Musique

Brassens et son public : un malentendu créateur

Historien

Des goûts et des couleurs, on sait qu’il ne faut pas discuter. Sans doute parce qu’ils relèvent d’une intimité parfois en discordance avec le système bien lissé des idées et des convictions que nous exprimons publiquement. Le « cas » Brassens se présente comme une intéressante illustration de ce décalage. S’y percutent en effet des sensibilités politiques et des affects relevant d’autres registres. Il y eut entre Brassens et son public quelques malentendus, mais aussi une profonde passion qui permit de les surmonter. Cette passion, il convient de s’efforcer de la comprendre alors qu’on célèbrera, le 22 octobre, le centenaire de sa naissance.

À y regarder de près, on s’étonne du contraste existant entre l’image convenue d’un Brassens incarnant le « chanteur engagé » par excellence, soutenu avec le dernier enthousiasme par un public largement composé d’enseignants votant à gauche, et les textes de certaines chansons où se dévoile une culture politique d’une autre nature.

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Sans trop risquer l’anachronisme qui accuse aujourd’hui plus que jamais cet aspect du répertoire de Brassens, on peut souligner quelques traits qui, au temps même de la création de ces chansons, ont heurté ou gêné ses plus fidèles soutiens. Le pacifisme relativiste des Deux oncles, renvoyant dos à dos l’ami des tommies et celui des teutons, en 1964, l’année même de la retentissante panthéonisation de Jean Moulin, les moqueries virilistes visant les homosexuels (Les trompettes de la renommée, 1962) que rejoint une misogynie de corps de garde tempérée d’hommages à « la femme » sévèrement jugés par le féminisme contemporain (Misogynie à part, 1969), voire la perplexité narquoise affichée en 1972 dans Mourir pour des idées (« d’accord mais de mort lente ») ou un individualisme radical qui conçoit le « pluriel » comme une perpétuelle menace (« Le Pluriel ne vaut rien à l’homme », Le Pluriel, 1966) dans un moment historique – les années 1950-1970  où l’engagement était théorisé à tout va.

Dans les innombrables interviews au cours desquelles Brassens commente son œuvre, le chanteur ne fait jamais mystère de l’esprit qui gouverne son art. Avec une certaine obstination, il s’emploie à réfuter la figure de l’artiste à messages qu’on voudrait reconnaître en lui.

Un vif désaccord, qui n’excluait pas l’estime réciproque, l’opposa ainsi à Jean Ferrat, compagnon de route du Parti communiste très enclin à défendre la figure du chanteur engagé. Pour Brassens, la fabrique des chansons n’est soumise qu’à la seule commande des émotions et ne suit d’autre exigence que celle que lui impose la langue la plus adéquate soutenue par la musique la plus adaptée. Une chanson n’a d’autre visée que celle d’émouvoir, de divertir voire d’amuser le public. Rien d’éducatif ni d’édifiant dans cet art modeste.

On cherchera donc en vain chez Brassens la panoplie du barde anarchiste dont on a longtemps brossé le portrait. Il fut certes fugitivement membre de la Fédération anarchiste et rédacteur de l’un de ses organes. Il conserva pour ces premières amours politiques une certaine fidélité sentimentale, mais n’en refusa pas moins toute allégeance politique. Reconnaissant une fièvre sympathique dans le mouvement de mai 68, durant lequel, atteint par une crise de colique néphrétique, il aurait eu toutes les peines à entrer dans l’action (« en mai 68, je faisais des calculs », avouait-il fanfaron), il se montra peu sensible à ce triomphe du narcissisme militant, non sans une certaine intuition. Durant la campagne présidentielle de 1981, les équipes de François Mitterrand tentèrent en vain de l’entraîner.

Dès lors, comment interpréter le succès hors norme de Georges Brassens auprès d’un public qui ne pouvait se projeter dans une relation si méfiante au politique ? Comment le public « Rive gauche » a-t-il pu inventer un Brassens – qui ne dissimula certes jamais sa préférence pour la salle de Bobino, rue de la Gaîté, délaissant un Olympia de la rive droite qui l’avait pourtant accueilli dans les débuts fulgurants de sa carrière ? Brassens s’en expliquait certes en mettant en avant des raisons d’ambiance, trouvant le premier amical et chaleureux, le second plus distant. Ce choix pourrait aussi posséder une signification socio-politique.

La culture politique de Brassens est stylisée au point d’en perdre toute efficacité militante.

On ne se fera évidemment pas faute de rappeler quelques-unes de ses premières œuvres (Le Gorille, Hécatombe, 1952) où se font jour un anarchisme folklorique ainsi qu’une opposition résolue et entêtée à la peine de mort. On pourra rappeler la censure durable sur la chaîne radiophonique d’Etat dont furent l’objet plusieurs de ses chansons pour des raisons ne relevant pas seulement de la polissonnerie qui s’en dégageait : elles furent également interdites au nom d’une décence très politique.

Le pacifisme, l’antimilitarisme, l’anticléricalisme constituent des composants indéniables de l’œuvre de Brassens, assez peu en phase d’ailleurs avec les thématiques ascendantes des années 1960 et 1970. Certains fidèles purent néanmoins y puiser de quoi faire leur éducation politique, comme nombre de ses chansons furent l’occasion offerte aux mêmes ou à d’autres de trouver de quoi nourrir toute une éducation sentimentale.

Il n’en demeure pas moins vrai que la culture politique de Brassens est stylisée au point d’en perdre toute efficacité militante. Elle constitue un décor, une rhétorique et un lexique sur lesquels s’adossent les fables et les récits que déroule chaque pièce.

Il faut donc chercher ailleurs les ressorts du succès inouï que Brassens obtint auprès de la gauche française. Son alchimie repose beaucoup sur un ethos, appuyé sur une hexis corporelle que le « monstre sacré » mettait en scène dans ses récitals peut-être moins innocemment qu’il ne le prétendait lui-même. La gêne exprimée lors des applaudissements, la timidité de l’entrée en scène, la simplicité du dispositif scénique, la raideur de la gestuelle s’accordaient pleinement avec les trois vertus cardinales développées par Brassens dans son œuvre comme dans ses entretiens.

Les thèses et les idées qui surgissent de ses chansons sont secondes. Elles n’expliquent pas à elles seules la séduction qu’exerçait celui que ses plus fervents admirateurs appelaient affectueusement « Tonton Georges ». C’est bel et bien le personnage et non seulement l’artiste, aussi génial soit-il, qui emporte les adhésions.

Brassens n’a en effet cessé de se présenter sous le couvert d’une humilité presque surjouée. L’une de ses dernières chansons est d’ailleurs consacrée à ce thème (Le modeste, 1976). Le chanteur, à la renommée sans pareille, cultive les arts de la discrétion, du retrait et du doute. À ceux qui lui reprochent son abstentionnisme politique, il répond qu’il ne s’attribue aucun droit à faire état de ses convictions au risque d’abuser d’une influence qui serait selon lui déplacée et infondée. 

Les idées qu’il avance dans les petites fables qu’il construit sont des motifs à broder, non des causes à défendre. Seul le combat contre la peine de mort fait exception. Pour le reste, il s’en tient à une réserve qui est aussi une politesse et qu’il défend comme une façon de respecter son public. Anticlérical pour lui-même, Brassens déteste les sermons, attitude qui est d’ailleurs peut-être moins apolitique qu’il ne le pensait.

Cette retenue connaît ses prolongements dans le peu qu’il laisse entrevoir d’une vie privée très peu exposée. L’une de ses chansons (Les trompettes de la renommée) en « théorise » précocement la gestion publique sur un ton humoristique. À l’heure du triomphe de la variété, qu’accompagne un vedettariat construit sur une notoriété nourrie de la révélation de « petits secrets », Brassens parvient à conserver dans l’ombre une vie privée dont le public, même très averti, ne sait pas grand-chose. 

Tout juste connaît-on son vertueux sens de l’amitié (virile) dont se dégagent quelques célébrités (Jean-Pierre Chabrol, Jacques Brel, René Fallet, Bernard Blier, Raymond Devos, Marcel Amont, etc.) ou de rares bribes de sa biographie tombées de ses chansons (sa vie bohème impasse Florimont aux côtés de Jeanne et de son époux, sa passion misanthropique pour les animaux et sa discrète relation avec sa compagne « Püpchen »).

Nulle foule ne se précipite devant son dernier domicile de la rue Santos-Dumont, dans le quinzième arrondissement de Paris, pas plus que l’impasse Florimont ne devient le lieu de mémoire ou de recueillement que la longue présence de Brassens aurait pu y faire advenir. L’impudeur et le narcissisme sont aussi les ennemis d’une culture politique qui, à l’encontre des affirmations de Brassens cependant, place l’individu dans un horizon collectif.

Brassens disait être de ces anarchistes qui choisissent de traverser la rue dans les clous pour ne pas avoir affaire aux « flics ».

Si l’on entrevoit ici le malentendu entre la gauche et son troubadour préféré, les deux autres vertus chéries par le chanteur ne le mettent nullement en porte à faux par rapport à une gauche socialiste et communiste dont il ne faut jamais oublier, même en ces années critiques et révolutionnaires, qu’elle hérite des « valeurs républicaines ». 

Parmi celles-ci, le travail est en bonne place. C’est lui qui donne toute sa signification et sa dignité au mérite. Les enseignants sont les premiers à défendre cette ligne. À l’encontre de celles et ceux qui lui sculptent la réputation du génie inspiré en lui accordant le statut de grand poète de langue française, Brassens fait l’aveu de sa peine et des efforts qu’il déploie pour créer ses chansons. Sous les traits d’un travailleur laborieux et acharné, convaincu par ailleurs que l’art de la chanson est d’un rang inférieur à celui de la poésie, il se présente comme un artisan, chanteur de hasard à la voix empruntée, doté d’une mémoire défaillante le conduisant à l’oubli de ses propres vers en plein récital. Rien ne vient dissimuler le ciselage qui mène à un produit final suscitant l’admiration. « Sans technique », dit l’une de ses chansons, « le don n’est rien qu’une sale manie » (Le mauvais sujet repenti, 1954). Sans travail aussi donc.

Reste une troisième vertu dans laquelle communient tous les héritiers de la IIIème République et de son école : la culture. Celle qui se déploie dans l’œuvre de Brassens est fortement marquée par cet héritage. L’attestent tous les poèmes mis en musique par lui, traces d’un répertoire à consonance scolaire qui compose aussi tout un patrimoine national : Victor Hugo, Alphonse de Lamartine, Alfred de Musset, François Villon, Paul Fort voire Louis Aragon. Le cristallin Antoine Pol, auteur unique des Passantes, ou, dans une moindre mesure, Francis Jammes, constituent deux hapax qui ne contredisent pas la règle. La forme poétique, le ton et les thématiques y sont fidèles au classicisme littéraire de Brassens. À cette liste, on pourrait ajouter quelques auteurs cités à différents titres et sur des registres contrastés dans plusieurs chansons : Paul Valéry, le Sétois, concurrent mémoriel de Brassens, ou Paul Claudel également introduit, mais à contre-emploi, dans Misogynie à part. Tous ces auteurs sont autant de shibboleths, de signes de reconnaissance, de repères pour une culture partagée avec un public qui sait de quoi il retourne et se plaît à s’y reconnaître.

Voici pourquoi se tourner vers Brassens pour s’efforcer de comprendre les ressorts de son succès contribue à mettre en évidence les tensions qui ont travaillé la gauche jusqu’à nos jours et les contradictions qui la mettent régulièrement en péril. À l’instar d’une gauche travaillée tout à la fois par un goût raisonné de l’ordre et une discrète passion pour le désordre, croisant la critique du monde qui est et le rêve de celui qui devrait être, en appelant désespérément à l’État tout en le repoussant avec crainte, Brassens disait être de ces anarchistes qui choisissent de traverser la rue dans les clous pour ne pas avoir affaire aux « flics ».


Christophe Prochasson

Historien, Président de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales

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