Politique

Lendemains d’élection : le consensus et son revers

Philosophe

En toute logique, Emmanuel Macron est sorti vainqueur de l’élection présidentielle de 2022 : il a été élu parce qu’il était conforme à l’ordre consensuel des choses qu’il le fût. Mais là où le consensus s’étend, se renforce aussi le ressentiment qui en est le revers obligé.

Si la récente élection présidentielle peut porter à réflexion, ce n’est évidemment pas par son résultat. Celui-ci était connu avant le commencement de la campagne. Au mois de septembre 2021, une première estimation donnait une victoire d’Emmanuel Macron avec 55,5 % des voix contre 44,5 % pour Marine Le Pen. Le 24 avril 2022 le verdict sortant des urnes attribuait 58 % au premier et 42 % à la seconde. Ce que la récente campagne a pu apporter, c’est surtout une clarification quant à notre mode de gouvernement et au rôle qu’y joue l’élection présidentielle.

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Une première réflexion s’impose : la prévisibilité de la réélection de notre président et le très léger gain de voix qu’il a obtenu par rapport aux premières estimations ne peuvent s’expliquer par l’efficacité de sa campagne. Tout le monde a pu constater qu’il n’en faisait aucune alors que sa concurrente a manifesté une intense activité. Il n’a pas été élu parce qu’il a déployé une puissance de persuasion supérieure à celle de ses concurrent(e)s. Il a été élu parce qu’il était conforme à l’ordre des choses qu’il le fût. C’est dès lors cet ordre des choses qu’il convient d’examiner.

Le peuple n’existe que pour remettre son pouvoir à une seule personne, ce qui est proprement la caractéristique d’un régime monarchique.

Son premier élément est bien évidemment l’institution même de la fonction présidentielle et de l’élection du président au suffrage universel. Cette dernière passe chez nous pour l’incarnation suprême de la démocratie. Son histoire montre qu’elle est tout le contraire. Elle a été inventée par les monarchistes sous la IIe République comme moyen de restauration d’un système monarchique, ce qu’elle fut effectivement, à ceci près que le monarque ne fut pas celui qu’ils attendaient. Elle fut réinstaurée par de Gaulle pour faire du chef de l’État l’incarnation directe du pouvoir du peuple et accompagnée d’un certain nombre de moyens de concentration des pouvoirs (système électoral majoritaire, ordonnances, article 49-3) encore renforcés depuis que les élections législatives ont été couplées avec l’élection présidentielle. Le vote pour l’élection présidentielle est ainsi devenu la seule intervention réelle du sujet peuple dans le gouvernement de la nation. Et cette unique intervention est une démission. Le peuple n’existe que pour remettre son pouvoir à une seule personne, ce qui est proprement la caractéristique d’un régime monarchique.

Cette évidence pouvait être déniée tant que le processus électoral était structuré par l’opposition d’une droite conservatrice et d’une gauche socialiste. On sait comment cette structuration matérielle et imaginaire s’est évanouie avec l’entrée en jeu du deuxième constituant essentiel de notre ordre des choses : le consensus, c’est-à-dire l’évidence partagée qu’il y a une seule manière de gouverner nos sociétés. Après les grandes promesses de révolution sociale du début du règne de Mitterrand, la gauche socialiste s’est progressivement ralliée à la seule véritable révolution de ce temps, la contre-révolution qui a imposé au monde entier la loi d’un capitalisme absolutisé.

Cette contre-révolution a fait du profit financier le seul principe d’organisation de la vie de nos sociétés. Elle a détruit les forces sociales qui formaient la base des partis de gauche et les procédures de redistribution des richesses qui lui donnaient un programme. La gauche dite socialiste a fini par adhérer totalement à ce « no alternative » qui fut la formule de la révolution dite conservatrice des Thatcher et Reagan et qui est aujourd’hui celle de tous nos gouvernements : pas d’alternative à la loi du capitalisme absolutisé édictée par les puissances financières mondiales et relayée pour nous par les institutions européennes. Pas d’alternative, ou plutôt une seule alternative : la pure et simple catastrophe qui ne peut manquer d’arriver si on méconnaît cette loi.

De ce fait l’opposition droite/gauche a perdu toute substance. S’il n’y a rien d’autre à faire que d’exécuter localement les réquisits de l’ordre capitaliste mondial, un seul parti y suffit : un parti qui n’est ni de droite ni de gauche, simplement le parti du pouvoir. Le processus par lequel le peuple déclare renoncer à son pouvoir au profit d’un seul homme est dès lors identique à celui par lequel il reconnaît qu’il n’y a pas d’alternative à l’ordre capitaliste mondialisé. Autrement dit, le vote par lequel le peuple est censé exprimer son libre choix est identique à la reconnaissance qu’il n’y a en fait aucun choix.

Cette identification du libre choix à l’absence totale de choix pourrait sembler une contradiction insoluble. Elle se résout pourtant très bien grâce à une condition nécessaire et suffisante : il suffit que le « choix » à effectuer s’identifie au seul choix reconnu par la logique du no alternative, soit le choix de la nécessité contre la catastrophe qu’entraîne inévitablement son déni. Il faut que le choix s’opère entre le parti de l’ordre normal des choses et son contraire, le parti de la catastrophe. C’est ce dernier rôle qui est dévolu au parti de Marine Le Pen.

La nécessaire adhésion au monarque incarnant l’ordre consensuel devient le combat héroïque de la démocratie contre l’horreur totalitaire.

La paresse intellectuelle identifie la place occupée aujourd’hui en Europe par les partis d’extrême droite à la résurgence d’un fascisme venu des profondeurs viscérales du petit peuple. Elle s’évite ainsi de reconnaître que cette extrême droite est le simple complément ou revers de l’ordre consensuel. Après la faillite de partis de gauche qui n’expriment plus aucun projet progressiste soutenu par une force sociale conquérante, notre extrême droite exprime la seule force de refus autorisée par le système : le simple ressentiment à l’égard de l’ordre dominant des choses.

Elle l’exprime en exploitant la faible marge de déviance que laisse l’ordre consensuel. Nos gouvernements se chargent des mesures qui assurent la libre circulation mondiale des biens et des capitaux. Pour ce qui est de l’autre circulation, celle des populations chassées de partout par la misère ou la violence et désireuses de partager quelque chose de la richesse accumulée dans les pays privilégiés, ils instituent un partage économique des tâches : ils se chargent des mesures administratives et policières propres à contenir l’afflux des populations indésirables (règlement de Dublin, police des frontières, durcissement des conditions de naturalisation, etc.). Et ils laissent la gestion imaginaire de cette indésirabilité à l’extrême droite dont c’est la spécialité naturelle. Ou plutôt ils lui laissent la gestion brute de ce matériel imaginaire dont ils extraient et raffinent à leur profit le contenu « raisonnable », transformant par exemple les mots d’ordre de l’exclusion des indésirables en lois contre le « séparatisme » de ces mêmes indésirables. Ils rendent ainsi vains les efforts de dédiabolisation de l’extrême droite. Celle-ci se trouve réduite à l’état de spectre d’autant plus effrayant que toute sa chair a été assimilée par l’ordre consensuel.

Le terrain est alors dégagé non seulement pour que fonctionne le choix paradoxal de l’absence de choix mais aussi pour qu’il s’identifie au choix le plus radical, pour que la nécessaire adhésion au monarque incarnant l’ordre consensuel devienne le combat héroïque de la démocratie contre l’horreur totalitaire. C’est la comédie maintenant bien réglée de l’entre-deux-tours où les mêmes journaux publient côte à côte les sondages qui indiquent la réélection déjà assurée du candidat de la droite au pouvoir et les éditoriaux enflammés avertissant le peuple de gauche que rien n’est joué et que c’est à sa seule abnégation qu’il revient d’empêcher le pays de basculer dans l’horreur fasciste. Telle est, dans la distribution consensuelle des rôles, la part assignée aux grandes consciences de la vieille gauche : entonner le refrain des âmes déchirées qui prouvent leur fidélité à leurs convictions égalitaires et anticapitalistes en les sacrifiant sur l’autel de la nécessité, en proclamant « nous appelons à voter aujourd’hui pour le candidat du capital afin de mieux le combattre demain ».

On pourrait juger insignifiante l’efficacité pratique de cette rhétorique : le petit contingent des consciences déchirées qui votent à droite par fidélité à leurs convictions de gauche est, de toute façon, déjà compté par les statistiques qui promettent la victoire au candidat du consensus. Mais on méconnaîtrait ainsi la véritable efficacité de ces déclarations : elles sont justement là pour dénier le fait qu’elles sont déjà comptées, pour prouver qu’il y a vraiment un choix, que l’élection présidentielle est la manifestation exemplaire de la démocratie et l’adhésion à la nécessité du capitalisme mondialisé l’expression la plus haute du libre arbitre.

Cet effet pourtant n’est pas de simple reproduction. Là où le consensus s’étend, se renforce aussi le ressentiment qui en est le revers obligé. L’effet n’en est pas seulement que d’élection en élection, l’extrême droite contre laquelle on appelle à l’union sacrée augmente ses voix. C’est surtout que ses formules et ses affects ne cessent de se propager bien au-delà d’elle-même, que la « catastrophe » raciste que l’on s’enorgueillit à chaque échéance d’avoir évitée par son abnégation n’en finit pas d’étendre son empire dans les têtes « raisonnables » et de gangrener toujours plus l’ordre consensuel.


Jacques Rancière

Philosophe, Professeur émérite à l'Université Paris VIII

Mots-clés

Capitalisme