Politique

L’extrême centre est un extrémisme

Philosophe

Dans l’entre-deux-tours, Emmanuel Macron a qualifié son projet d’« extrême centre » tentant ainsi d’invalider la charge de ce syntagme habituellement mobilisé contre lui. Une revendication positive de l’expression qui ne saurait faire oublier la nature extrémiste de cette idéologie : favoriser l’essor de souverainetés privées au service desquelles se place l’État, au détriment de l’équité sociale et d’un rapport intelligent au vivant.

Au sens moral comme programmatique, l’extrême centre est un extrémisme. Le président français pourra jouer de l’expression comme il le fait pour tant de syntagmes, en se disant lui-même d’« extrême centre » en pleine campagne électorale, et revendiquant, pour la neutraliser, l’étiquette qui l’accuse[1], il ne la désarçonnera pourtant pas comme il le souhaite. Celle-ci continuera de lui coller à la peau pour dire son fait d’auteur de politiques abusives et délétères.

L’idéologie d’extrême centre, dans laquelle nous nous enlisons, est extrémiste. Son programme est écocide du point de vue industriel, inique du point de vue social et impérialiste du point de vue managérial. Le projet de l’extrême centre : garantir la croissance des entreprises et l’augmentation des dividendes versés à leurs actionnaires ; leur assurer l’accès aux paradis judiciaires et fiscaux ; réduire l’écologie politique à un marketing du verdissement ; étouffer tout discours social de l’État et minimiser les dépenses publiques dans les secteurs sociaux et culturels.

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Donc, favoriser l’essor de souverainetés privées au service desquelles se place l’État. Faire oublier la mission sociale de l’État devient primordial, et ce, même dans le contexte d’une crise de santé publique ; un acte de « guerre » est alors proclamé plutôt qu’une responsabilité sociale et collective.

L’extrême centre est extrême également dans la mesure où, d’un point de vue moral, il se montre intolérant à tout ce qui n’est pas lui. Loin de se situer lui-même quelque part sur l’axe gauche-droite, il supprime carrément l’axe pour ne plus faire exister, au titre de discours légitime, que le sien. Tout au plus relègue-t-il dans tous « extrêmes » les propositions, abusivement assimilées entre elles[2], qui ne coïncident pas avec son programme.

Dans d’inouïs efforts de relations publiques, le « centre » dont il se réclame est alors synonyme de pondération : c’est un concept publicitaire.

La visée de l’extrême centre – une politique qui a la médiocratie pour modalité et la gouvernance pour discours théorique – est de naturaliser le principe ultralibéral et darwiniste social qui préside aujourd’hui, et de l’assimiler à un simple art de gérer. Et de le faire de manière tellement imposante qu’on n’arrive même plus à le nommer, à le mettre en doute, à le jauger.

Il faudrait que la politique s’oblitère au profit de cet art de la gestion, laquelle, ennoblie par le vocable de gouvernance, se réduit désormais à administrer. Foin de la politique qui établissait en fonction de grands principes les balises et orientations au nom desquelles la gestion se faisait.

L’extrême « centre » se présente en s’autoproclamant au juste milieu de toute chose, mais il n’a rien de centriste. Dans d’inouïs efforts de relations publiques, le « centre » dont il se réclame est alors synonyme de pondération : c’est un concept publicitaire.

Des journaux détenus par les milieux d’affaires qui le commanditent, et dont il provient lui-même, s’assurent de distribuer les bons points « centriste » à tous ceux qui colportent un programme pourtant radical : ceux-là qui défendent la maximisation des profits au détriment de l’équité sociale et d’un rapport intelligent au vivant sont alors dits péremptoirement rationnels, raisonnables, responsables, pondérés, sensés, voire normaux.

A contrario, tout acteur public ou citoyen qui s’opposera à cette vulgate risquera les attributions inverses : irresponsable, déraisonnable, paranoïaque, rêveur, dangereux, voire fou. Des éditocrates à la petite semaine estampilleront ces qualifications sur les visages des uns et des autres de sorte qu’elles passent pour des faits eux-mêmes.

C’est précisément de cette façon prévisible qu’Emmanuel Macron s’est présenté explicitement comme d’« extrême centre » sur les ondes de la radio publique, quelques jours avant le second tour de la présidentielle, un être d’équilibre entre des forces débridées. On n’en est plus à l’ère où Roland Barthes s’étonnait de l’arbitraire du signe. Ici, c’est l’utilisateur qui impose au mot un usage et une signification résolument discrétionnaires.

Il devient dès lors difficile de définir cet extrémisme du centre. Il y va sourdement d’un fanatisme du statu quo, une tendance à détruire définitivement celui qui refuse de partager sa foi en le terrorisant et en le sidérant, pour propager ensuite ses croyances comme s’il y allait d’une obligation pour l’esprit[3]. Mais pour y arriver, le mot d’ordre sera de positiver, comme le disait jadis un puissant détaillant.

Comme dans bien des opérations propagandistes du genre, c’est d’abord l’absence de scrupule qui sidère.

Tout doit être radieux chez soi, rutilant, clinquant, prêt à consommer. Le statu quo, à savoir favoriser le laisser-faire au profit de la classe dirigeante, permet à celui qui le défend d’aimer son présent et de transformer cet amour en une affiche vendeuse. Aux autres la colère ou la haine, qu’on utilisera sans cesse comme repoussoirs.

Pour Roland Gori, un tel fanatisme, à l’occidentale, ne s’explique plus par des crispations vers l’absolu comme on en rencontre dans d’autres régions du monde, mais par le vide spirituel sidéral dans lequel le fonctionnalisme juridique et techno-scientifique plonge les modernes[4].

En cela, le parti La République en marche se présente lui-même telle une entreprise : ses députés sont traités en salariés, son rapport à la politique est soumis à la seule plasticité du marketing. Et comme dans bien des opérations propagandistes du genre, c’est d’abord l’absence de scrupule qui sidère.

Ce n’est plus un fabriquant automobile qui s’arroge le nom de Picasso pour nommer un véhicule ou une entreprise de l’agro-industrie qui laisse tomber sa fraise dans un bol de céréales au son des cymbales d’une prestigieuse symphonie, mais un marchand de rêve électoral qui reprend à son compte le signifiant révolution, le slogan anticapitaliste « Nos vies valent mieux que leur profit » ou le nom du programme adverse « L’avenir en commun ».

À l’instar des Noirs américains, le voici qui ose même la resignification subversive, en retournant comme une revendication positive les syntagmes critiques mobilisés contre lui, comme l’étiquette d’« extrême centre ». Toujours pour en invalider la charge et absorber vers lui les antagonismes politiques.

Évidemment, cela ne l’empêche pas de confier les politiques publiques et la gestion des institutions de la République à des firmes de conseil multinationales, de réduire explicitement à « rien » ceux qui, dans les gares, déambulent en suivant leur destin sans avoir réussi comme lui, de nier le statut de citoyen à ceux qui doutent de l’innocuité d’un vaccin, puis de nommer comme ministre de l’Intérieur celui qui présentera Marine Le Pen comme étant « trop molle » dans l’expression de son islamophobie, un Garde des Sceaux qui instrumentalisera l’institution judiciaire pour régler ses comptes avec les magistrats face auxquels il plaidait antérieurement, un assistant à l’Élysée qui cassera du militant pacifiste le soir, tout en faisant du saccage écologique l’objet d’un nouveau marché pour que nous en relèvent les grandes entreprises l’ayant provoqué.


[1] Guillaume Erner, « Emmanuel Macron, grand entretien sur la culture et les idées », France Culture, 18 avril 2022.

[2] Edwy Plenel, « Contre Le Pen, voter dans la douleur pour conjurer l’effroi », Mediapart, 19 avril 2022.

[3] Gérard Haddad, Dans la main droite de Dieu. Psychanalyse du fanatisme, Premier Parallèle, 2018 [2015], p. 18.

[4] Roland Gori, Un Monde sans esprit. La fabrique des terrorismes, Les Liens qui libèrent, 2017. Lire aussi : Marie-Laure Susini, Éloge de la corruption. Les incorruptibles et leurs corrompus, Librairie Arthème Fayard, 2008.

Alain Deneault

Philosophe, Professeur à l'Université de Moncton

Pour Linda Lê (1963-2022)

Par

Il semble que Linda Lê n’ait jamais cessé de fuir un « ici et maintenant » trop étroit pour elle : son territoire était celui d’une très vaste bibliothèque, et son temps celui aussi des mythes. Voix majeure... lire plus

Notes

[1] Guillaume Erner, « Emmanuel Macron, grand entretien sur la culture et les idées », France Culture, 18 avril 2022.

[2] Edwy Plenel, « Contre Le Pen, voter dans la douleur pour conjurer l’effroi », Mediapart, 19 avril 2022.

[3] Gérard Haddad, Dans la main droite de Dieu. Psychanalyse du fanatisme, Premier Parallèle, 2018 [2015], p. 18.

[4] Roland Gori, Un Monde sans esprit. La fabrique des terrorismes, Les Liens qui libèrent, 2017. Lire aussi : Marie-Laure Susini, Éloge de la corruption. Les incorruptibles et leurs corrompus, Librairie Arthème Fayard, 2008.