Politique

Pourquoi il faut (re)voir West Side Story avant la présidentielle

Philosophe

Auréolée ce dimanche d’un Golden Globe de la meilleure comédie ou comédie musicale, la nouvelle adaptation de West Side Story signée Steven Spielberg trouve un écho particulier dans des espaces publics marqués par la bipolarisation extrême des camps en présence et l’attention médiatique que suscite leur opposition. Ou quand Tony Jadot rencontre Maria Taubira.

Comme la scène politique française, le monde de West Side Story paraît polarisé à l’extrême. Sans laisser de place aux citoyens lamba, deux factions se partagent le terrain.

À ma droite, les Jets de Riff : identitaires frustrés, ils se sentent menacés et font valoir la loi du premier occupant. Les Jets n’ont pas de mérites particuliers : ce sont du « white trash », des « poubelles blanches », déclassées, méprisées, sans emploi ni avenir. Ils n’ont pas grand-chose à faire valoir, sinon qu’ils n’entendent pas céder le terrain.

Les Jets ont eux-mêmes été des migrants : leurs noms sont polonais ou italiens. Leurs titres sont fondés uniquement sur ce qu’ils sont nés ici, disent-ils, dans ce pays dont ils ne sont pourtant pas les « natifs ». Leurs prétentions à posséder le terrain paraissent donc fragiles, mal fondées.

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On peut toujours leur répondre comme au premier Manuel Valls venu qu’eux-mêmes viennent d’ailleurs. Après tout, le pays ne leur a pas appartenu de toute éternité. Au West Side comme en France, nous sommes tous des enfants d’immigrés. Les grands-parents ou les ancêtres des Jets sont venus s’installer ici un jour, nul ne le nie. Mais les Jets n’ont que faire de l’histoire. Ils vivent avec une unique conviction aux tripes : ce pays est désormais le leur et ils sont prêts à tout pour ne céder le terrain à personne et surtout pas aux nouveaux envahisseurs.

À ma gauche, donc, et face aux Jets, se tiennent les Sharks de Bernardo. Comme des coqs virils à l’énergie nouvelle, ils font entendre la voix des migrants conquérants. Fraîchement débarqués, ils envahissent tout de leur linge qui pend aux fenêtres. On dit d’eux qu’ils se multiplient comme des lapins. De fait, les anciennes enseignes de boutiques passent en leur possession.

Physiquement, on a parfois du mal à les distinguer des Jets mais on les reconnaît sans peine à quelques signes extérieurs : par exemple, le drapeau de leur pays d’origine, porté en étendard ou s’étalant sur de vastes murs peints. Dans les années 1980, ils auraient eu des paraboles à leur balcon. En effet, les Sharks sont avant tout « Porto-riqueños ». Ils niquent l’« America » et vivent dans la haine des « gringos » arrogants.

Par cet excès d’orgueil, les Sharks prennent leur revanche sur un quotidien déprimant où ils sont victimes de délits de faciès, de discrimination à l’embauche et au logement. Ils rêvent obstinément du bled, appelé ici « San Juan » ou « Puerto Rico », comme si c’était un paradis perdu. Après tout, qui voudrait vivre ici, dans ce West Side qui est leur terrain de jeu ? Dans cette immense banlieue méprisable, les taudis et les terrains vagues appellent désespérément l’intervention d’un grand programme de Rénovation Urbaine.

Nécessairement créoles, mais avant tout aliens, ces métèques fraîchement débarqués importent ici les mœurs de là-bas : les grands frères se croient seuls maîtres à bord et imposent des règles dont on se passait bien. Surtout ces immigrés se moquent bien de la langue de Shakespeare (fait suprêmement ironique si l’on se rappelle que le film n’est qu’une resucée de Roméo et Juliette). Ils baragouinent sans complexe la langue de chez eux, comme un grand « Cheh ! » bien sonore envoyé à la face des gringos à la blanchité revêche. La version de Spielberg a encore accentué ce point en ne traduisant pas dans les sous-titres certains dialogues en espagnol : afin de ne pas donner à l’anglais une quelconque position de surplomb.

Sous le brouhaha du « rumble » (la bagarre), tous les autres problèmes paraissent étouffés. Une seule problématique : l’obsession sécuritaire.

Sans avoir besoin de le dire, les Sharks comme les Jets vivent dans le sentiment d’une évidence : pour eux, il est incontestable que se prépare quelque chose comme un « Grand Remplacement ». Celui-ci n’a peut-être pas de base sociologique, pas de sens historique. Mais dans l’expérience quotidienne des Sharks comme des Jets, il est tout à fait palpable que quelque chose se passe : cette interminable guerre de territoire qu’ils se livrent, elle signifie bien cette chose que l’ancien va céder au nouveau. C’est la réalité quotidienne, la manière dont les gens vivent et il n’y a aucun sens à dire que c’est une absurdité. Peu importent ici les doctes leçons des sciences humaines ou le sens du politiquement correct.

Il suffit d’ouvrir les yeux pour voir que le monde change et que quelque chose paraît brisé dans le célèbre « melting pot », le creuset qui forme la nation et garantit l’unité de la République. Les Jets incarnent un passé révolu qui refuse de passer, alors même que partout s’impose une nouvelle forme de vie nommée « Sharks », qui transforme les manières de vivre et de penser, et emporte avec elle des nouvelles modes, de nouveaux codes, un ordre nouveau. La physionomie des rues change ; la langue parlée dans les rues a une autre musique.

Entre les deux camps, la police tente de maintenir une paix de façade. Mais les forces de l’ordre ont, de part et d’autre, mauvaise réputation. Pour les Sharks, la police est de parti pris : elle traque inexorablement les basanés et les incarcère plus souvent qu’à leur tour. Mais les Jets, pas plus, ne coopèrent avec la police. Les vrais durs ne bavent pas. Police impuissante, système judiciaire ridicule. La chanson « Gee, Officer Krupke » fait la satire implacable des juges et des flics qui se renvoient la balle. Les « délinquants juvéniles » sont examinés tour à tour par des psychologues qui psychologisent et des assistantes sociales qui socialisent. En vain.

Si le monde de West Side Story ressemble tant à la France de 2022, c’est en raison de cette bipolarisation extrême du terrain. Les Jets et les Sharks mobilisent toutes les énergies médiatiques disponibles. Leur tapage est aussi grand que celui que font Riff-Zemmour et Mélenchon-Bernardo au milieu des chroniqueurs de « Face à Baba ».

Sous le brouhaha du « rumble » (la bagarre), tous les autres problèmes paraissent étouffés. On ne parle ni éducation, ni faim dans le monde, ni relations internationales. Dans le West Side, le monde est simplifié à l’extrême. Deux camps face à face : il n’y a ni Noirs, ni Juifs, juste les Jets et les Sharks. Une seule problématique : l’obsession sécuritaire l’urgence d’empêcher l’escalade, d’éviter le massacre.

Entre les deux camps, il n’y a rien ou pas grand-chose. Il y a deux amoureux, bien sûr, Tony et Maria. Mais leur bonheur lui-même ne peut subsister dans un tel monde. Il est nécessairement pollué et broyé par les forces en présence. Quand les amants se retrouvent, la haine que se vouent les Sharks et les Jets ne cesse de les hanter. Il est difficile de s’aimer tranquillement quand le grand frère veille au grain. Difficile de s’aimer librement quand on se voit accuser d’être traître à sa faction. Quand les Sharks et les Jets occupent le terrain, chacun doit aimer dans son camp. Adieu la mixité.

Les spectateurs atterrés du triste spectacle médiatique s’étonneront peut-être comme moi de retrouver leur pays dans l’étrange miroir de West Side Story.

Le monde de West Side Story n’est cependant pas si bipolaire qu’il y paraît. D’abord, sous une unité de façade, le dialogue des sexes divise chaque camp. Comme dans le monde d’aujourd’hui, par-delà leurs guéguerres intestines, les mâles de l’espèce frappent par leur bêtise, leur mépris des femmes, leur virilité toxique, leurs comportements de violeurs.

Face à eux, les femmes s’imposent comme des forces de construction, là où les hommes paradent pour leur honneur. Tandis qu’ils jouent aux petits coqs, elles travaillent durement. Là où les hommes sont prêts à mourir jeunes et vivent leur existence avec une intensité qui renonce à l’avenir, elles incarnent la durabilité du monde. Pourtant, elles jouent leur rôle dans la perpétuation du mal ; par leur irrésistible penchant pour les mauvais garçons et leur indifférence à ceux qui suivent le droit chemin et paraissent trop propres sur eux.

Chez les Sharks, l’opposition des sexes est mise en lumière par le titre « America ». D’un côté, les migrants colorés et tapageurs luttent pour affirmer une virilité qui ne paraît pas prête à se laisser « déconstruire ». De l’autre, les femmes hispaniques exposent une féminité agressive et visible. Par leur costume ostentatoire — de grandes robes à volants jaunes et rouges, aux couleurs de l’Espagne—elles affirment une solidarité tapageuse avec leurs hommes : elles les aiment, les épousent, et veulent avoir des enfants avec eux et nul autre.

Mais cela ne veut pas dire cependant qu’elles leur soient « soumises » en une quelconque manière. Elles ne l’avoueront jamais en public, mais en privé, les femmes font entendre à leurs Sharks qu’elles ont choisi de vivre ici et n’entendent pas revenir au bled. Elles tiennent à tout le confort moderne que leur apporte la Françamérique. Elles goûtent même à une certaine liberté d’action à laquelle elles ne souhaitent pas renoncer.

Faire comme s’il n’y avait que les Jets et les Sharks, c’est une manière de dire qu’il y a juste des pauvres et des plus pauvres encore. Personne ici n’a réussi. Car quiconque réussit, systématiquement, décampe sans demander son reste. Car les Jets et les Sharks sont aveugles à la réalité du monde. Ils déambulent sur leur terrain de jeu et rivalisent pour affirmer leur puissance ; pendant ce temps, les boulets de démolition des planificateurs urbains s’emploient à mettre à bas tous leurs châteaux de carte et à faire sortir de terre un monde plus beau, d’où les déshérités auront été évincés et invisibilisés, renvoyés vers d’autres banlieues plus lointaines encore. Finalement, pendant que les Sharks et les Jets se chamaillent, des puissances plus grandes qu’eux, peut-être celles de l’argent, structurent le monde et les déplacent comme des pions.

Que faut-il alors pour dépasser les querelles intestines des Sharks et des Jets et leur faire prendre comprendre leurs intérêts communs ? Dans le quartier dévasté, la mort d’un jeune du quartier nommé Tony est suivie, rituellement, d’une marche blanche réunissant les différents gangs du quartier. Les adeptes du « Vous n’aurez pas ma haine » en auront pour leur argent : dans un geste d’apaisement et de réconciliation, la vieille Valentina, seule figure maternelle de l’histoire, prend par le bras Chico l’assassin. Mais la morale du film est plus ambiguë : car la sanguine Maria profère à la face du monde une haine inextinguible tout en étant assez fine pour voir l’absurdité qu’il y a à s’entre-tuer. Il faut briser la spirale des actes vengeurs mais la haine demeure : l’amour ne peut pas tout pardonner.

Devant ce spectacle, les démographes, les sociologues, les décoloniaux et tous les autres, m’expliqueront sans problème que tout cela est faux ; que le monde de West Side Story donne déjà une image biaisée de la société des États-Unis et qu’il a sans doute moins encore de pertinence pour décrire la France de 2022.

Mais notre réalité politique me paraît bel et bien projetée en grand sur nos écrans : sur un mode fantasmatique, avec ses simplifications extrêmes, avec ses caricatures et son outrance. Comme un instantané, un grossissement au microscope, un coup de projecteur éclatant sur les forces qui travaillent la société et qui nous hypnotisent.

Les amoureux de subtilité et de complexité ricaneront. Mais les spectateurs atterrés du triste spectacle médiatique s’étonneront peut-être comme moi de retrouver leur pays dans l’étrange miroir de West Side Story. N’y a-t-il pas quelque chose de stupéfiant à voir la société française présentée et incarnée dans une comédie musicale, dont la première adaptation filmique date d’il y a exactement soixante ans (1961) ? Voilà qui justifie peut-être la provocation par laquelle Steven Spielberg entreprit de refaire un chef-d’œuvre : il nous donne l’occasion de constater à quel point les problématiques de West Side Story restent d’une cruelle et désespérante actualité.

On se prend alors à rêver d’une rencontre improbable. Celle de Tony Jadot et de Maria Taubira ? Après tout, pourquoi pas ?


Thierry Hoquet

Philosophe, Professeur à l'Université de Paris-X Nanterre