Politique

Pour une double Assemblée

Philosophe et écrivain

En France comme ailleurs, la verticalisation autoritaire du pouvoir précipite une crise de la représentation toujours latente. La création d’une Assemblée législative double qui injecterait, à la Chambre et au Sénat, à côté du système de représentants issus des partis, un système de délégués pourrait ouvrir la voie à l’indispensable ré-institution de nos démocraties.

Le mixte de déception, désaffection, dérive et autres signes de l’écart croissant entre gouvernants et gouvernés montre crûment l’acuité de la crise que traversent nos démocraties. Cette acuité porte un nom : la représentation. Mais en démocratie, dans nos démocraties occidentales où la reconnaissance des divisions ouvre la question politique des relations, il n’est pas de crise qui n’invite à une tentative de réponse…

En France, les élections législatives auront-elles consacré la victoire de la gauche, improbable et surtout indéterminable au vu de ses divergences, et provoqué dans la foulée une refondation annoncée de la République ? Ou bien auront-elles conforté l’introuvable « macronisme » et la reconduction du système constitutionnel de la Ve République, éventuellement amendé par une « dose » de proportionnelle ? La question se pose au-delà du cas français car l’important, l’enjeu d’une ré-institution démocratique de son système présidentiel, concerne toutes les démocraties et au plus proche les européennes.

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Ce système exacerbe en effet la tendance croissante des démocraties à autonomiser le pouvoir exécutif – menaces épidémiques et guerrières en renfort – au détriment non seulement des autres pouvoirs, mais de tout sens possible donné à la traduction du mot « démocratie » par « pouvoir du peuple », une expression déjà relativisée par la réalité divisée que recouvre le mot « peuple » lui-même.

Sans oublier que la crise (au sens premier de division et de séparation), toutes les crises, inhérentes à toute vie en société, mettent et remettent en jeu l’institution démocratique qui se définit de la façon la plus ajustée non comme « la pire à l’exception de toutes les autres régimes », formule à l’emporte-pièce, mais, à la différence des dictatures de tout bord, bel et bien comme le seul régime qui non seulement ne se présente pas sous une forme institutionnelle fixe, mais ne cesse de devenir démocratique en se reformant, de façon aussi significative qu’effective… La diversité évolutive des constitutions des pays, dans l’espace comme dans le temps, en témoigne. En quel sens, dès lors, une telle institution renouvelée de nos démocraties peut-elle être orientée ?

Les deux démocraties

La situation actuelle des États démocratiques peut être décrite par l’écartèlement entre deux conceptions qui renvoient à deux constats. D’une part, la conception, dominante et même conquérante, d’une démocratie verticale… Centrée sur l’État et les partis, elle est marquée par la représentation et son pouvoir de décision : que les gouvernants proposent une réforme à la population ou même que, de la population, des propositions remontent vers les gouvernants, le processus est toujours vertical et la décision finale ne relève que du haut.

De plus et surtout, notre système représentatif est largement indirect, en dépit des élections, du fait de la mainmise des partis (ou des « mouvements » qui jusqu’ici ne dépassent pas la forme « parti », catégoriquement hiérarchique) sur les candidats et les élus. De la sorte, la démocratie s’identifie à la particratie, outre ses autres entraves (pouvoir de l’argent et des lobbies, de l’élite auto-reproduite, du marché global, des experts techno-économiques…).

Censée en corriger les excès, la constitution gaulliste en a accentué le défaut essentiel, l’isolement au sommet du représentant, fût-il élu d’une façon directe qui ne garantit en rien sa politique durant plusieurs années, par rapport aux représentés. Il est flagrant, en effet, que le système présidentiel français concentre tout le pouvoir exécutif – et même législatif, grâce au rapprochement des deux élections et à la dépendance électorale des élus au président – autour d’une personne, objet d’ambitions et de spéculations qui occupent l’avant-scène médiatique de la « vie » politique. Et la situation est pire encore dans des régimes « illibéraux » du type hongrois et polonais où l’indépendance de la justice et le respect des droits humains sont sans cesse attaqués, faisant voler en éclats la séparation du pouvoir judiciaire et la liberté d’expression.

Cependant, c’est partout que la verticalisation autoritaire précipite une crise de la représentation toujours latente qui manifeste le divorce entre le ou les partis et la population. Même dans les systèmes où semble dominer la dépendance du pouvoir exécutif au parlement – à l’exemple flagrant de l’Italie, mais la pandémie aura poussé sur la même pente la plupart des pays –, la politique se réduit à la gestion. Autrement dit, le prétexte de l’efficacité (budgétaire, sanitaire, demain ou déjà aujourd’hui militaire…) sape de plus en plus la légitimité des gouvernements.

Faut-il rappeler que, contrairement à la gestion, l’action, la capacité d’initiative et d’innovation qui engage une pluralité d‘individus, mobilise les relations avec les citoyens face aux divisions de la société ? Sans doute, la perception de ce divorce vertical, due à la représentation autonomisée, n’a-t-il pas échappé aux pouvoirs en place. Sous le label de la « participation », la consultation, surtout locale, et la délibération « à la base », appuyée par le tirage au sort, tentent de plus en plus d’apporter un remède, mais elles échouent à associer législativement au pouvoir les acteurs de terrain et les savoirs associatifs.

Même lorsque les corps intermédiaires, syndicats en tête, sont intégrés aux processus de décision, ils ne disposent d’aucun pouvoir de légiférer. La légalité verrouillée des représentants des partis, a fortiori du parti du Président, barre la route des actions citoyennes.

Il n’empêche que, d’autre part, se manifeste la conception, marginale mais récurrente, d’une démocratie horizontale… Au-delà des manifestations et des grèves traditionnelles, elle se perçoit à travers le surgissement récurrent et éphémère de comités, associations, assemblées libres par occupations de lieux de travail, de bâtiments publics comme de ronds-points… Durant la crise des Gilets Jaunes, ces assemblées ont même réussi à se coordonner brièvement en une Assemblée des assemblées qui se mit d’accord sur une liste de revendications.

Quand elles ne refusent pas purement et simplement toute représentation, ces assemblées renouent, explicitement ou pas, avec la pratique de la Commune de Paris et fonctionnent par délégation, limitée dans le temps et l’objectif, susceptible de révocation. Mais, de façon générale dans nos sociétés désillusionnées des révolutions violentes, ces « conseils » manquent de connexion, de communication et de médiation avec les pouvoirs institutionnels.

De plus, ces surgissements horizontaux butent encore sur les corps intermédiaires institués, en particulier les organisations syndicales, soucieux de leur représentativité exclusive. Ce qui ne sous-estime pas leur influence, mais mesure son accaparement par les professionnels du pouvoir. Bref la « participation » sans pouvoir effectif, de légiférer sinon d’exécuter, reste un leurre.

La double Assemblée

Pourtant, partout dans le monde, des expérimentations se sont fait jour et se font jour, accordant des pouvoirs légitimes et légaux aux émergences horizontales. Directe et horizontale, l’action démocratique peut devenir alors effective. C’est le cas des référendums à la suisse (initiatives de citoyens, questions précises, documentations fournies à la population…). C’est le cas aussi de la revendication réitérée des mouvements de base, à l‘échelon d’un pays mais aussi d’une entreprise, du droit au Référendum d’initiative des citoyens ou déjà des travailleurs. C’est le cas surtout des expériences « communalistes », à l’exemple du Confédéralisme des assemblées instauré par les Kurdes du Rojava, ou des assemblées du Chiapas zapatiste au Mexique, voire de petites entités communales aux États-Unis même…

Dans tous les cas, au système des représentants se substitue un système de délégués. Il faut en retenir que le délégué, contrairement au représentant, mandate un citoyen au nom d’une communauté qui l’a désigné (ou tiré au sort) pour une mission précise et révocable. Cette révocabilité vise à empêcher l’autonomisation du délégué toujours sous contrôle du conseil ou de l’assemblée, même si la confrontation et la négociation dans d’autres instances ne permettent pas de rendre son mandat impératif.

Alors que la soumission désincarnée du représentant à la ligne d’un parti le mène droit au statut de politicien de métier, l’engagement incarné du délégué ne l’enferme dans aucun rôle dicté. Son corps de travailleur lié à son expérience à la base le rend responsable – digne de répondre – du mouvement dont il ne peut s’autonomiser, à qui il ne cesse de rendre des comptes, mais dont il peut tout autant se désolidariser sans craindre de perdre un quelconque privilège.

Mais comment une telle modification de nos habitudes représentatives, largement légalisées, pourrait-elle, aurait-elle la moindre chance d’advenir ? Il ne s’agit plus de rêver d’une immense révolution dont l’engrenage violent porte, quelles qu’en soient les circonstances meurtrières et l’issue hypothétiquement victorieuse, la menace d’un régime autoritaire, dictatorial sinon totalitaire. Il s’agit encore moins de « détruire » nos sociétés – aussi capitalistes soient-elles, aussi inégalitaires qu’elles restent.

Les mérites et les biens apportés par l’industrialisation, les technosciences, les réformes gagnées grâce aux luttes ouvrières, féminines, écologiques…, les droits humains, conquis et de plus reconnus, les valeurs de liberté et d’égalité revendiquées par tous, fût-ce hypocritement, n’ont pas à être balayés. Ils ont apporté une prospérité économique de dimension historique, certes répartie de façon complètement inégale, et une base politique démocratique, au moins formelle. Il s’agit, ici et maintenant, de proposer ce qui est largement accepté – la participation face à la crise de la représentation – en lui donnant force de loi.

La création d’une Assemblée législative double qui injecterait, à la Chambre et au Sénat, à côté des représentants des partis, des délégués d’assemblées « de base » n’ouvre-t-elle pas la voie de cette indispensable ré-institution de nos démocraties ? Par exemple, comment douter de l’apport décisif des soignants pendant une épidémie, ou d’un corps de métier en lutte contre un ministère, ou d’un groupe associatif local face à un projet urbanistique, ou d’une force écologique organisée ou pas, ou d’une sensibilité « morale », au sens des mœurs ou des convictions ? Même à l’échelon des entreprises, la double Assemblée, des actionnaires et des délégués, n’ouvrirait-t-elle pas des perspectives d’avenir plus démocratiques ?

Les modalités de cette réforme institutionnelle n’ont pas à être définies a priori, elles ne sortent pas de la tête d’un ou de plusieurs théoriciens, même si elles s’inspirent aussi des apports de Hannah Arendt, Claude Lefort, Murray Bookchin, pour ne citer que les premiers noms qui me viennent à l’esprit (et qui ont donné l’armature de mon livre Pour un pacte démocratique. L’enjeu d’une double Assemblée, paru aux Presses Universitaires de Louvain).

La création d’une double Assemblée, de représentants et de délégués institués et instituant, exige des expérimentations, locales, nationales et européennes, sans lesquelles elles reproduiraient ce à quoi elles s’opposent, la scission entre les citoyens et leurs dirigeants. Elles connaîtront l’épreuve du débat toujours contradictoire et du réel toujours immaîtrisable. Mais, encore et encore, au nom de quoi refuser cette orientation, profilée et déjà activée historiquement, soucieuse de sortir des ossifications de nos systèmes politiques par la mobilisation de tou.te.s et de chacun.e en vue de l’intérêt général ?

 

NDLR : Éric Clémens a récemment publié Pour un pacte démocratique. L’enjeu d’une double Assemblée aux Presses Universitaires de Louvain.


Éric Clémens

Philosophe et écrivain