Société

De la désertion des étudiant·e·s diplomé·e·s

Philosophe

En annonçant leur choix de déserter la voie tracée par leurs études, des étudiant·e·s d’AgroParisTech, puis plus récemment de Polytechnique et Sciences Po, ont refusé à bon droit de faire carrière sur un rapport non-critique à la technique. Il reste qu’on ne saurait se réjouir de la désertification des milieux où doivent s’élaborer de nouvelles formes de pensées et d’actions. Il y a là une ligne de crête à tracer entre dépendance vitale à la Technosphère, à court terme, et impossibilité, toute aussi vitale, de maintenir l’existant à moyen terme.

Devançant de quelques semaines la contestation de ceux de Polytechnique ou de Sciences Po, des étudiant-es d’AgroParisTech ont fait circuler une vidéo sur les réseaux sociaux dans laquelle ils et elles annonçaient leur souhait de faire défection en refusant de suivre la voie tracée par leurs études.

D’abord accueillie par une vague d’enthousiasme, ce geste a naturellement fait l’objet de critiques par la suite. Pour résumer de manière caricaturale, aux déserteurs et déserteuses se sont opposés les partisans des institutions et de la Science (avec un grand « s »), allant parfois jusqu’à regretter l’argent dépensé pour l’éducation de ces étudiant-es.

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Ce débat, et le geste qui l’a précédé, ne sauraient laisser indifférent. Dirigeant moi-même une formation dédiée aux enjeux posés par l’Anthropocène, fondée avec mes collègues Emmanuel Bonnet et Diego Landivar, je défends avec eux, et bien d’autres désormais, l’affirmation selon laquelle il est grand temps de mettre en œuvre une véritable « redirection écologique ». Redirection qui ne craint pas d’appeler un chat un chat et de parler explicitement de renoncement – et plus encore d’apprendre à le pratiquer dans toutes sortes de domaines. Aussi, la volonté affichée de tout quitter interroge-t-elle forcément le responsable de formation et le pédagogue que je suis.

En contrepoint du monde qui a accouché de la catastrophe à venir, les étudiant-es opposent, ce qui est à la fois touchant et problématique, leurs corps.

Je ne vais pas rejouer ici-même et à distance un débat qui s’est déjà tenu il y a peu. Simplement, il me semble important de souligner plusieurs points :

a) Tout d’abord, je comprends parfaitement le besoin de quitter une institution quand ses limites apparaissent patentes et insurmontables – du moins, à court terme. Je le dis d’autant plus volontiers que j’ai moi-même démissionné d’Inria en 2017, alors que je travaillais sur l’avenir du numérique et réfléchissais non seulement aux tendances expliquant qu’un monde numérique aurait toutes les peines à se maintenir de façon pérenne, mais aussi à la manière d’envisager l’avenir tout autrement. Et l’institution, en l’espèce, n’était pas prête à le faire. Dans ces conditions, je me rappelle avoir explicité à l’occasion d’un entretien enregistré suite à mon départ, la leçon tirée de ces trois ans passés à Sophia Antipolis, une leçon qui tient dans la célèbre devise de la légion étrangère : « réfléchir, c’est désobéir ». Je serai donc le dernier à jeter la pierre à toutes celles et tous ceux qui, menant une réflexion de fond, se heurtent aux limites de ce qui est pensable et dicible au sein de leurs institutions et de leurs organisations.

b) En même temps, il me semble que le discours porté par ces étudiant-es, que je distingue du geste consistant à s’exprimer le jour de la cérémonie de remise des diplômes (et de son enregistrement), comporte, au-delà de cette volonté de radicalisation, des points qui posent question. À première vue, tout un imaginaire en ressort, évoquant le désir d’une émancipation farouche vis-à-vis de la technologie, des institutions, etc. En contrepoint du monde qui a accouché de la catastrophe à venir, les étudiant-es opposent, ce qui est à la fois touchant et problématique, leurs corps. Des corps jeunes, aptes à rompre avec les attentes placées en eux mais aussi avec les villes, avec l’industrie, etc. Des corps qui ne sont pas ceux d’enfants mais qui excipent néanmoins de leur jeunesse. Des corps qui n’ont ni ne souhaitent enfanter à leur tour, pour ne pas se lier aux réseaux de dépendance de la vie quotidienne et de sa reproduction, pas plus qu’à ses compromissions, réelles et supposées. Des corps aptes à soutenir l’effort qu’exigent les travaux physiques, gages de libération à l’égard des délégations aux machines et à l’industrie, incarnant l’une des deux formes de liberté identifiées par le philosophe Aurélien Berlan. Des corps désintriqués, libérés de la cage d’acier. Seuls, finalement, à même, par leur exemple, de se tenir debout face à l’effondrement en faisant la démonstration qu’il est possible de vivre autrement. Le fer est porté au plan générationnel : contre des adultes incapables d’en faire autant ou qui n’en n’auraient tout simplement pas l’idée, par aveuglement ou par égoïsme.

c) Mais derrière cette querelle générationnelle, une autre se fait jour. Car l’affirmation sise au cœur du discours porté par ces étudiant-es ne concerne pas seulement des générations antagonistes et que tout opposerait en première lecture. À l’instar des chimiothérapies, pointées par ces mêmes étudiant-es, et qui soignent pourtant de plus en plus d’enfants, touchés par toutes formes de cancers. Cette politique des corps (jeunes) fait peu de cas du fait que d’autres corps, âgés mais aussi jeunes parfois, sont engoncés dans la cage d’acier de la Technosphère, volens nolens. Mieux, la désertion elle-même suppose que certains corps demeurent incarcérés et travaillent au maintien des infrastructures auxquelles, malgré ses efforts et sa volonté, on n’échappe jamais complètement. C’est tout le poids de l’héritage qui est aujourd’hui le nôtre et la raison pour laquelle nous avons choisi, toujours avec Emmanuel Bonnet et Diego Landivar, d’en faire le point de départ de notre réflexion et de notre action[1]. Car s’il ne s’agit pas de maintenir la Technosphère en l’état, il ne peut s’agir non plus de s’en libérer sans tenir compte des attachements qui nous y lient. Il y a là, comme j’aime à le dire, une véritable ligne de crête à emprunter entre dépendance vitale, à court terme et impossibilité, toute aussi vitale, de maintenir l’existant à moyen terme. Mais comment parcourir cette ligne de crête ?

d) Maintenir la cage d’acier intacte, source de destructions innombrables, ou la fuir ? Qu’une partie de la jeunesse se sente trahie s’explique, même si ce sentiment peut être partagé par les représentant-es d’autres classes d’âge. Mais cette trahison se redouble à mon sens d’une autre, plus grave encore. Car faire carrière sur un rapport non-critique à la technique, ce que refusent à bon droit les étudiant-es d’AgroParisTech, et n’avoir comme d’autre choix que d’abandonner cet enjeu et, avec lui, un autre, plus fondamental encore, qui concerne la manière d’hériter de la Technosphère, avec toutes les questions techniques et politiques que cela pose, voilà qui revient à rétrécir drastiquement les perspectives d’action qui sont les nôtres.

Écartelés entre l’abandon de leur future carrière ainsi que des savoirs inculqués au cours de leurs études et l’investissement de sphères qui s’en émancipent directement (mais pas indirectement, car ces sphères elles-mêmes restent soutenues par maintien de la Technosphère), à aucun moment le choix de se ressaisir autrement des techniques n’apparaît possible. Non pas au titre d’un pharmakon, d’un poison (la technique, le capitalisme, etc.) que l’on pourrait harnacher pour en faire à notre guise le remède à tous les maux. Plutôt d’un héritage lourd à porter, une dette qui grève l’avenir dont l’appropriation à la fois politique et technique exige des milieux où l’enjeu soit simplement pensable, où l’alternative ne passerait pas entre une adhésion non-critique aux solutions techniques et le rejet (au moins allégué car impossible en pratique) pur et simple des questions techniques.

Déserter ce n’est pas retourner au désert mais laisser derrière soi ce qui insupporte, ce qui n’est plus tenable.

In fine, la trahison des adultes est bien celle-ci : celle d’avoir laissé les milieux où ces questions devraient trouver à s’exprimer s’appauvrir au point que seule perdure une alternative qui présente les deux faces d’une même pièce, une même impuissance que la révolte, aussi radicale soit-elle, ne parvient pas à conjurer. Quel que soit le jugement que l’on peut émettre sur leur discours, il serait vain de blâmer ces jeunes gens en lieu et place des responsables de cette situation. Attention, je ne blâme pas non plus ces derniers en raison de leurs corps vieillissants, trop rétifs à l’effort, trop habitués au confort, pas assez ascétiques ni en bonne santé.

Je déplore la désertification des milieux où doivent s’élaborer aujourd’hui de nouvelles formes de pensées et d’actions et prendre pieds les enquêtes sur le devenir des communs négatifs sous lesquels nous croulons[2]. Il est grand temps de les repeupler. Y compris pour les déserteurs et les déserteuses, dont le départ et sa publicisation constitue une alerte pour les institutions. À condition que celles-ci ne soient pas complètement abandonnées, que l’alerte soit entendue et que la confrontation ne se réduise pas au face à face entre l’institution et son dehors ; une configuration, qui, en l’absence de médiations, est annonciatrice de violences qui ne pourront aller qu’en s’amplifiant.

Déserter ce n’est pas retourner au désert mais laisser derrière soi ce qui insupporte, ce qui n’est plus tenable. Déserter, autrement dit, ne revient pas nécessairement à laisser croître le désert. Surtout quand cultiver fait partie des plans des déserteurs et des déserteuses ! Or, dans la situation actuelle, au-delà de la reconnexion au vivant et à la Nature, ce sont tous nos milieux, y compris dans leur impureté, tramés par la technique, les infrastructures et la Technosphère en général, qui nécessitent d’être cultivés et qu’un soin leur soit apporté. Fût-il (et même surtout s’il est) palliatif.


[1]  Dans l’ouvrage Héritage et Fermeture. Une écologie du démantèlement, paru aux Éditions Divergences il y a tout juste un an.

[2] C’est précisément la raison pour laquelle nous avons ouvert, voici bientôt deux ans, une formation, le MSc « Stratégie et Design pour l’anthropocène » qui entend prolonger notre recherche en repeupler ces milieux, à son modeste niveau et avec les moyens qui sont les siens.

Alexandre Monnin

Philosophe , Directeur scientifique d’Origens Media Lab et professeur à l'ESC Clermont Business School

Notes

[1]  Dans l’ouvrage Héritage et Fermeture. Une écologie du démantèlement, paru aux Éditions Divergences il y a tout juste un an.

[2] C’est précisément la raison pour laquelle nous avons ouvert, voici bientôt deux ans, une formation, le MSc « Stratégie et Design pour l’anthropocène » qui entend prolonger notre recherche en repeupler ces milieux, à son modeste niveau et avec les moyens qui sont les siens.