Cinéma

Le point de vue des émeutiers –
sur Kindertotenlieder de Virgil Vernier

écrivaine

Au moment où sort en salle son nouveau documentaire, Nous, et dans la continuité de la « Cinémathèque idéale des banlieues du monde », Alice Diop propose avec le Centre Pompidou et les Ateliers Médicis un cycle de douze séances, invitant pour chacune des artistes de sa constellation personnelle. Parmi eux, Virgil Vernier, pour son court-métrage Kindertotenlieder, une collection d’images sidérantes diffusées dans le journal de 20 heures de TF1 pendant les émeutes de 2005.

En 2005, nous n’avions pas encore CNews, ni BFM TV – c’étaient des médias naissants (CNews sous le nom d’I-Télé), qui n’avaient pas la valeur de phénomènes qu’ils ont aujourd’hui. Nous n’avions pas encore ces choix embarrassants, et le niveau mainstream de l’information, son image médiane pourrait-on dire, reflet et matrice de l’actualité, se situait dans l’espace du 20h de TF1 pendant l’office quotidien – cela paraît un autre monde – du journaliste Patrick Poivre d’Arvor. Ainsi, au rendez-vous des émeutes qui suivirent la « mort pour rien », déchirante et scandaleuse des adolescents Zyed Benna et Bouna Traoré le 27 octobre à Clichy-sous-Bois, ce sont les caméras de cette chaîne qui furent le plus largement impliquées et surtout, du point de vue de l’audience nationale, le plus largement reçues.

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Le film de Virgil Vernier, Kindertotenlieder (« Chant pour la mort des enfants », d’après Gustav Mahler), court-métrage fascinant qui s’est fait connaître au dernier festival Cinéma du Réel et qu’on retrouve de nouveau au Centre Pompidou (Carte Blanche à Alice Diop) et aux Ateliers Médicis dans les prochaines semaines, permet de ressaisir aujourd’hui ces images, leur portée destructrice, et de revivre le saccage de la ville comme le produit d’une guerre médiatique dont nous ne sommes pas sortis.

Le film a été initié par l’écrivain et éditeur Éric Reinhardt, enfant de Clichy-sous-Bois à qui la mairie a confié la direction artistique d’un ensemble d’œuvres qui accompagnent la disparition programmée du quartier du Chêne-Pointu – celui-là même où ont démarré les émeutes. Seize ans après les faits, ces violences et leur captation apparaissent comme le seuil d’une ère sordide pour les banlieues, la continuation de leur délabrement et la lassitude ordinaire entrant dans une phase d’aggravation, puisque 2005 marque le moment où les stigmates socio-économiques se renforcent d’un mépris de la part de l’État et des grands médias qui ne s’est toujours pas démenti.

Le titre de Virgil Vernier, mais aussi toute sa texture musicale, rend les séquences montrées à une rythmique parfois contemplative et met en son cœur le souvenir de Zyed et Bouna, rappelant le deuil qui est à la source des faits. En restaurant ainsi le respect qui est dû à cette douleur, celle des parents, des victimes, des habitants de la ville, le cinéaste procède aussi à une expérience saisissante à partir des archives de TF1, qu’il monte en les débarrassant de la voix off des journalistes – comme s’il les avait dessoudées au fer.

Ôtées à ce guidage lénifiant, les images, les voix des acteurs et des témoins du drame semblent renaître sous nos yeux, crépiter à neuf dans le silence électronique qu’est devenue la bande-son. Le résultat permet d’observer crument une information fabriquée avec un mélange de sérieux, de paresse, et de partialité qui rend songeur. Le fait que TF1 ait accepté de transmettre ses archives en vue de ce traitement cinématographique prouve d’ailleurs la bonne foi, le sentiment du travail bien fait porté par les représentants de la chaîne.

Le film rassemble au premier plan les destructions qui s’accumulent et qui sidèrent : les caméras bégayent à l’infini la montée des flammes, ainsi que la collecte au petit matin des cadavres de voitures, des cadavres d’autobus, les écoles et les magasins détruits, ainsi que les propos des habitants consternés, meurtris. Mais à force de regarder ces flammes, et les silhouettes noires des émeutiers qui s’en détachent, on constate aussi leur curieuse absence du dispositif. Jamais les émeutiers ne sont interviewés, jamais les journalistes ne sont capables de créer des liens sur place permettant d’écouter leur témoignage. Ils sont là comme la verticalité des immeubles, comme le béton des parkings, ou l’éclairage public : des phénomènes urbains, atmosphériques.

Les violences d’octobre à novembre 2005 ont marqué un tournant médiatique dans le traitement des banlieues.

Le travail des journalistes est indexé sur celui des policiers : pendant les affrontements, leurs boucliers forment le premier plan, jamais dépassé ou filmé en miroir – comme ils le seraient pour n’importe quel conflit dans le monde que la presse essayerait de couvrir sur plusieurs fronts. Associée à un certain bêtisier des images, notamment une opération de communication dans une mairie, où une réunion publique est organisée en présence des caméras pour équiper les habitants de Clichy-sous-Bois en extincteurs individuels, cette lacune du regard des principaux acteurs témoigne d’une flemme, d’une lâcheté, ou d’un parti pris journalistique consternants.

Une autre séquence d’images est absente et restera toujours absente de ce récit du drame. La poursuite de Zyed et Bouna par les policiers, puis leur abandon sur le site d’EDF, manque et obsède ceux qui les pleurent. Les procès qui ont suivi ont opposé parole contre parole et permis la relaxe des agents qui avaient constaté l’entrée des deux enfants dans l’enceinte sans intervenir. À cette absence de preuve irréparable s’oppose ce montage inquiétant d’images journalistiques nocives par leur négligence, la grossièreté avec laquelle elles ont servi et qui servent déjà les intérêts politiques de Nicolas Sarkozy préparant sa campagne présidentielle sur le thème de l’insécurité.

Ces images-là sur TF1 existent et sont conscientes d’elles-mêmes, de leur tâche. Virgil Vernier a raison de leur faire subir ce traitement, de les malmener, de les passer par le feu, alors qu’elles préparent un terrain médiatique qui va polariser la banlieue, qui stigmatise l’adolescence des milieux populaires sans lui concéder l’effort de l’enquête. Les suites sur le long terme ne sont pas anodines, de cette coïncidence entre un certain point de vue journalistique et celui des policiers.

En 2018, rappelons comment le sentiment de leur bon droit a pu autoriser des policiers à filmer eux-mêmes, pour se moquer et partager entre eux, la façon dont ils humiliaient des adolescents de Mantes-la-Jolie qu’ils avaient interpelés suite à des actes incendiaires et à des rixes – « Voilà une classe qui se tient sage », commente le policier-filmeur, son smartphone balayant les têtes de dizaines de garçons mis à genoux, mains dans le dos ou derrière la tête sur un sol nu.

Les violences d’octobre à novembre 2005 ont marqué un tournant médiatique dans le traitement des banlieues, ce qui fut immédiatement perçu par les citoyens discriminés, comme le prouve la création la même année du Bondy Blog, site d’information « de l’intérieur » acéré et vivace sur les quartiers populaires, et qui s’est implanté durablement et avec succès dans le paysage médiatique.

Quant aux images des gestes meurtriers, blessants, avilissants, elles ne sont pas condamnées à l’absence : en avril 2020, un passant a filmé des policiers qui insultaient un suspect alors qu’il s’était jeté dans la Seine pour leur échapper, en lui lançant « un bicot comme ça, ça nage pas » et en suggérant de lui mettre un boulet au pied, avant de le repêcher pour l’emmener au poste – et cette vidéo a permis la mise en examen du policier qui avait prononcé les injures. C’était seulement un mois avant que de l’autre côté de l’Atlantique, le supplice de George Floyd soit également filmé par des témoins, notamment par une jeune fille de dix-huit ans nommée Darnella Frazier (qui a reçu pour son geste un Prix Pullitzer spécial), et que cette mort déclenche un mouvement international contre les violences policières racistes.

« Casser tout ce qui bouge, brûler, pour que tout le monde se réveille » – ce bréviaire de l’émeute, crié à un moment en voix-off dans le film de Virgil Vernier, est à entendre dans sa dignité. « Que tout le monde se réveille » est un but noble, une nécessité en démocratie, et elle a une force subversive immense dont la charge d’agressivité, la difficulté, le courage ne peuvent être négligés. Il faut lire ce slogan dans sa réciprocité, à travers la forme de violence, et la capacité à répondre à la violence incombant à tous ceux qui créent, filment, écrivent. Dessouder les images de TF1 hier et aujourd’hui, ou d’autres images, d’autres mots qui nous avilissent dans le flux d’aujourd’hui, questionner l’arrogance de certains médias, représenter les gestes qui sont occultés, c’est à cela que nous convoquent encore, seize ans après, la mort des deux adolescents de Clichy-sous-Bois.

 

NDLR : Kindertotenlieder sera présenté au Centre Pompidou le lundi 14 février à 17 heures, à l’occasion d’une projection de plusieurs courts-métrages suivie d’une conversation entre Virgil Vernier et Alice Diop, et aux Ateliers Médicis à Clichy-sous-Bois le lundi 28 mars à 19 heures avec le film La fin des rois de Rémi Brachet, en présence de Virgil Vernier, Rémi Brachet et Éric Reinhardt.


Cloé Korman

écrivaine