Écologie

Adorée ou détestée, la gratuité des transports mérite mieux

Journaliste

« La gratuité, ça ne fonctionne pas », « Rien n’est jamais gratuit » – la gratuité des transports pâtit de nombreuses affirmations à l’emporte-pièce, phénomène qui nuit à la sérénité du débat de fond et ralentit l’accroissement des connaissances y afférentes. Loin de ne constituer qu’une lubie de gauche, il faut considérer la gratuité pour ce qu’elle est : une politique publique comme une autre, absolument pas utopique, ni miraculeuse mais très utile pour résoudre certains types de problèmes sur certains territoires.

Ils sont trois. Trois candidats à l’élection présidentielle à avoir proposé la gratuité des transports en commun comme solution à la hausse du prix du carburant. Yannick Jadot (EELV) l’a évoquée début avril 2022, comme une mesure d’urgence, pendant six mois, afin de « réduire les dépenses des Français, faire des économies d’énergie et abaisser les importations de carburants » emboîtant ainsi le pas d’un Jean-Luc Mélenchon (LFI) qui prône « la gratuité totale des transports en commun, aussi longtemps que dure la crise des carburants ». Fabien Roussel (PC) avait dégainé le premier, inscrivant dans son programme (mesure 50) les transports collectifs urbains comme une « priorité de l’action publique » et précisant que « leur gratuité sera instaurée et financée par une extension et une augmentation du versement transport payé par les grandes entreprises ».

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Trois candidats de gauche donc, alors que la gratuité des transports ne saurait être qualifiée d’idée de gauche. En effet, dans plusieurs villes, ce sont des maires de droite qui l’ont décidée ou s’en font aujourd’hui les défenseurs.

Durant le confinement lié au Covid, la gratuité a aussi été considérée comme un recours temporaire valable. Toulouse, Montpellier, Bayonne, Bordeaux, Carcassonne, Charleville-Mézières, Dieppe… Une kyrielle de villes (de tous bords politiques là encore) ont alors officiellement rendu leurs réseaux de transport gratuits. La mesure relevait de l’urgence sanitaire : supprimer toute transaction financière permettait de protéger les conducteurs en écartant un vecteur de transmission important. La gratuité a aussi contribué à maintenir l’attractivité de transports en commun vidés de leurs usagers.

Une politique publique qui a le vent en poupe

C’est un fait : en France, la gratuité des transports a le vent en poupe. Et surtout, elle fait parler. Après les « historiques » Compiègne, Aubagne et Châteauroux, Niort (2017) a entraîné dans son sillage Dunkerque (2018), Calais (2020) et tout récemment Douai à rejoindre le club plus si fermé des « villes du transport gratuit ».

Actuellement, au total, 37 territoires (principalement des agglomérations) pratiquent une gratuité totale de leur réseau de transport en commun : la gratuité y est effective tous les jours de semaine, pour toutes et tous, sans critère d’âge, de lieu de résidence ou de situation financière. Difficile de continuer à évoquer un épiphénomène ne concernant qu’une poignée de petites et moyennes villes comme on le lit encore souvent…

Les formes de gratuité sur critères, elles, explosent un peu partout. De quoi s’agit-il ? De gratuités instaurées durant un laps de temps (temporairement, certains jours de la semaine, uniquement le week-end) ou réservées à une tranche d’âge – les moins de 18 ans, les 18-25 ans, les plus de 60 ans…

Autant de territoires que de raisons d’instaurer la gratuité

Pourquoi certains maires font-ils le choix de la gratuité ? Il est intéressant de constater que partout où la gratuité est discutée, proposée ou instaurée, les raisons varient. À Châteauroux, l’actuel maire, Gil Averous (LR), raconte avec humour comment son prédécesseur, Jean-François Mayet (également de droite), a d’abord envisagé la gratuité comme une réponse sociale. « Son objectif était aussi de rendre plus attractive et efficace l’offre de transports collectifs. En revanche, son but n’était pas de restreindre l’usage de la voiture, d’autant qu’il était concessionnaire automobile ! » À Dunkerque, la volonté politique du maire (sans étiquette) était elle aussi clairement affichée : rendre du pouvoir d’achat aux habitants de cette agglomération populaire tout en résolvant un problème de réseau de transport à la fois inefficace et largement sous-utilisé. Le seul objectif chiffré était d’augmenter la fréquentation des bus de 100 %. Il a été atteint.

En 2023, Montpellier deviendra la première métropole française à passer le cap. La mesure figurait dans le programme électoral de Mickaël Delafosse qui, une fois élu, n’a pas tardé à annoncer qu’il tiendrait sa promesse. Interviewé par Urbis le Mag en août 2020, le maire (PS) a justifié son choix de la gratuité par sa volonté de réconcilier les classes populaires avec l’écologie : « La gratuité concilie l’action climatique tout en offrant une réponse sociale aux besoins de mobilités des moins riches. » Cette gratuité, Mickaël Delafosse a souhaité la réserver aux seuls habitants de la métropole montpelliéraine car « c’est une façon de justifier les impôts dont ils s’acquittent ». Les visiteurs et les touristes devront, eux, continuer à payer pour emprunter les bus et les tramways.

Des schémas idéologiques plus que des faits étayés

On le voit, à l’échelle du pays, la gratuité des transports, qu’elle soit temporaire ou durable, totale ou sur critères, fait désormais partie du paysage. À ce titre, elle peut légitimement être considérée comme une politique publique qui compte. Pourtant, les experts de la mobilité continuent à s’étriper à son sujet. Les arguments échangés entre pro et anti-gratuité sont aussi nombreux que les contre-vérités énoncées. Difficile d’y voir clair tant le débat est passionné, donnant davantage à voir des schémas idéologiques solidement ancrés que des faits étayés.

Le grand public s’en mêle joyeusement : la gratuité est de ces sujets sur lesquels tout un chacun a un avis et se sent autorisé à le faire valoir. Sur les réseaux sociaux, où les verrous sautent et les critiques pleuvent sans pitié, nos trois candidats à la présidentielle ont été largement moqués pour leur proposition « stupide ». Car en résumé, « tout le monde » (à remplacer au choix par « tous les chercheurs sérieux » ou « tous les experts ») sait bien que « la gratuité, cela ne fonctionne pas » ou que « la gratuité n’a jamais fait la preuve de son efficacité sur le report modal » mais encore « ce que veulent les usagers, c’est l’efficacité et la qualité du réseau, ce que ne permet pas la gratuité » sans oublier « la gratuité n’est pas soutenable financièrement »… Le très prisé « rien n’est jamais gratuit » permettant de clore toute discussion avec un internaute plutôt favorable à la mesure.

Étudions la gratuité, multiplions les études, lançons des évaluations

« Gratuité des transports en commun ? Circulez, il n’y a rien à voir ! », semblent donc hurler de concert les opposants à la gratuité. Et si, au contraire, on s’attardait sur le sujet ? Étudions la gratuité, multiplions les études, lançons des évaluations ! Le but est bien d’arrêter d’asséner sans preuves. Car dans les faits, encore bien trop peu d’études rigoureuses et scientifiques ont été menées.

L’Observatoire des villes du transport gratuit est né sur la base de ce constat, en 2019, à l’initiative conjointe de l’agence d’urbanisme de la région Flandre-Dunkerque (AGUR), de la Communauté urbaine de Dunkerque et de l’association de chercheurs VIGS. Il poursuit aujourd’hui trois objectifs principaux : améliorer l’état des connaissances concernant la gratuité – quels territoires l’ont adoptée, en France comme au plan international, et selon quelles modalités –, suivre en temps réel l’évolution de la gratuité et enfin, évaluer les effets des politiques publiques de transport gratuit.

Plusieurs méthodologies d’évaluation de la gratuité des transports coexistent actuellement en France. Dans les territoires où la gratuité des transports s’applique déjà, on observe que ce sont davantage des évaluations qualitatives, utilisant des méthodes d’analyse des politiques publiques, qui sont menées. Dans les territoires où la gratuité n’existe pas, des évaluations ex ante, à partir de modèles et de méthodes quantitatives, issues de l’analyse socio-économique, prévalent.

Quelles sont les limites des travaux d’évaluation menés ?

En 2021, un financement de l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) a permis à l’Observatoire de confier à la chercheure en sciences politiques Julie Vaslin l’écriture d’une note critique sur les méthodes d’évaluation de la gratuité dans le but de répondre à trois questions :  qu’arrive-t-on aujourd’hui réellement à évaluer ? Quelles zones d’ombre subsistent ? Et enfin, quelles pistes envisager pour mieux évaluer les politiques de gratuité ?

Pour travailler, Julie Vaslin s’est notamment focalisée sur deux exemples : l’évaluation réalisée sur le réseau lyonnais, commandée en 2019 par le Sytral (syndicat mixte des transports pour le Rhône et l’agglomération lyonnaise) au laboratoire d’économie des transports LAET, et celles réalisées en 2017 puis en 2019 sur le réseau de l’agglomération dunkerquoise par l’association de chercheurs VIGS à la demande de la Communauté urbaine de Dunkerque.

La chercheure a rencontré les pilotes de ces évaluations respectives : Bruno Faivre d’Arcier, économiste, chercheur au LAET, et Maxime Huré, politiste, maître de conférences à l’Université de Perpignan et président de VIGS. Le but étant de faire porter à ces experts un regard réflexif sur les choix opérés dans leurs études et la manière dont ils les avaient conduites.

Le laboratoire de recherche mobilisé (LAET) affiche un positionnement sans ambiguïté : il défend un modèle de réseau lyonnais payant jugé « vertueux », selon les mots de Bruno Faivre d’Arcier. Et « le contexte de la commande politique est clairement défavorable à la gratuité », résume Julie Vaslin. Maxime Huré répond pour sa part à une commande favorable à la gratuité : documenter la mise en œuvre de la politique publique dans le but de l’essaimer ailleurs, accompagner scientifiquement la construction d’un modèle d’action publique et, aussi, communiquer favorablement.

La politiste conclue que les méthodes utilisées et les résultats obtenus par les évaluations s’avèrent étroitement liés à la commande initiale et au contexte. Sa note met en lumière l’importance des jeux d’acteurs à l’œuvre en matière d’évaluation de la gratuité. Un exercice particulièrement informatif…

Un ouvrage pour démonter les idées reçues sur la gratuité des transports

Autre exercice particulièrement informatif, celui consistant à détricoter les principales idées reçues sur la gratuité des transports. Des chercheurs et des experts de l’Observatoire des villes du transport gratuit se sont attelés à ce chantier face à la répétition, dans les discours et dans les médias, d’affirmations à l’emporte-pièce soit dénuées de fondement, soit insuffisamment nuancées. Ce phénomène nuit à la sérénité du débat de fond et ralentit l’accroissement des connaissances sur la gratuité, tant il occupe l’espace médiatique.

Parmi les plus fréquemment répétées de ces idées reçues figurent : la gratuité des transports n’est possible que dans les petites villes ; la gratuité sacrifie la qualité du réseau ; les conditions de travail des conducteurs sont dégradées par la hausse des incivilités engendrée par la gratuité ; avec la gratuité, les gens marchent moins ; la transports gratuits sont remplis de cyclistes ; la gratuité est une mesure écologique ; la gratuité a échoué à favoriser un report modal depuis la voiture vers les transports en commun…

Le fruit de ce travail a été réuni dans un ouvrage, intitulé « La gratuité des transports, une idée payante ? » paru aux éditions Le bord de l’eau. L’objectif des autrices et des auteurs tient en quelques phrases : permettre de considérer la gratuité pour ce qu’elle est – une politique publique comme une autre, absolument pas utopique, ni miraculeuse mais très utile pour résoudre certains types de problèmes sur certains territoires. À Dunkerque, début 2022, 92 % des usagers du réseau de transport DK bus faisaient d’ailleurs part de leur satisfaction.


Vanessa Delevoye

Journaliste, Co-pilote de l’Observatoire des villes du transport gratuit

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