en faire exposer et exploiter l’image par la cible même[5].
La tragédie du terrorisme et de sa répression vient de là : la « singularité absolue de chaque événement » passé tout en gardant comme horizon d’à venir son éventuelle répétition, en pire, le possible surgissement d’une autre attaque qu’on n’aura encore une fois pas anticipée.
Un monde vulnérable
Caractère insurmontable enfin en tant que trauma collectif : le souvenir principal est l’état de sidération, puis de grande incertitude, qui fait suite à des attentats, sujet fréquent des images : on voit plus de photos de spectateurs bouche bée ou en larmes, que de la destruction des tours et des débris, encore moins des corps engloutis. Le 11 septembre atteint l’inconscient géopolitique mondial et signale le passage à un monde de l’après équilibre de la terreur, un monde où l’ennemi est invisible puisque déterritorialisé, et où la pire des menaces – la menace nucléaire, et donc l’anéantissement du monde – est un horizon.
Le succès de Chernobyl à la veille du second trauma mondialisé du siècle, la pandémie de Covid, est significatif. En mettant à jour la fragilité de la « puissance américaine », « ultime unité présumée de la force et du droit, de la plus grande force et du discours du droit »[6], le 11 septembre a révélé la vulnérabilité du nouvel ordre post-guerre froide. Depuis, la vulnérabilité des Etats-Unis s’est révélée plus radicalement : vulnérabilité institutionnelle avec la violence politique et antidémocratique inaugurée par Trump, vulnérabilité militaire géopolitique avec le désastre inauguré par le retrait des forces d’Afghanistan, vulnérabilité sociale avec les luttes raciales. Cette révélation de la vulnérabilité est constitutive du traumatisme et de la terreur, mais comme tout trauma elle est réitérée quotidiennement.
C’est aussi une vulnérabilité du monde qui s’est confirmée depuis. Les séries TV ont ainsi littéralement pris soin des publics durant durant les deux décennies de lutte contre le terrorisme et, plus récemment, durant les confinements à répétition[7]. Elles ont depuis longtemps traité de la destruction de la « vie normale ». The Walking Dead (et Fear The Walking Dead) préfigurent depuis 2010 la vie sur un continent dévasté par une épidémie et la violence qui en résulte.
D’autres séries traitent de la forme de vie ordinaire : The Leftovers (HBO, 2014-2017) nous présentait un monde où un jour d’automne, 2 % des humains s’évanouissent d’une seconde à l’autre de la surface de la Terre, là encore en écho explicite aux corps disparus de 2001. En France, En thérapie se situe au lendemain des attentats de 2015, revenant pour la première fois en fiction sur des événements traumatiques qui continuent aujourd’hui de peser sur la culture et la politique en France, tout en « traitant » l’anxiété du confinement.
Car ce que le terrorisme frappe ce n’est pas que l’Etat, ou de grands principes politiques : c’est le tissu de la démocratie, la vie même, ces « liens faibles » qui réunissent brièvement, informellement et égalitairement des humains inconnus, à la terrasse d’un café, à un match de foot, à un concert.
Séries et sécurité : un genre en explosion
Le nombre de films et de séries révélant les ”coulisses” des régimes démocratiques aux prises avec la menace terroriste s’est développé de façon significative depuis 2001 (outre Homeland et Le Bureau des Légendes, il y a eu The Looming Tower, Fauda, False Flag, Kalifat, et récemment l’admirable No Man’s Land et le peu admirable Hit and Run… ).
Ces œuvres font partie de l’événement, et fournissent des référents culturels communs forts, qui peuplent discussions ordinaires et débats politiques. Ce qui a également permis un élargissement mondial de leur production, bien au-delà des USA. Israël a même été un précurseur – mais aussi les pays du Nord de l’Europe et désormais la France.
La série 24h chrono a démarré au lendemain du 11 septembre, et elle était programmée et filmée bien avant. Jack Bauer répondait présent face à la menace sur la sécurité « nationale », et un nouveau genre de séries TV a en effet émergé en 2001[8]. Les séries sécuritaires posent de façon radicale et nouvelle la question de la relation entre réalité et fiction : même lorsqu’elles sont fictionnées, dramatisées, la réalité les rejoint toujours.
Avec 24h chrono puis Homeland ce n’est pas le « réel » qui influence la fiction, mais bien la « réalité » et la « fiction » qui se co-déterminent. La capacité réflexive de ces œuvres, qui offrent (c’est le cas très explicitement pour Homeland, The Looming Tower et Le Bureau des Légendes) des analyses fines de la situation au Moyen Orient, leur donne un rôle dans une conversation démocratique collective et permet à chacun de se familiariser avec les enjeux du terrorisme[9].
Homeland était, comme En thérapie, adaptation d’une série israélienne (Hatufim). Le tout dernier épisode, sorti au pic de la pandémie en 2020, était intitulé Prisoners of War (traduction littérale de « Hatufim »). Homeland mettait en scène dans sa première saison un personnage de Marines, Nicholas Brody, ancien prisonnier de guerre « retourné » par un leader islamiste, converti au terrorisme en captivité, puis accueilli en héros sur sa terre natale et une agente de la CIA bipolaire, Carrie Mathison, qui le soupçonne et décide de le surveiller en permanence, notamment via des caméras cachées à son domicile. Homeland fut le paradigme du genre « sécuritaire » en série, élaboré en réponse au terrorisme.
Les séries « sécuritaires », par leur plongée dans des univers professionnels très particuliers, ceux de l’espionnage, du renseignement, modifient l’expérience collective. Homeland et LBDL sont des matrices d’intelligibilité, démontrant que les séries pouvaient non seulement représenter, mais analyser les conflits internationaux et pas seulement les politiques nationales.
Homeland a pris le relais de 24h chrono avec la même équipe et la même mission, dix ans plus tard ; le 11 septembre y est omniprésent et l’obsession de Carrie est : « j’ai manqué quelque chose ». L’Amérique n’a pas de successeur homegrown à Homeland (Designated Survivor s’est vite centré sur la politique intérieure, Hit and Run est une caricature de ses prédécesseurs dans le genre, les deux séries mélangeant – méthode caractéristique de Netflix– les ingrédients des classiques).
Le 11 septembre est le moment d’un bouleversement des pratiques narratives, qui a entraîné un changement dans l’ambition morale, politique et géopolitique des séries. On notera, après les séries israéliennes qui ont véritablement créé le sujet, la qualité et l’originalité des séries européennes. Comme si ce genre des séries sécuritaires était l’occasion, redoublant la fragilisation du 11 septembre 2001, d’ébranler la domination américaine historique sur les séries, en multipliant les points de vue politiques et en exigeant toujours plus du spectateur. LBDL a d’emblée eu pour ambition de faire mieux, et plus vrai, que Homeland.
Par leur format esthétique (inscription dans la durée, régularité hebdomadaire et saisonnière, visionnage souvent en cadre domestique), l’attachement aux personnages qu’elles suscitent, la démocratisation et diversification de leurs modalités de visionnage (internet, streaming, forums de discussion), les séries du 21e siècle permettent, sur de nombreux sujets, une forme spécifique d’éducation et de constitution d’un public (par l’expression et la transmission de valeurs et de problèmes).
Il ne s’agit certainement pas d’aller jusqu’à concevoir des moyens pour les séries de peser sur des processus de décision, et d’avoir une action au-delà de leur pouvoir moral, mais on peut tenter de prendre en compte les pouvoirs de la fiction dans l’analyse et la perception de la violence terroriste, dans la transmission et le partage de significations et de valeurs. De comprendre comment des objets culturels encore récemment tenus pour négligeables ou de pur divertissement ont un impact si considérable, que ce soit sur le public ou sur les acteurs politiques et du monde de la défense. Cela conduit à prendre en compte leur degré de réflexivité, tout en reconsidérant la question du « réalisme », là aussi, non plus comme vraisemblance ou « ressemblance » stylistique, mais en termes d’impact et d’action sur le « réel » et les publics[10].
Un tournant culturel
L’accroissement considérable des moyens alloués aux agences et services de renseignement pour lutter contre le terrorisme confirme la domination du renseignement dans les appareils de sécurité et de défense post-2001, et avec lui, l’impératif de réduction de l’incertitude dans l’environnement sécuritaire. En France, la promulgation, le 30 juillet 2021, d’une nouvelle loi sur le renseignement, a permis l’octroi de moyens supplémentaires aux services dans un environnement sécuritaire toujours marqué par la menace terroriste.
C’est aussi le mode de fabrication des films et des séries télévisées qui a été bouleversé à la suite des attentats. À l’image des rapprochements engagés pendant les premiers et seconds conflits mondiaux, le 11 septembre 2001 a précipité le rapprochement entre acteurs de la sécurité et créateurs de tous bords dans les domaines du conseil à l’écriture. La collaboration CIA-Hollywood, déjà formalisée au milieu des années 1990 avec la création d’un Bureau de liaison, sur le modèle des coopérations existantes entre le FBI, le Pentagone et Hollywood, a connu un nouveau chapitre : 24h chrono, Alias, Homeland, Argo, Zero Dark Thirty…
Les œuvres bénéficiant d’un engagement plus ou moins important des acteurs du secret se sont multipliées, ultime « preuve empirique que Hollywood fonctionne comme un ‘appareil idéologique d’État’ », pour le dire avec Slavoj Žižek[11]. Toutefois, l’argument ne rend pas compte de toute la complexité du phénomène. S’il fait du syntagme Hollywood un appareil unitaire à la solde d’un pouvoir lui-même omnipotent, il masque du même coup les nombreux conflits d’intérêt éventuels entre des acteurs multiples, aux finalités (économiques, financières ou politiques) par endroit diamétralement opposées.
Un tel rapprochement, justifié par la volonté d’éduquer les publics aux enjeux sécuritaires, a continué de brouiller le statut des images : ni complètement fictionnelles, ni complètement documentaires, ces fictions de l’entre-deux ont ainsi accompagné – voire anticipé – les événements réels (voir Homeland dont la saison 5 en 2015 présentait des cellules de l’EI préparant un attentat sur le sol européen), faisant de la supposée « guerre contre le terrorisme », en grande partie secrète, un spectacle médiatisé.
On notera pour finir que l’attrait des acteurs de la sécurité et de la défense pour communiquer autrement conjugué au désir de transparence du public, a fait des émules sur le continent. La jusque-là très opaque DGSE a ainsi ouvert ses portes à l’équipe du de la série LBDL, faisant parfois craindre, là aussi, un retour de vieilles pratiques propagandistes. Hasard (malheureux) du calendrier : la première diffusion française de la série s’insère entre les attentats de Charlie Hebdo, les débats qui accompagnent le projet de loi renseignement[12] et les attentats du 13 novembre 2015.
Contre-terrorisme, mais aussi contre-espionnage, contre-ingérence, contre-influence : en donnant corps aux « nouvelles menaces » qui caractérisent l’environnement sécuritaire post-11 septembre, et à ce domaine réservé de l’action publique, LBDL a compensé l’opacité structurelle du renseignement français, en fournissant un langage permettant de se figurer et de faire l’expérience d’un monde dont le citoyen est généralement exclu.
L’onde de choc LBDL s’est aussi propagée au sein des institutions de la Défense nationale, Ministère des Armées en tête (alors Ministère de la Défense), avec l’annonce de la création, en mai 2016, d’une « Mission Cinéma », une stratégie actée par la conclusion d’un accord entre le Ministère des Armées et la Guilde française des scénaristes en 2017.
Faire appel aux professionnels de l’imagination permet aux professionnels de la sécurité de tenter de contrôler l’expérience du 11 septembre, en accréditant la thèse du « défaut d’imagination » des agences de renseignement qui auraient été incapables d’anticiper l’événement par manque de créativité.
Le rapprochement entre acteurs de la sécurité et de l’audiovisuel ne s’arrête pas là mais concerne aussi le secteur de l’anticipation stratégique. L’enrôlement de scénaristes au sein de l’appareil d’État américain à la suite des attentats du 11 septembre constitue une étape importante des nombreuses interactions entre Hollywood et le pouvoir américain. D’agents d’influence potentiels, mobilisés pour modeler l’opinion, les scénaristes hollywoodiens sont après 2001 apparentés à de véritables ressources pour l’anticipation stratégique.
Faire appel aux professionnels de l’imagination permet aux professionnels de la sécurité de tenter de contrôler l’expérience du 11 septembre, en accréditant la thèse du « défaut d’imagination » des agences de renseignement qui auraient été incapables d’anticiper l’événement par manque de créativité. La méthode a depuis peu traversé l’Atlantique. Le 4 décembre 2020, la Ministre des Armées Florence Parly annonce le recrutement de dix auteurs de science-fiction regroupés en « red team » (du nom de pratiques nées aux États-Unis pendant la Guerre froide) afin d’aider à anticiper les conflits et ruptures technologiques à l’horizon 2030-2060… Comme s’il n’était plus besoin du Bureau de Légendes, qui depuis a explosé en une myriade de versions particulières à différents pays.
On comprendra que l’effet 11 septembre est de façon essentielle l’avènement du genre sécuritaire – 24h chrono, Homeland et LBDL créant un sous-genre, la mise en visibilité des composantes secrètes de la guerre contre le terrorisme. Comme le genre de l’espionnage avant lui, ce genre fonctionne comme une préparation permanente à la guerre (voir Luc Boltanski[13]), et une glorification du clandestin.
La France a engagé enfin le travail post-attentats avec LBDL, No Man’s Land et En thérapie, après avoir de longue date sous-utilisé les ressources des sciences sociales. Il est remarquable qu’on préfère mettre en œuvre la psychanalyse pour repenser collectivement l’événement 13 novembre – plutôt que la sociologie, l’histoire ou la science politique, qui ont pourtant accumulé les ressources dans les décennies précédant 2015.
L’ennemi désormais n’est pas une personne ou un groupe particulier, mais l’incapacité des gouvernants à répondre démocratiquement à la menace, au chaos.
Homeland nous a abandonnés symboliquement lors d’une crise majeure face à un nouvel ennemi invisible et redoutable. LBDL a fermé boutique aussi, après 5 ans, en pleine pandémie. La force de Homeland fut, après avoir présenté de façon inédite le terrorisme domestique, d’exposer les manipulations du pouvoir exploitant la menace terroriste. Car le véritable « ennemi de l’intérieur », ce sont les divisions et tensions qu’attisent les fake news et qui fragilisent le tissu social.
L’ennemi désormais n’est pas une personne ou un groupe particulier, mais l’incapacité des gouvernants à répondre démocratiquement à la menace, au chaos. L’adoption en urgence, dans un grand nombre de pays occidentaux, de législations anti-terroristes très contraignantes, voire liberticides, aggravées lors de la crise sanitaire, signale les profonds bouleversements entraînés par ces attentats dans l’ordre juridique et politique contemporain. La transcription dans le droit commun d’une partie de ces mesures, et l’installation durable dans le débat public d’un arbitrage prétendu entre liberté et sécurité, ressorti démagogiquement après chaque attentat, est aussi l’impact durable des attentats de 2001 sur les communautés politiques.
Événement fondateur du siècle et catégorie de notre expérience, le 11 septembre est l’avènement d’une nouvelle ère, marquée par la permanence de l’état d’exception, la prééminence de la raison d’État sur la scène politique internationale et dans l’imaginaire collectif – et réciproquement par la nécessité, constamment réaffirmée depuis dans le monde, de défendre la démocratie comme forme de vie, partout – et notamment là où elle s’affiche comme modèle.
NDLR : « « L’événement » 11 septembre » : à l’occasion des vingt ans des attentats du 11 septembre 2001, le projet DEMOSERIES (hébergé par l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et financé par l’European Research Council et rattaché à l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne – UMR 8103 CNRS Paris 1) s’associe à l’IRSEM (Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire) et au CNRS pour organiser un colloque interdisciplinaire, qui aura lieu les 30 septembre et 1er octobre 2021.