Société

Recueillons les « étranger.es » qui étudiaient en Ukraine !

Socio-démographe, Sociologue

L’Ukraine représente depuis 1991 un important pôle d’accueil pour les populations estudiantines d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie. À l’instar des citoyens ukrainiens, les vies de ces personnes ont basculé le 24 février dernier, et elles se retrouvent depuis lors dépossédées des droits dont elles bénéficiaient en Ukraine. Il est urgent que la France, qui a récemment restreint considérablement les conditions d’accès à l’enseignement supérieur des étudiant.es étranger.es, les recueille dignement.

En France, des associations, des syndicats étudiants et des mouvements de jeunesse des partis politiques viennent d’interpeller les pouvoirs publics et les universités en particulier au sujet de l’accueil des étudiant.es étranger.es fuyant la guerre en Ukraine. Cette alerte est la chambre d’écho des appels lancés par ces étudiant.es, leurs familles et les pouvoirs publics de leur pays d’origine depuis le déclenchement de la guerre. Elle rejoint l’inquiétude de plus en plus largement partagée depuis plusieurs semaines par la plupart des institutions actrices de l’enseignement supérieur et de la recherche en Europe.

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Nous parlons ici à dessein de la situation des étudiant.es étranger.es et non pas de celle des étudiant.es internationaux. Ces deux termes ne sont pas synonymes et décrivent deux conditions différentes. Elles renvoient aux catégorisations implicites ancrées dans les inégalités Nord-Sud et les hiérarchies post-coloniales. Dans le jargon des acteurs politiques européens, notamment ceux de l’enseignement supérieur, les étudiant.es étranger.es désignent généralement les personnes originaires des anciennes colonies et des pays dits du Sud, alors que les étudiant.es internationaux, ou encore expatriés, renvoient à celles et ceux venant de pays du Nord ou dit émergents.

L’implicite de cette bicatégorisation réside dans la réactivation de la notion mortifère de « risque migratoire », autrement dit la méfiance que subissent les étudiant.es racisé.es originaires des pays dit du Sud, suspecté.es à toutes les étapes de leur parcours de formation d’être des « faux étudiants », des migrant.es économiques en puissance, susceptibles de s’installer et de rester travailler irrégulièrement dans le pays de destination.

Si, dans la plupart des pays européens, les gouvernements ont très rapidement mis en place des dispositifs d’accueil et des procédures d’urgence pour permettre aux étudiant.es et aux académiques de nationalité ukrainienne de poursuivre autant que possible leurs formations ou leurs activités d’enseignement, la situation spécifique des étudiant.es étranger.es, notamment ceux issus d’Afrique, de Moyen-Orient et d’Asie, est encore très confuse.

Plus de 60 000 étudiant.es étranger.es en 2020 en Ukraine

Sur les 80 000 étudiant.es en mobilité internationale en Ukraine, plus de 60 000 relèvent de la catégorie d’étudiant.es étranger.es au sens où nous l’avons défini plus haut. Depuis 1991, l’Ukraine représente un important pôle d’attraction pour ces dernier.es, venant notamment d’Asie et d’Afrique. Le pays a continué à miser sur une politique volontariste d’ouverture de ses universités au plan international, poursuivant ainsi la tradition initiée durant la période soviétique. Pendant toute la guerre froide, le régime soviétique a beaucoup investi dans l’enseignement supérieur et a promu une volonté politique délibérée d’attirer des étudiant.es issus des pays dits du Sud, principalement des pays africains, asiatiques et latino-américains.

Comme le souligne Constantin Katsakioris (2019), l’accueil de ces étudiant.es étranger.es avait un double objectif. D’une part former des « cadres nationaux » prosoviétiques et favorables au socialisme, et d’autre part afficher une solidarité internationaliste envers les pays victimes de l’impérialisme, tout en instaurant des relations bilatérales avec des États postcoloniaux. Ainsi, entre les années 1950 et la chute du mur en 1989, ce sont des milliers d’étudiant.es originaires des pays arabes et africains qui ont été formés dans les universités soviétiques[1]. L’Ukraine a donc à la fois perpétué cette tradition et plus largement a pris sa place dans le marché international des économies de la connaissance, au sein duquel l’accueil des étudiant.es étranger.es reste un enjeu économique et politique de taille.

Alors que l’accès aux universités d’Europe de l’Ouest a été rendue de plus en plus complexe et coûteuse dans les dernières décennies[2], l’Ukraine est réputée pour avoir l’un des systèmes d’enseignement supérieur le plus abordable financièrement et le plus accessible du point de vue des conditions de visa sur l’ensemble du continent. Malgré la guerre déclenchée en 2014, le nombre d’étudiant.es étranger.es dépassait, d’après les données de l’UNESCO, les 61 000 en 2020, alors qu’ils étaient 37 600 en 2010, soit une augmentation de plus de 60% en dix ans[3].

Les étudiant.es indien.nes représentent la première population étudiante étrangère en Ukraine. Selon les chiffres de l’UNESCO pour l’année 2020, elles et ils arrivent en tête de classement (14 383), devant les étudiant.es marocain.nes (5 721), ceux d’Azerbaïdjan (4 718), de Turkménistan (4 304) et ceux de Nigéria (3 302). La plupart de ces étudiant.es sont inscrit.es en Licence et en Master, majoritairement dans des filières de Santé (Médecine, Dentaire, Pharmacie), de Droit, d’Architecture et d’Économie. Elles et ils sont essentiellement inscrit.es dans des universités publiques dans la plupart des grandes villes du pays : Kharkiv, Kyiv, Odessa, Zaporizhia, Vinnytsia pour les principales.

« We are international students »

Dès les premiers jours de la guerre, on a vu circuler des informations et des images de témoignages de ces étudiant.es fuyant, en même temps que la population ukrainienne l’invasion russe. Le cas « particulier » des étudiant.es originaires d’Afrique et de Moyen-Orient a très vite fait l’objet de plusieurs articles et reportages, à travers lesquelles ce groupe d’étudiant.es étranger.es dénonçaient le traitement différencié et discriminatoire auquel elles et ils étaient confronté.es lors de leur fuite à travers l’Ukraine pour rejoindre et passer les frontières du pays.

Outre la situation de peur et de traumatisme générée par les bombardements et les violences de guerre, ces étudiant.es ont dénoncé des actes de racisme et de xénophobie subis aux frontières, notamment en Pologne ou en Roumanie. Certain.es se sont vu refoulé.es ou encore enfermer dans des centres de rétention, victimes du double standard et du racisme intrinsèque à la gestion européenne de migrations internationales.

Les réseaux sociaux d’abord, les médias et les pouvoirs publics des pays d’origine ensuite ont rapidement dénoncé ces situations et haussé le ton après quelques jours. Les ambassadeurs du Gabon et de la Côte d’Ivoire ont pris la parole à l’ONU pour dénoncer les discriminations subies lors de cet exode, dénonçant des actes de racisme évidents. Dès la fin du mois de février, l’Union Africaine et les Nations Unies, à travers le HCR, ont aussi dénoncé cette situation. Des familles ont manifesté dans plusieurs pays du Maghreb pour demander à l’État de mettre en place des dispositifs de rapatriement de leurs enfants.

Des évacuations ont finalement pu se mettre en place. Plusieurs pays ont affrété des bus vers les frontières des pays limitrophes de l’Ukraine pour récupérer leurs ressortissants. Toujours grâce aux réseaux sociaux, les informations circulent rapidement, notamment sous le hashtag #AfricanInUkraine. Elles ont permis à nombre d’étudiant.es étranger.es de se mettre à l’abri en évitant les route et les points de passage les plus à risques de refoulement ou de mauvais traitements. Les étudiant.es resté.es en Ukraine ont pu bénéficier de la solidarité de la population bloquée elle aussi sur place. Il reste cependant très difficile de recenser toutes ces situations.

Et maintenant, on va où ?

Après plus d’un mois et demi de guerre, c’est l’ensemble du système d’enseignement supérieur ukrainien qui tente d’assurer la continuité académique malgré les combats. Le gouvernement ukrainien a ainsi créé, le 29 mars 2022, un réseau virtuel, l’Ukrainian Global University, en partenariat avec plusieurs universités à travers le monde, et certains enseignant.es parviennent à maintenir le lien à distance avec leurs étudiant.es.

Toutefois, si d’autres étudiant.es sont toujours bloqué.es en Ukraine dans les villes assiégées, plusieurs d’entre elles et eux se retrouvent dans des situations extrêmement dangereuses aux frontières du pays, balloté.es entre la Pologne et la Biélorussie, partageant les souffrances des familles coincées dans cette nasse cet automne.

Pour celles et ceux ayant réussi à passer la frontière, notamment de la Pologne, plusieurs d’entre elles et eux relatent qu’elles et ils se sont vu confisquer leurs papiers et leur téléphone. Par conséquence, elles et ils se sont retrouvé.es exclu.es des dispositifs de prise en charge réservés aux ressortissants ukrainiens et parfois même enfermé.es et placé.es dans des centres de rétention pour migrant.es en situation irrégulière.

Ce sont d’ailleurs, de manière assez significative, l’Organisation Internationale des Migrations (OIM) et l’Agence Frontex qui ont pris en charge les rapatriements humanitaires des ressortissants non européens alors que le Haut-Commissariat aux Réfugiés (UNHRC) est en charge des réfugié.es ukrainien.nes.

Par ailleurs, si quelques étudiant.es ont pu obtenir des visas pour entrer dans certains pays de l’UE, d’autres, qui ne souhaitent pas retourner dans leurs pays d’origine et qui tiennent à leur projet migratoire pour études, ont rejoint ces pays à titre individuel, se retrouvant ainsi dans des situations administratives extrêmement compliquées. Éparpillé.es en Belgique, en Allemagne, en Espagne ou en France, ces étudiant.es ne savent ni quoi faire ni où aller, incertain.es quant à leur avenir universitaire et assujetti.es à une forte précarité économique et juridique.

Les lacunes du dispositif d’accueil mis en place en France

Face à la guerre, les pays de l’UE ont, dès le 4 mars 2022, instauré une « protection temporaire » pour toutes les personnes fuyant l’Ukraine. Cette dernière est une autorisation provisoire de séjour qui garantit une protection immédiate de 90 jours aux personnes arrivant sur le territoire européen afin qu’elles puissent y résider légalement et déposer, si elles le souhaitent, une demande de titre de séjour plus pérenne.

Dans le cas de la France, pour accéder à ce statut, il est nécessaire de se présenter à la préfecture de département de son lieu d’hébergement et d’y déposer un dossier complet et recevable. La complétude et la recevabilité étant, comme il est de coutume après plusieurs décennies de politique de guichet délétère[4], laissées à l’appréciation des agents de préfecture. Ces derniers disposent d’un pouvoir discrétionnaire considérable, dépendant totalement de leur propre interprétation des lois, de leur jugement et leur appréciation personnelle à l’égard des « candidats à l’immigration ». L’expérience montre qu’il s’exerce de manière particulièrement pointilleuse pour les étudiant.es étranger.es.

Un mois après le début de la guerre et face à son inéluctable inscription dans la durée, la Direction Générale de l’Enseignement Supérieur et de l’Insertion Professionnelle (DGSIP) a publié, le 22 mars 2022, une circulaire cadrant les conditions d’accueil des « étudiants déplacés d’Ukraine bénéficiaires de la protection temporaire » dans les établissements d’enseignement supérieur français. Ce texte précise ainsi les conditions et les mesures prises pour accueillir ces étudiant.es, en termes de droit au séjour, de logement, de sécurité sociale et d’aides financières. Malheureusement, il est à craindre que le traitement de suspicion qui est généralisé pour les migrant.es originaires des pays dits du Sud vienne mécaniquement s’appliquer à eux.

Ce dispositif « exceptionnel de protection temporaire » s’applique aux étudiant.es se trouvant dans les quatre situations suivantes : (1) aux étudiant.es ukrainien.nes résidant en Ukraine avant le 24 février 2022, (2) aux étudiant.s non-ukrainien.nes qui bénéficiaient déjà en Ukraine du statut de réfugié.es et y résidaient avant le 24 février 2022 , (3) aux étudiant.es non-ukrainien.nes qui résidaient en Ukraine avec un titre de séjour et ne sont pas en mesure de retourner dans leur pays d’origine, et enfin (4) aux membres des familles des personnes relevant des cas précédents. C’est bien évidement ce troisième cas, extrêmement flou, qui pose problème et ouvre la porte à l’arbitraire des refus de droits. On le voit déjà à l’œuvre dans certaines préfectures.

Et quand bien même les étudiant.es qui auraient réussi à gagner le territoire français arrivaient à faire valoir leurs droits à la protection temporaire, il faudra encore qu’ils et elles puissent obtenir un titre de séjour pour poursuivre leurs études en France. Or suite à la validation par le Conseil d’État en juillet 2020 de la mal nommée stratégie « Bienvenue en France » instaurant une augmentation substantielle[5] des frais de scolarité pour les seul.es étudiant.es étranger.es ressortissant.es de pays hors Union européenne[6], les conditions pour étudier en France sont évidemment financièrement beaucoup plus difficiles qu’en Ukraine. C’est, on l’a dit plus haut, l’une des raisons de l’attractivité des universités ukrainiennes.

Quel avenir pour ces étudiant.es étranger.es ?

Globalement, les étudiant.es qui n’ont pas pu retourner dans leur pays d’origine ou qui souhaitent poursuivre leur cursus en Europe sont actuellement en train d’être transformé.es en exilé.es, privé.es des droits dont ils et elles bénéficiaient en Ukraine : droit au séjour et droit à l’éducation. De très nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer cette situation et leur accorder clairement le même statut que les étudiant.es ukrainiens en levant clairement les barrières administratives et physiques mises sur leur route.

Ce sont les projets et les formations de quelques milliers d’étudiant.es africain.es notamment qui se sont écroulés avec le déclenchement de la guerre en Ukraine. La question n’est pas tant de savoir s’ils et elles peuvent retourner dans leur pays ou non. L’enjeu est de leur permettre, de la même manière que les étudiant.es ukrainien.nes, de mener à bien les parcours de formation dans lesquels elles et ils s’étaient engagé.es.

Mais peut-être encore plus fondamentalement, c’est le projet et l’ambition de la politique ukrainienne d’accueil et d’ouverture internationale qu’il s’agit de préserver pour la suite et la reconstruction du pays. Au-delà d’une simple politique du cas par cas qui est en train de se mettre en place dans les établissements d’enseignement supérieur en France et dans les autres pays de l’UE, la question des étudiant.es étranger.es devrait être explicitement intégrée à la mobilisation internationale en cours pour sauvegarder le système universitaire ukrainien.


[1] Katsakioris Constantin, 2016, « Les étudiants de pays arabes formés en Union soviétique pendant la Guerre froide (1956-1991) », Revue européenne des migrations internationales, vol. 32, n°2, pp. 13-38

[2] Kabbanji Lama et le collectif Étrangèr-es et division internationale du travail scientifique, 2021, « Ultra-sélection à l’université », Plein Droit, vol. 130, n°3, pp. 15-18

[3] UNESCO, données de 2020

[4] Spire Alexis, 2005, Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France (1945-1975), Grasset

[5] Les étudiants étrangers issus des pays hors Union européenne doivent désormais s’acquitter de 2 770 euros pour s’inscrire en licence (contre 170 euros auparavant) et de 3 770 euros pour un master (au lieu de 243 euros) ; soit des frais d’inscription 16 fois plus élevés que pour leurs homologues européens

[6] Bréant Hugo, Jamid Hicham, 2019, « “Bienvenue en France”… aux riches étudiants étrangers », Plein Droit, 123, 4, p. 11-14

Armelle Andro

Socio-démographe, Professeure à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheure associée à l’Institut Convergence Migrations

Hicham Jamid

Sociologue, Post-doctorant à l'Institut de recherche pour le développement

Notes

[1] Katsakioris Constantin, 2016, « Les étudiants de pays arabes formés en Union soviétique pendant la Guerre froide (1956-1991) », Revue européenne des migrations internationales, vol. 32, n°2, pp. 13-38

[2] Kabbanji Lama et le collectif Étrangèr-es et division internationale du travail scientifique, 2021, « Ultra-sélection à l’université », Plein Droit, vol. 130, n°3, pp. 15-18

[3] UNESCO, données de 2020

[4] Spire Alexis, 2005, Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France (1945-1975), Grasset

[5] Les étudiants étrangers issus des pays hors Union européenne doivent désormais s’acquitter de 2 770 euros pour s’inscrire en licence (contre 170 euros auparavant) et de 3 770 euros pour un master (au lieu de 243 euros) ; soit des frais d’inscription 16 fois plus élevés que pour leurs homologues européens

[6] Bréant Hugo, Jamid Hicham, 2019, « “Bienvenue en France”… aux riches étudiants étrangers », Plein Droit, 123, 4, p. 11-14