Savoirs

Le retour de l’animisme

Anthropologue

L’usage désormais fréquent et tous azimuts de la notion d’animisme, devenu un véritable fourre-tout, exige de revenir sur le sens que ce concept a revêtu dans l’histoire de l’anthropologie en liaison avec des notions voisines comme celles de fétichisme et de paganisme.

« J’ai eu aussi envie d’écrire un roman qui admet l’invisible, les fantômes, ce qui nous attend ou l’idée que l’on s’en faitComme beaucoup de Sénégalais, je suis le fruit d’un syncrétisme fort, je ne rejette pas la part animiste profonde qui est en moi, je l’assume totalement[1]. »
                                                              Mohamed Mbougar Sarr

Depuis quelques années, on assiste à un retour de l’animisme ou plutôt de la thématique animiste dans une pluralité de domaines, qu’il s’agisse de l’anthropologie, de l’esthétique, de la littérature, de l’écologie, de « l’approche du vivant », de l’anti-spécisme, du « care », du féminisme ou de bien d’autres secteurs de la scène intellectuelle.

Ce qui est visé par cette notion stipule que les animaux et les plantes seraient dotés d’une conscience et auraient la capacité de guider les humains, comme en témoigne l’utilisation d’expressions comme « plantes enseignantes » ou « directrices » à propos de la substance nommée « ayahuasca » considérée selon d’autres conceptions comme simplement « hallucinogène »[2]. L’animisme suggère de surcroît que les statues ou les masques d’art dit « premier », les objets rituels ou les fétiches seraient dotés d’une âme ou, du moins, seraient des entités vivantes véhiculant une certaine force mystique[3].

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Ce recours à l’animisme, concept devenu une sorte de fourre-tout, est d’ailleurs l’objet de la plus grande confusion, ainsi qu’on a pu le constater à l’occasion de la table-ronde sur « L’Humanisme animiste » qui s’est tenue dans le cadre de la rencontre « Agir pour le vivant » organisée à Arles sous l’égide des éditions Actes-Sud en août 2021[4]. À cette occasion, on a pu entendre de façon surprenante certains intervenants opposer de façon totalement erronée l’humanisme à l’animisme. De sorte qu’on pouvait se demander s’ils ne confondaient pas, d’une part, l’humanisme avec l’anthropocentrisme d’une part, et, d’autre part, l’animisme avec l’animalisme et le végétalisme, formes parmi d’autres de l’anti-spécisme.

Cette confusion ou cet usage tous azimuts de la notion d’animisme exige de revenir sur le sens que ce concept a revêtu dans l’histoire de l’anthropologie en liaison avec des notions voisines comme celles de fétichisme et de paganisme.

On sait que ces notions prétendaient toutes révéler l’existence d’une « mentalité primitive » pour reprendre le concept avancé par l’anthropologue Lucien Lévy-Bruhl –, en tout cas d’une mentalité totalement différente de la mentalité occidentale, qui serait régie par la « froide raison » et serait l’œuvre de l’homme « maître et possesseur de la nature » (René Descartes). On a beaucoup reproché à Lévy-Bruhl certaines conceptions racistes liées à l’utilisation de cette notion, même si, lors de la dernière période de sa vie, il est revenu sur cette opposition tranchée entre une « mentalité primitive » et une « mentalité logique », rejoignant ainsi paradoxalement la pensée de Karl Marx qui a eu recours à la notion de « fétichisme » pour rendre compte du culte proprement mystique qu’on voue à la marchandise dans le cadre des sociétés capitalistes[5].

L’anthropologie de terrain éclaire ce qu’il en est réellement de l’animisme. Au Mali, par exemple, un guérisseur-devin-magicien est censé enfermer l’âme de l’ennemi de son patient (qu’il a « ligotée ») dans un simple morceau de bois entouré d’une cordelette. De même, la mort d’un individu quelconque peut être référée à l’attaque qu’il ou elle a subi de la part d’un essaim d’abeilles porteur de fétiches empoisonnés (korte). Il s’agit donc de croyances en la sorcellerie qui font que la mort d’un individu n’est jamais attribuée à des causes que nous considérons comme « naturelles » (maladie, etc.), mais à l’action d’un ennemi maléfique.

Mais postuler qu’il s’agit de croyances ne saurait satisfaire les partisans du nouvel animisme, qui estiment que l’on ne peut a priori écarter la possibilité que de tels faits aient une réalité patente. Cette façon d’opposer de façon « métaphysique » ces deux types de rationalité fait toutefois bon marché de ce que ces systèmes de croyance structurent aussi des systèmes de pouvoir.

En effet, pour continuer de prendre l’exemple du Mali, les individus récalcitrants d’un village, qui sont souvent des cadets sociaux ou des pauvres, sont l’objet privilégié d’attaques en sorcellerie, ou s’estiment tels, attaques censées être opérées par des sociétés secrètes comme le komo. Et l’on ne peut donc exclure que, indépendamment des cas d’empoisonnement par ailleurs évoqués, il existe une sorte de paranoïa collective qui, en Europe comme dans les villages africains, s’abatte sur les plus faibles et soit donc à l’origine de certaines maladies entraînant à terme la mort de ceux qui en sont victimes. Des psychanalystes référeront peut-être l’infortune de certaines personnes à des causes individuelles. Il reste que ces mêmes personnes peuvent pour leur part incriminer des causes collectives comme le capitalisme, la pollution ou le « grand remplacement », par exemple.

Cette « mentalité primitive » invoquée en tant que forme de pensée radicalement différente de la nôtre, celle qui est censée s’appliquer à l’ensemble des membres des sociétés occidentales, s’étend également au domaine de ce que les anthropologues nomment le totémisme.

Toujours au Mali, comme dans d’autres sociétés exotiques, les différents clans porteurs de noms spécifiques (jamu) sont associés à un interdit – un animal, une plante ou un objet – qu’ils ne sauraient consommer sans courir un grand danger. Les membres du clan Samaké (littéralement « éléphant mâle » en langue banmana) ont ainsi l’éléphant pour interdit (tana) et l’on dit que certains Samaké avaient « autrefois » la possibilité de se transformer en éléphants. Cet « autrefois » mentionné par certains Maliens montre bien qu’ils ont conscience des changements subis par leur société, peut-être en raison de l’islamisation, puisque précisément le totémisme et les interdits qui l’accompagnent renvoient pour eux à une période révolue pendant laquelle la banmanaya (« le paganisme ») exerçait toute son emprise.

Mais au-delà de la possibilité effective pour un être humain de se transformer ou d’être réincarné dans un animal (ce qui revient au même), possibilité évoquée sérieusement par certains intervenants de la table-ronde, on peut se demander s’agissant du terrain malien si les protagonistes de cette société, lorsqu’ils voyaient un éléphant quelconque, ne considéraient pas qu’il s’agissait simplement d’une personne proche sans qu’ils aient assisté personnellement à cette transformation.

Toujours dans le domaine des transformations, les chasseurs mandingues, très actifs actuellement dans la lutte contre les djihadistes, sont présentés comme ayant la faculté de se transformer en gibier de brousse, de même que leurs proies en êtres humains. Mais plutôt que de spéculer sur les capacités mentales du gibier, et de les rendre équivalentes à celles du chasseur, une anthropologie sensée, c’est-à-dire non spéculative, devrait s’attacher au contraire à mettre en évidence les procédures intellectuelles qui permettent au chasseur de se penser, dans une sorte de transe, en animal de brousse, de même que d’imaginer que le gibier puisse se transformer en humain.

Dans un autre contexte, le mime de la démarche du jaguar par une touriste fréquentant un site de prise d’ayahuasca en Amazonie péruvienne, tel qu’on avait pu le voir dans une émission de France 2[6], n’implique pas que cette personne se soit effectivement transformée en jaguar ; cela signifie qu’elle s’est tout simplement imaginée être possédée par l’image de cet animal[7].

Ces phénomènes de transe se retrouvent dans les cultes de possession tels qu’on peut les observer en Afrique. Au sein de cultes comme le jine don (littéralement « danse des diables » en langue banmana) du Mali, la guérison passe par l’identification d’un « génie » (jine) « chevauchant » le patient – un animal par exemple –, ce qui implique certes une transformation de la personne sans qu’il faille pour autant accepter l’idée que celle-ci ait été « réellement » chevauchée par l’animal représentant son « génie ».

De façon générale, l’idée directrice de cette table-ronde consistant à faire de l’ensemble des entités humaines, animales, végétales et minérales, présentes à la surface du globe, des êtres vivants, conscients, dotés d’une âme, semble être abusive. D’ailleurs, l’écrivain togolais Sami Tchak n’a pas hésité lors de ce débat à évoquer un certain « romantisme » à propos de l’attribution de la catégorie de « sujet de droit » à des rivières ou à des sites naturels comme cela s’est pratiqué en Nouvelle-Zélande, ou ailleurs de par le monde où ces entités sont considérées comme des personnes.

Fondre l’homme dans la nature, n’en faire qu’un élément d’un écosystème global comporte un risque de dépolitisation.

Mais au-delà de ce qui peut apparaître comme une « hominisation » ou une « anthropisation » décalée de la nature, comme la projection de conceptions écologique, perspectiviste ou multinaturaliste éminemment contemporaines sur le monde qui nous entoure, ne convient-il pas également de s’interroger sur la signification proprement intellectuelle, idéologique, voire politique que ce retour à l’animisme suppose ?

Tout d’abord, n’est-ce pas faire de l’Homme, un intrus sur cette terre, coupable de tous les maux, le meilleur exemple de cette pensée funeste étant la révolution néolithique vue comme l’instrument privilégié de l’asservissement de la femme, de l’apparition de ce « monstre froid » qu’est l’État, etc. ? On trouve déjà ce genre de préoccupations chez le Lévi-Strauss de Tristes Tropiques avec sa célèbre formule : « Le Monde a commencé sans l’homme et il finira sans lui ».

Cette position, partagée aussi bien par les anthropologues « animistes » que par les anthropologues « anarchistes », est parfaitement illustrée par le terme « anthropocène » qui a été utilisée à satiété par les participants à cette table-ronde, et qui est désormais largement accepté. Cette responsabilité imputée à l’Homme en général et à son apparition sur terre fait bon marché d’une responsabilité bien datée historiquement, celle de la survenue du capitalisme – le capitalocène –, qui est patente dans l’émergence du réchauffement climatique.

Le retour de l’animisme, ou plutôt la mise en avant de l’animisme comme alternative ou rempart contre la modernité occidentale ou orientale, n’est pas chose neuve au Mali. Les études d’ethnologie de la période coloniale, celles de Marcel Griaule et de Germaine Dieterlen notamment, ont été formulées dans un souci, non seulement de retrouver des formes de pensée prévalant en Grèce ancienne, mais également de fournir un contre-feu à la pénétration de l’islam dans cette région du monde.

Germaine Dieterlen n’était ainsi pas avare de remarques acerbes attribuant le développement de la mendicité et de la prostitution au Mali à la place croissante qu’y occupait cette religion. Bien que ces propos remontent aux années 1960, ils restent toujours valables pour une fraction non négligeable des anthropologues qui effectuent à l’heure actuelle des recherches au Mali et qui, par exemple, tout en observant que les associations animistes de chasseurs représentent souvent des calques inversés d’organisations musulmanes, se désolent de voir un nombre croissant de femmes résidant dans les villages qu’ils ou elles étudient, manifester leur adhésion à l’islam par le port du voile.

Au Sénégal, en revanche c’est la rationalité occidentale, représentée par le cartésianisme ou la psychanalyse qui est mise en cause. La guérisseuse casamançaise Todjé Diatta pratique ainsi un type de savoir magique permettant d’agir sur la nature en faisant par exemple survenir ou cesser la pluie à sa guise. Grâce à l’onirisme, elle est également à même de reconstituer des pans entiers de la vie de la grande figure de cette région du Sénégal : la prophétesse Aline Sitoé Diatta. Même si sa démarche n’a finalement pas été acceptée par la population locale et si elle a été contrainte de s’exiler aux États-Unis, il reste que ce type de posture dirigée contre la rationalité occidentale se retrouve fréquemment chez certains intellectuels africains pour lesquels l’accès à la modernité et la rupture avec les « savoirs endogènes » représentent véritablement un pacte « faustien » avec le diable.

On peut se demander si, toutes choses égales, le même phénomène n’est pas présent en France dans une perspective « new age ». Françoise Nyssen et son époux Jean-Paul Capitani, hôtes de « Agir pour le vivant », éprouvent une forte sympathie pour une approche en termes de « spiritualité » et patronnent une école s’inspirant de l’anthroposophie de Rudolf Steiner, même s’ils ont pris soin de se distinguer des idées de ce penseur.

Qu’il faille combattre l’idéologie du progrès et mettre en cause le culte du changement technique et du bonheur qu’ils sont censés apporter à l’humanité est une évidence. Mais fondre l’homme dans la nature, n’en faire qu’un élément d’un écosystème global dont les droits seraient tout justes équivalents à ceux des autres règnes comporte le risque d’être une vaste entreprise de dépolitisation dont seront victimes les sociétés humaines[8]. Car seuls les humains ont la capacité de transformer les structures socio-économiques de la société dans laquelle nous vivons.

Ce n’est pas l’humanité en tant que telle qui est responsable de la catastrophe écologique qui s’annonce, et ce n’est pas en accordant le statut de sujet de droit aux animaux, aux végétaux et aux minéraux que l’on sortira de ce cauchemar. C’est au contraire en restreignant les capacités d’accumulation destructrice du capitalisme que l’on y parviendra. La crise actuelle n’est pas strictement d’ordre écologique, il s’agit bien davantage d’une crise du capitalisme incapable de poursuivre son accumulation parce que ne disposant pas des ressources naturelles pour assurer sa progression.


[1] Afrique XXI, « Prix Goncourt. Écrire ou faire l’amour, sur les traces de Yambo Ouologuem », Adrien Vial, 17 septembre 2021.

[2] J.-L Amselle, Psychotropiques. La fièvre de l’ayahuasca en forêt amazonienne, Albin Michel, 2013.

[3] J.-L. Amselle, « Africa 2020. L’empire de la restitution », AOC.

[4] « Un humanisme animiste », Agir pour le vivant, Arles, 25 août 2021. À cette rencontre organisée par S. Kodjo-Grandvaux participaient Frédéric Worms, Sami Tchak, Myriam Mihindou et depuis la salle Felwine Sarr.

[5] L. Lévy-Bruhl, Carnets, PUF, 1998 (1949), K. Marx, Le Capital, Livre 3, chapitre XIII, 1867.

[6] Voyages chamaniques, Envoyé spécial, France 2, 21 août 2009.

[7] J.-L. Amselle, Psychotropiques, op. cit.

[8] E. Coccia déplore ainsi l’engagement politique de l’art contemporain et préconise son remplacement par une scénographie de type animiste, « Nicolas Bourriaud, animisme esthétique », Art Press, n° 491, septembre 2021.

Jean-Loup Amselle

Anthropologue, Directeur de recherche émérite à l'EHESS

Notes

[1] Afrique XXI, « Prix Goncourt. Écrire ou faire l’amour, sur les traces de Yambo Ouologuem », Adrien Vial, 17 septembre 2021.

[2] J.-L Amselle, Psychotropiques. La fièvre de l’ayahuasca en forêt amazonienne, Albin Michel, 2013.

[3] J.-L. Amselle, « Africa 2020. L’empire de la restitution », AOC.

[4] « Un humanisme animiste », Agir pour le vivant, Arles, 25 août 2021. À cette rencontre organisée par S. Kodjo-Grandvaux participaient Frédéric Worms, Sami Tchak, Myriam Mihindou et depuis la salle Felwine Sarr.

[5] L. Lévy-Bruhl, Carnets, PUF, 1998 (1949), K. Marx, Le Capital, Livre 3, chapitre XIII, 1867.

[6] Voyages chamaniques, Envoyé spécial, France 2, 21 août 2009.

[7] J.-L. Amselle, Psychotropiques, op. cit.

[8] E. Coccia déplore ainsi l’engagement politique de l’art contemporain et préconise son remplacement par une scénographie de type animiste, « Nicolas Bourriaud, animisme esthétique », Art Press, n° 491, septembre 2021.