Société

Transcendance, totalitarisme et démocratie

Philosophe

La sécularisation des société européennes n’a pas fait disparaître toute référence au divin : celui-ci subsiste à travers la prétention de divers courants idéologiques, depuis le nazisme jusqu’au transhumanisme en passant par l’impérialisme de marché, à incarner une transcendance et à disposer d’un pouvoir qui se place au-dessus des normes communes. À l’heure où Éric Zemmour fustige des institutions constitutives de l’État de droit telles que le Conseil d’État ou le Conseil constitutionnel, où en sommes-nous aujourd’hui de ces logiques de transcendance au potentiel totalitaire ?

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La mort de Dieu ou prétendue telle – il eut fallu une proclamation urbi et orbi, réellement catholique, pour que le décès ait été authentiquement divin, et non simplement régional et humain – n’a pas fait disparaître le divin, mais en a bien plutôt multiplié les incarnations. Bertrand de Jouvenel, dans Du Pouvoir[1], avait déjà montré en quoi le retrait européen de Dieu avait ouvert la possibilité des totalitarismes, pour la simple raison que la posture laïcisée du commandement, du surplomb politique sur une société, pouvait dès lors être appréhendée en dehors de toute limite à l’agir humain, limite à laquelle l’idée de Dieu était consubstantielle.

Les prétentions à disposer d’un pouvoir qui vous place au-dessus de toute autre partie de la société, de toute instance, de toute considération possible, et donc au-dessus des normes communes, n’ont en effet pas manqué depuis lors. L’éloignement de Dieu des esprits comme de l’histoire a ainsi ménagé l’émergence de transcendances de substitution. Le communisme, le nazisme furent en ce sens des dieux ; Raymond Aron parlait quant à lui de « religions séculières[2] ».

L’impérialisme de marché, selon l’expression de Michael Walzer[3], constitue également une manière de religion séculière ; le transhumanisme pourrait en devenir une autre. Cette multiplication des expressions divines dont a accouché la modernité a fini par se fondre dans la soupe religieuse de la globalisation. Les -ismes côtoient désormais Allah, Bouddha, les divinités hindoues, le dieu des Évangéliques, etc. ; l’Islam a d’ailleurs fini par engendrer dans ce contexte global, à notre corps défendant toutefois, un -isme bien de chez nous, l’islamisme.

Ces dieux nouveaux ou rhabillés sont autant de surplombs, de transcendances présumées, à partir desquels il devient loisible de prétendre imposer un ordre dérogeant puissamment aux règles de la morale commune, laquelle renvoie à l’universalité de la règle d’or[4] : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrai


[1] Bertrand de Jouvenel, Du Pouvoir, Paris, Hachette, 2006 (12947).

[2] Raymond Aron, Une histoire du XXe siècle. Anthologie, Paris, Plon, article de 1944.

[3] Michael Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Seuil, 1997 (1983).

[4] Voir René Dubos, Les dieux de l’écologie, Paris, Fayard, 1973.

[5] Cité par Simone Weil in Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », p. 1177 ; voir aussi les travaux de Johann Chapoutot, Jeffrey Herf et de Timothy Snyder.

[6] Voir par exemple les travaux sur le communisme de Nicolas Werth.

[7] Anne Case & Angus Deaton, Morts de désespoir. L’avenir du capitalisme, Paris, Puf, 2021 (2020).

[8] Michael J. Sandel, La tyrannie du mérite, Paris, Albin Michel, 2021 (2020).

[9] Claude Lefort, L’Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981.

[10] Pour les références, voir Dominique Bourg & Sophie Swaton, Primauté du vivant. Essai sur le pensable, Paris, PUF, 2021, pp. 254-255.

[11] Qu’on me permette de mentionner ici les expériences de mort imminente, de plus en plus sérieusement étudiées. Quelle que soit l’interprétation qu’on peut en donner, elles ont l’insigne avantage de mettre en lumière une forme universelle d’imaginaire, au moins, spirituel, au rebours du bêtiser haineux des fondamentalistes (Voir pour le christianisme le travail de Crouzet et Le Gall sur les fondamentalistes chrétiens assassins des guerres de religions européennes, Denis Crouzet & Jean-Marie Le Gall, Au péril des guerres de Religion. Réflexions de deux historiens sur notre temps, Paris, PUF, 2015, publié au moment du Bataclan).

[12] Voir l’étude publiée par The Lancet.

Dominique Bourg

Philosophe, Professeur honoraire de l'Université de Lausanne

Notes

[1] Bertrand de Jouvenel, Du Pouvoir, Paris, Hachette, 2006 (12947).

[2] Raymond Aron, Une histoire du XXe siècle. Anthologie, Paris, Plon, article de 1944.

[3] Michael Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Seuil, 1997 (1983).

[4] Voir René Dubos, Les dieux de l’écologie, Paris, Fayard, 1973.

[5] Cité par Simone Weil in Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », p. 1177 ; voir aussi les travaux de Johann Chapoutot, Jeffrey Herf et de Timothy Snyder.

[6] Voir par exemple les travaux sur le communisme de Nicolas Werth.

[7] Anne Case & Angus Deaton, Morts de désespoir. L’avenir du capitalisme, Paris, Puf, 2021 (2020).

[8] Michael J. Sandel, La tyrannie du mérite, Paris, Albin Michel, 2021 (2020).

[9] Claude Lefort, L’Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981.

[10] Pour les références, voir Dominique Bourg & Sophie Swaton, Primauté du vivant. Essai sur le pensable, Paris, PUF, 2021, pp. 254-255.

[11] Qu’on me permette de mentionner ici les expériences de mort imminente, de plus en plus sérieusement étudiées. Quelle que soit l’interprétation qu’on peut en donner, elles ont l’insigne avantage de mettre en lumière une forme universelle d’imaginaire, au moins, spirituel, au rebours du bêtiser haineux des fondamentalistes (Voir pour le christianisme le travail de Crouzet et Le Gall sur les fondamentalistes chrétiens assassins des guerres de religions européennes, Denis Crouzet & Jean-Marie Le Gall, Au péril des guerres de Religion. Réflexions de deux historiens sur notre temps, Paris, PUF, 2015, publié au moment du Bataclan).

[12] Voir l’étude publiée par The Lancet.