Politique

« La droite est de retour », vraiment ?

Historien

Valérie Pécresse semble attendre beaucoup du grand meeting de ce dimanche mais parviendra-t-elle à opérer la synthèse entre deux traditions politiques antagonistes – néolibéralisme, nationalisme identitaire – comme Nicolas Sarkozy le fit en 2007 ? Par-delà la fragilité interne à cette droite divisée, la représentante des Républicains pourrait tirer profit du rejet de Macron pour devenir la candidate de rechange des classes dirigeantes.

Deux jours après la désignation de Valérie Pécresse comme candidate du parti Les Républicains (LR), Alexis Brézet concluait ainsi son éditorial du Figaro (6 décembre) : « Résurrection ! […] Depuis deux jours, il est clair que pour la droite, la partie n’est pas – n’est plus – perdue ». Et Valérie Pécresse de proclamer : « La droite est de retour ! » Bien que ce slogan soit repris comme une donnée objective dans nombre d’analyses, il ne nous semble pas traduire la situation politique actuelle de notre pays. Pourquoi ? D’abord, le mot « retour » est inapproprié, des hommes et femmes de droite étant déjà au pouvoir ; ensuite, LR n’est pas le seul parti à droite ; enfin, « la droite » n’existe pas.

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Plusieurs droites historiques

René Rémond l’a démontré de façon définitive il y a plus d’un demi-siècle déjà : il existe plusieurs droites – et plusieurs gauches. Issues de la Révolution et des longs combats qui la suivirent, trois familles politiques de droite se formèrent : légitimistes, orléanistes, bonapartistes. Elles dominèrent le XIXe siècle, toutes trois unies contre le parti républicain, la IIe République puis la IIIe à ses débuts, mais fort différentes les unes des autres par leur composition et leur projet. Certes, René Rémond a selon nous fait fausse route quand il a cherché à démontrer à tout prix une permanence de ces trois familles jusqu’à nos jours alors que la société française connaissait des bouleversements considérables en deux siècles. Mais la pluralité des droites qu’il a mise en lumière n’en demeure pas moins une réalité plus vivante que jamais.

Une fois la République installée, entre 1877 et 1879, la famille républicaine triomphante se scinda entre libéraux (la « République des Jules » ou, comme ils aimaient se qualifier, les « modérés »), radicaux et socialistes, tandis que les trois familles de droite connaissaient un rapide déclin. En 1914, il restait à peine une vingtaine de députés monarchistes et bonapartistes. Beaucoup d’orléanistes, Adolphe Thiers en tête, s’étaient en effet ralliés aux républicains libéraux, grands vainqueurs des luttes politiques des années 1870, de même qu’une fraction notable des bonapartistes. Les autres membres des trois familles « rémondiennes » avaient quant à eux rejoint ou contribué activement à former les nouvelles familles politiques qui émergèrent à partir des années 1880, en réponse aux nouveaux défis d’une société en pleine mutation sous l’effet de l’industrialisation, de l’urbanisation et de la colonisation, mais aussi des guerres contre l’Allemagne et de leurs lourdes conséquences.

C’est ainsi qu’émergèrent successivement à droite la famille des nationalistes (à partir de l’épisode boulangiste puis de l’affaire Dreyfus, autour de deux pôles distincts, l’un maurrassien, l’autre barrésien), celle des démocrates chrétiens (catholiques ralliés à la République sur injonction des papes Léon XIII puis Pie XI, et préoccupés par la « question sociale »), celle des agrariens (opposés à l’irrémédiable déclin du monde paysan), celle des gaullistes enfin (au départ, des nationalistes qui avaient refusé Vichy et la Collaboration).

Le tournant des années 1970

Depuis le milieu des années 1970, la société française est entrée dans une nouvelle période historique, souvent (mal) nommée « mondialisation », celle-ci étant pour les historiens un processus de très longue durée d’unification du monde, entamé avec les « Grandes Découvertes ».

Désindustrialisation et chômage de masse, périurbanisation et « tertiarisation », intégration/dilution croissante de la nation dans l’Union européenne, creusement accéléré des inégalités sociales et culturelles mais aussi luttes des femmes pour l’égalité avec les hommes, augmentation générale du niveau scolaire, conscience grandissante de l’urgence des problèmes écologiques : autant d’éléments qui ont une nouvelle fois modifié en profondeur le rapport des forces entre familles politiques.

Les gauches sont tombées en déliquescence. Le mouvement ouvrier s’est délité sous l’effet du chômage de masse qui l’a mortellement atteint : depuis 1977-1978, la désyndicalisation affaiblit chaque année un peu plus les grandes centrales, à commencer par la CGT qui a moins d’adhérents qu’en 1914 alors que le nombre de salariés a presque triplé en un siècle. Le Parti communiste français (PCF), incapable de rompre avec le système soviétique lui-même à bout de souffle, a fait naufrage. Depuis le « tournant de la rigueur » enfin, le Parti socialiste (PS) a renoncé à « changer la vie », et perdu tout ancrage populaire.

À droite, le paysage politique a aussi beaucoup évolué. Réduits à l’état groupusculaire, on trouve encore des monarchistes – on en voit certains chaque 21 janvier dans les églises où des messes sont dites en souvenir de l’exécution de Louis XVI – et des bonapartistes – nous mettons à part les groupes de « reconstituteurs » des batailles napoléoniennes. Les héritiers des agrariens (Chasse Pêche Nature et Traditions, devenu le Mouvement de la ruralité en 2019), après un ultime sursaut au tournant du XXe et du XXI siècle, sont en voie de disparition, à l’image du monde paysan. De même, les démocrates chrétiens dans une société de plus en plus déchristianisée. Quant aux derniers gaullistes, il ne leur reste guère qu’à cultiver le mythe du Général, un mythe au demeurant récupéré, détourné, instrumentalisé par beaucoup mais désormais vidé de sa substance politique dans un monde post-guerre froide où le projet d’une France troisième grand arbitre indépendant entre les deux blocs n’a plus aucun sens.

En revanche, libéraux, devenus néolibéraux depuis l’après-guerre et maîtres du pouvoir depuis 1974 (parenthèse de 1981-1982 exceptée), et nationalistes sont plus nombreux et plus influents que jamais. Ce sont d’ailleurs leurs champions respectifs qui se sont affrontés au second tour de l’élection présidentielle de 2017. Et c’est l’affrontement entre ces deux familles sur ce que nous nommons « la question nationale » qui, depuis trois décennies, structure de plus en plus la vie politique du pays, reléguant au second plan le vieux clivage entre gauches et droites sur la question sociale, les gauches étant devenues incapables de l’imposer comme question centrale dans le débat public.

Une alliance entre « modernité » européiste et défense de « l’identité nationale ?

Dès lors, quelle place occupe LR dans ce système politique qui n’a plus rien à voir ni avec la IIIe République, ni avec l’après-Seconde Guerre mondiale où s’affrontaient gaullistes et communistes, ni même avec les années 2000 où UMP et PS étaient les deux partis dominants ?
LR, nouveau nom de l’UMP (Union pour un mouvement populaire) depuis 2015, a été fondé en 2002 pour rassembler chiraquiens, giscardiens et démocrates chrétiens (François Bayrou refusa toutefois de suivre Pierre Méhaignerie et Jacques Barrot) dans une même formation face à un Front national (FN) en plein essor, arrivé en deuxième position « le 21 Avril ». Alain Juppé, premier président de l’UMP, voulait en faire « la Maison bleue », ouverte à tous les hommes et toutes les femmes favorables à l’intégration de la France dans une Union européenne néolibérale, dotée depuis peu d’une monnaie unique et en train de négocier l’entrée des anciennes démocraties populaires en son sein. Les socialistes strauss-kahniens, rocardiens et autres hollandais, hostiles à toute rupture avec le capitalisme, y avaient selon lui à terme leur place. Mais condamné dans l’affaire des emplois fictifs à la mairie de Paris, il dut céder sa place à Nicolas Sarkozy en novembre 2004 et celui-ci imposa une nouvelle stratégie.

Néolibéral européiste convaincu en même temps que disciple (vite émancipé…) de Charles Pasqua, sa priorité était de récupérer une bonne partie des électeurs du FN afin de les agréger à ceux de l’UMP pour en faire un parti de masse, équivalent du parti conservateur britannique ou de la CDU allemande. Il aborda donc la campagne présidentielle de 2007 sur la base d’un projet de société qui alliait la « modernité » européiste à la défense de « l’identité nationale ». Les rangs de l’UMP gonflèrent pour atteindre 350 000 adhérents – nombre de nouveaux arrivants étaient porteurs d’une culture politique nationaliste – et Nicolas Sarkozy fut élu président de la République, « siphonnant » (selon l’expression consacrée) un million de suffrages lepénistes de 2002.

Mais le traité de Lisbonne et la gestion de la crise financière de 2008-2009 rappelèrent vite à ceux qui l’avaient un temps oublié, que néolibéralisme européiste et nationalisme identitaire sont deux visions du monde inconciliables dans la durée. Les frontières, on les ouvre ou on les ferme ; la Nation, on la vénère ou on accepte de la dissoudre dans une entité géopolitique plus large ; la « mondialisation », elle est l’avenir radieux de l’humanité ou la fossoyeuse de l’identité nationale. L’UMP amorça un lent déclin. Le FN, présidé par Marine Le Pen depuis 2011, reconquit le terrain perdu.

Aujourd’hui, La République en marche (LREM), lancée en 2017 par le chef de l’État, Emmanuel Macron, est devenue la principale force (mal structurée sur le plan de l’organisation partisane, nous y reviendrons) qui porte le néolibéralisme européiste. Elle a réalisé le projet juppéiste d’associer droite « modérée » et gauche « réaliste ». En 2017, le nouveau président s’entoura d’anciens strauss-kahniens pendant que le Premier ministre, le juppéiste Édouard Philippe, s’entourait de proches du maire de Bordeaux. Quant au Rassemblement national (RN), nouveau nom du FN depuis 2018, il reste la principale force qui porte le nationalisme identitaire face au parti présidentiel, bien qu’il soit depuis peu fortement concurrencé par Éric Zemmour et son tout nouveau parti, Reconquête !, à peine sorti des limbes.

LR, entre LREM et RN

C’est entre ces deux partis et, plus largement, entre ces deux grandes familles politiques que se situe LR comme l’a démontré le résultat du vote le 4 décembre dernier des 140 000 adhérents du parti, dont la moitié revenus in extremis dans les semaines précédant le vote : 60 % des votants en faveur de Valérie Pécresse, 40 % en faveur d’Éric Ciotti. C’est là sans doute la principale fragilité de LR, ex-UMP sarkozyste, écartelé entre deux pôles difficilement conciliables bien que l’instinct de survie ait jusque-là évité une crise définitive comme le PS l’a connue.

D’un côté, les partisans de la présidente de la région Île-de-France depuis 2015, qu’Alain Juppé fit entrer dès 2002 à la direction de l’UMP en tant que secrétaire générale adjointe, chargée du centre d’études politiques du parti ; de l’autre, les partisans du député des Alpes-Maritimes qui affiche sans détour ses convictions nationalistes identitaires depuis des années et se proclame plus proche d’Éric Zemmour que d’Emmanuel Macron.

Dans ces conditions, Valérie Pécresse parviendra-t-elle à concilier ces deux pôles fondamentalement antagonistes comme Nicolas Sarkozy le fit en 2007, profitant il est vrai de la mauvaise campagne de Jean-Marie Le Pen, la campagne de trop ? Pour reprendre les mots de l’éditorialiste du Figaro déjà cité, tiendra-t-elle jusqu’au bout sa « ligne “pécresso-ciottiste”, clairement libérale, fermement conservatrice ; exigeante en matière économique, sans faiblesse en matière d’immigration et de sécurité » ?

Un avenir incertain

À ce stade de la campagne électorale, il est impossible à l’historien de répondre à cette question et plus encore de prédire avec certitude le résultat de l’élection présidentielle.

Rappelons tout d’abord cette évidence, trop souvent oubliée : on ne sait pas encore qui sera candidat à droite – ni à gauche. Combien y aura-t-il de « petits candidats » à droite et Éric Zemmour aura-t-il ses 500 parrainages ? Autrement dit, LR favorisera-t-il des candidatures capables de prendre des voix à Marine Le Pen, au risque de voir certains de ses propres électeurs voter pour d’autres que Valérie Pécresse ?

Rappelons aussi que les sondages, jamais aussi nombreux qu’aujourd’hui, n’ont jamais été aussi peu fiables, compte tenu de la façon dont ils sont réalisés et publiés.

Rappelons enfin que la victoire donnée pour acquise du président sortant ne l’est pas. En janvier 1981, Valéry Giscard d’Estaing était donné gagnant au second tour mais il perdit l’élection le 10 mai. Plusieurs événements pourraient survenir d’ici au printemps, qui bouleverseraient la donne : un effondrement de l’hôpital public (une possibilité bien réelle, compte tenu du délabrement du service public hospitalier qui inquiète d’ailleurs tant le pouvoir qu’il dicte sa stratégie sanitaire contre le Covid-19 depuis deux ans avec les confinements puis le tout-vaccination, officiellement justifiés pour éviter « l’engorgement » des hôpitaux) ; une forte vague de froid provoquant une panne générale d’électricité (pas improbable au vu de l’état des centrales nucléaires) ; un grave attentat terroriste (une éventualité que tout le monde redoute, même si la DGSI s’active plus que jamais pour l’empêcher) ; une crise financière et un brutal accroissement de la pauvreté (peu probable d’ici à avril mais pas impossible, le niveau d’endettement des États n’ayant jamais été aussi élevé).

Ces nombreuses incertitudes étant rappelées, nous conclurons sur les quelques éléments qui nous semblent assurés.

Tout d’abord, le second tour a toutes les chances de voir s’affronter un candidat ou une candidate défendant le néolibéralisme européiste, et un candidat ou une candidate défendant le nationalisme identitaire. Comme en 2017 parce que depuis cinq ans, l’affaiblissement et l’émiettement des gauches se sont encore accrus : le PS est moribond, les Verts sont incapables de parler aux classes populaires, Jean-Luc Mélenchon unit moins qu’il divise, etc. Mais dans cet affrontement très probable, qui représentera les deux familles de droite ? Là réside l’incertitude principale.

La famille nationaliste identitaire est devenue considérable dans la société (un tiers des suffrages exprimés en 2017, probablement plus encore aujourd’hui) mais ce gonflement a accru les impatiences et les divisions. Le RN est un parti faible en termes de structures militantes – les Le Pen ont toujours agi pour qu’il en soit ainsi afin de ne pas être contestés de l’intérieur – et Marine Le Pen reste marquée par sa médiocre prestation dans le débat d’entre-deux tours en 2017, mais elle garde un très fort ancrage populaire face à Éric Zemmour qui parle d’abord aux classes moyennes conservatrices et qui inquiète autant qu’il enthousiasme sa famille politique.

La famille néolibérale européiste est quant à elle solidement installée au pouvoir depuis des décennies et s’y maintiendra certainement en 2022. Elle apparaît toutefois divisée face à la manière de plus en plus personnelle et autoritaire de gouverner d’Emmanuel Macron. Cela s’inscrit certes dans le processus de grave dérive des institutions de la Ve République engendré par le passage au quinquennat et « l’inversion du calendrier électoral » en 2002, mais le président en exercice a poussé cette logique plus avant encore que Nicolas Sarkozy, au point d’avoir refusé de faire de LREM un vrai parti autonome et militant.

C’est une indéniable faiblesse face à LR qui reste une solide machine partisane, héritière de la puissante UMP et forte de milliers d’élus – ce qui a sans doute dissuadé bien des grands notables (dont ceux qu’Édouard Philippe cherche à regrouper dans Horizons) de rejoindre le parti présidentiel. Dès lors, si un événement du type de ceux que nous avons évoqués venait à se produire d’ici au mois d’avril, Valérie Pécresse deviendrait « naturellement » la candidate de rechange des classes dirigeantes auxquelles elle appartient sans l’ombre d’un doute : naissance à Neuilly, scolarité dans deux des plus grandes écoles privées (Sainte-Marie à Neuilly, Sainte-Geneviève à Versailles), HEC et ENA (2e de la promotion Condorcet en 1992), maître des requêtes au Conseil d’État, membre du cabinet du président Jacques Chirac à 31 ans, député des Yvelines, ministre de l’Enseignement supérieur (elle fit voter en 2007 la loi LRU, contestée par une large partie du monde universitaire) puis du Budget ; un grand-père psychiatre qui a soigné Laurence Chirac ; un mari qui est l’un des dirigeants d’Alstom et dont le grand-père paternel fut vice-président du Conseil national du patronat français dans les années 1970 ; et dans la fratrie, un ambassadeur, un général, un banquiers, un aristocrate… Qui pourrait douter qu’elle ne soit pas du sérail ?

Quels événements inattendus, en France et dans le monde, d’ici au 10 avril 2022 ? À droite, trois ou quatre candidats principaux ? Jean-Luc Mélenchon, principal candidat confirmé à gauche ? Combien de « petits candidats » et lesquels ? On l’aura compris, l’histoire n’est pas encore totalement écrite.


Gilles Richard

Historien, Professeur émérite, Président de la Société française d'histoire politique

Mots-clés

Droite