Savoirs

Soulèvements / Égarements

Historien

Dans un article paru récemment dans AOC, Georges Didi-Huberman revenait sur les critiques adressées par Enzo Traverso à son exposition Soulèvements (2016). L’historien lui répond à son tour. Selon lui, si toute révolte implique une mobilisation d’affects, un mouvement des corps et un déploiement de gestes, elle naît d’une colère ou d’une revendication politiques et devient indéchiffrable une fois réduite à sa gestuelle.

Cher Georges Didi-Huberman,

J’ai lu votre article dans AOC, écrit en forme de lettre ouverte, avec les mêmes sentiments qui vous ont inspiré : un mélange d’amitié, de gratitude et d’irritation. Les observations critiques que j’adresse dans mon dernier livre à l’exposition que vous avez dirigée en 2016 au Jeu de Paume, Soulèvements, à savoir qu’elle « privilégiait les aspects esthétiques des soulèvements au point d’en estomper la nature politique[1] », vous semblent injustes et injustifiées, car fondées sur une incompréhension de ses visées et, plus en général, de votre démarche méthodologique. Dit plus simplement, je devrais apprendre à lire les images, en prenant le temps de les regarder.

publicité

Vous évoquez le positionnement politique qui nous rapproche, celui de deux personnes qui se situent « du même côté, comme on dit, de la barricade », et soulignez les affinités entre mon histoire culturelle des révolutions et vos propres « tentatives issues de la Kulturwissenschaft d’Aby Warburg ». Vous me reprochez cependant une incapacité de « regarder dialectiquement » les images, en parvenant en dernière analyse à une histoire culturelle boiteuse, car dépourvue de « temporalisation dialectique[2] ». Je ne doute pas du sentiment « fraternel » qui vous anime et que je partage, mais je ne suis pas convaincu par vos critiques.

Au contraire, elles me semblent intéressantes précisément car elles révèlent deux conceptions différentes de la dialectique des images et de la place qu’elles peuvent occuper dans une histoire culturelle de la révolte et des révolutions ou, comme vous dites, des « soulèvements ». Je ne suis pas un historien des images, mais dans plusieurs de mes livres, les derniers en particulier, je travaille aussi avec des « images de pensée » en m’appuyant sur votre œuvre lorsque cela me semble utile, mais en m’éloignant aussi de certains de ses postulats. Votre critique m’offre l’occasion d’expliciter cet écart.

Je commencerai, avant d’aborder toute question méthodologique, par indiquer la première raison du malaise éprouvé en sortant de votre exposition. Nous vivons une époque dans laquelle des mots tels que « soulèvement », « révolte » ou « révolution » ont été brouillés et sont en train de perdre leur signification. Au fond, cette confusion sémantique ne fait que refléter une désorientation politique plus générale. Aujourd’hui, tout est devenu « révolutionnaire », du dernier iPhone à une nouvelle voiture : c’est en publiant un instant book intitulé Révolution que, il y a cinq ans, un banquier est entré en politique et a été élu président de la République française.

Dans le monde de la recherche, le concept de révolution est devenu tout autant ambigu : tandis qu’Octobre 1917 est désormais communément qualifié de coup d’État (voir par exemple une exposition intitulée Rouge, accueillie au Grand Palais en 2019), les historiens ont pris l’habitude de rassembler la montée au pouvoir de Mussolini en Italie en 1922 et de Hitler en Allemagne dix ans plus tard sous la catégorie de « révolution fasciste » (voir les travaux d’historiens tels que Emilio Gentile, Roger Griffin, George L. Mosse et Zeev Sternhell).

La distinction entre révolution et révolte ne signifie nullement opposer l’émotion à la raison, ni affirmer une primauté du politique sur le sensible.

Dans ce contexte, une exposition intitulée Soulèvements, dans laquelle des images des barricades de 1848, de la Commune de Paris, de l’insurrection spartakiste de 1919, de la Révolution mexicaine ou de la Résistance grecque se mêlent, sans aucune explication, avec des photos montrant un verre de lait versé sur une table, des figures de corps en transe suspendus dans une pièce ou dans un jardin, un pavé contenu dans une petite boîte intitulée « Optimistic box n° 1 », un ruban rouge flottant grâce au souffle d’un ventilateur, un sachet en plastique soulevé par le vent et autres objets du même genre, une telle exposition me semblait participer, au-delà de ses intentions, de cette confusion sémantique et de cette désorientation politique.

Partant de la distinction canonique, reprise dans mon livre à l’aide des travaux d’Arno J. Mayer, entre révolte et révolution, vous me reprochez de fixer une hiérarchie politique à vos yeux fallacieuse. De votre point de vue, il n’y aurait pas grand intérêt à différencier les deux : la révolte comme explosion de colère éphémère, limitée dans ses ambitions et son étendue, souvent épuisée après une flambée spectaculaire (telle la manifestation du 15 juillet 1927 à Vienne, superbement décrite par Elias Canetti dans son autobiographie et dans Masse et puissance) ; la révolution comme renversement de l’ordre établi, incarné par des acteurs organisés, orienté par un projet politique de changement et inspiré par un fort imaginaire utopique. Je sais bien que les frontières qui séparent révolte et révolution sont instables et mouvantes, que maintes fois la révolte a été l’étincelle de la révolution et que la distinction conceptuelle entre les deux ne peut intervenir que rétrospectivement, mais je reste convaincu que l’intelligibilité historique nécessite ces classifications.

Il ne s’agit pas, comme vous semblez l’indiquer, d’enfermer la complexité du réel à l’intérieur de quelques catégories platoniciennes, donc idéalistes ; cette distinction est un outil herméneutique indispensable pour comprendre pourquoi certains mouvements s’épuisent si vite tandis que d’autres déclenchent une dynamique puissante par laquelle des êtres humains entrés en action se transforment en sujets collectifs et parviennent à changer le cours de l’histoire. Une telle distinction ne signifie nullement opposer l’émotion à la raison, ni affirmer une primauté du politique sur le sensible. C’est précisément en faisant référence à un de vos ouvrages, Peuples en larmes, peuples en armes, que, dans la conclusion de Mélancolie de gauche, je soulignais l’importance de considérer ensemble, comme deux dimensions indissociables d’un même phénomène, le pathos des affects et le logos du discours politiques : « Il n’y a pas d’action sans fondement stratégique (des revendications, un projet, des idées) ; il n’y en a pas non plus sans fondement affectif (douleur, chagrin, indignation, colère, espoir, exaltation, joie)[3]. »

Cette dialectique de la raison et des affects est à la base de l’action politique des masses en mouvement et reste constamment présente dans mon dernier ouvrage consacré à une histoire culturelle des révolutions. En récusant cette distinction entre révolte et révolution fondée, selon vous, sur des critères « strictement politiques », vous avez tendance à instituer une autre hiérarchie qui trouve sa racine dans une définition quasi exclusivement anthropologique du soulèvement et qui, en le dépolitisant, parvient non seulement à ne plus distinguer entre révolte et révolution, mais surtout à renverser la hiérarchie que vous me reprochez et à ne plus reconnaître qu’une révolte faite d’émotions, dans laquelle la raison n’aurait plus de place.

Si le concept de révolution subit aujourd’hui un brouillage considérable tant dans le langage courant que dans ses usages historiographiques, celui de « soulèvement » a toujours été marqué par une ambiguïté constitutive dont votre exposition, me semble-t-il, est un miroir éloquent. Cette ambiguïté n’existe pas dans toutes les langues – en anglais, par exemple, lifting et uprising ne sont pas des mots interchangeables – mais elle est incontestable dans la langue française et votre exposition en fait sa substance. Un soulèvement est une insurrection, comme celle des ouvriers berlinois de janvier 1919 ou celle du peuple de Barcelone en juillet 1936, photographiées par Willy Römer et Agustí Centelles.

Un soulèvement est aussi l’acte de saisir une brique du sol tout en se tenant en équilibre sur une chaise inclinée, comme l’illustre Claude Cattelain dans une vidéo que vous avez inclue, à côté des photos de Römer et Centelles, dans votre exposition. Les soulèvements politiques n’ont pas une nature univoque. Intifada signifie « soulèvement » en langue arabe, un mouvement dont on ne saurait contester le caractère émancipateur. En espagnol, soulèvement peut se traduire aussi par levantamiento, un mot utilisé par le général Franco pour décrire son putsch militaire en 1936.

Les historiens continuent de se diviser autour de la nature des émeutes du 6 février 1934, lorsque des manifestants d’extrême droite s’affrontèrent violemment avec la police, place de la Concorde, puis tentèrent de donner l’assaut au Palais Bourbon, en faisant plusieurs victimes. Il s’agissait, là aussi, d’un soulèvement. Je sais bien que l’idée d’inclure ce genre d’émeutes dans votre exposition ne vous a jamais effleuré, mais je crois que le caractère polysémique – disons carrément l’ambiguïté intrinsèque – du concept de soulèvement, et surtout la définition que vous en donnez, ne sont pas étrangers aux aspects les plus problématiques de votre exposition, ceux qui ont suscité incompréhensions et polémiques, bien au-delà des passages que je vous consacre dans mon livre.

Venons donc à l’image la plus controversée, la photo de Gilles Caron qui figure dans l’affiche et illustre la couverture du catalogue de l’exposition. Je le regrette, mais vos mises au point à ce sujet ne me paraissent pas recevables. D’abord, si je mentionne un jeune en train de lancer une pierre, au lieu de deux, ce n’est pas parce que je n’aurais pas pris le temps de regarder l’image, qui montre deux figures ; c’est simplement parce que c’est un seul jeune qui, je suppose avec votre accord, apparaît dans l’affiche et dans la couverture du catalogue (le deuxième jeune est en dernière de couverture). Ensuite, la légende donnée par Gilles Caron à son image – « manifestations anticatholiques à Londonderry, Irlande, août 1969 » – ne laisse aucun doute : il s’agit bien de jeunes unionistes saisis lors des émeutes de l’été 1969 qui ont tourné au pogrome contre les catholiques, faiblement défendus par la police. Disparu au Cambodge en 1970, Caron ne peut pas clarifier ce point, mais la légende de sa magnifique photo ne peut pas être interprétée à contresens.

D’ailleurs, en 2016 vous admettiez vous-même le statut ambigu de cette image dans votre exposition, en reconnaissant sans difficultés qu’elle montrait deux jeunes protestants[4]. Avez-vous changé d’avis ? Avez-vous, depuis, « pris le temps de regarder » ? Reste que, lorsque vous avez conçu votre exposition, vous n’aviez pas de doute à ce sujet. Prétendre, comme vous l’écrivez maintenant, qu’il s’agirait de deux jeunes catholiques, revient à altérer sa valeur de source historique et à l’inscrire dans un répertoire de la révolte des opprimés auquel elle n’appartient pas.

Bref, cela revient à opérer une torsion inacceptable, à « redresser » ou « recadrer » l’image, un peu comme on a fait, pendant des décennies, avec les quatre photos de la chambre à gaz d’Auschwitz prises en 1944 par les membres du Sonderkommando, que vous avez voulu inclure à juste titre (mais sans donner aucune explication) dans Soulèvements. Dans Images malgré tout, un essai magistral consacré à ces photos, vous m’aviez appris que vouloir modifier des images pour les rendre « présentables » revient, quelles que soient nos intentions, à commettre « une manipulation tout à la fois formelle, historique, éthique et ontologique »[5]. Or, c’est bien ce que vous faites avec la photo de Caron.

L’inclusion de ces deux photos intitulées « Manifestations anticatholiques à Londonderry, Irlande du Nord, août 1969 » dans une exposition intitulée Soulèvements relève à mes yeux d’un égarement. Un égarement d’autant plus regrettable que cette image est devenue le symbole de l’exposition elle-même. Un égarement, cependant, qui n’est pas sans rapport avec une méthode. Cette méthode est celle d’une iconologie dépolitisée, fondée sur la recherche d’une anthropologie de la révolte réduite à soulèvement corporel, à des configurations formelles de gestes dont la récurrence permettrait de constituer une archive, à la façon de l’Atlas Mnémosyne de Warburg. C’est la clé de la « mémoire anthropologique » de la révolte que vous opposez à sa « mémoire politique ». S’inspirant du Livre des Passages de Walter Benjamin, de la Théorie du Film de Siegfried Kracauer et de nombre de vos travaux, mon histoire culturelle procède en revanche à un montage d’« images de pensée » qui refuse de dissocier la corporalité des luttes de leur intentionnalité politique.

Cela revient à mettre en œuvre une esthétisation de la politique, à savoir, pour reprendre les mots de Walter Benjamin, tout le contraire d’une politisation de la culture.

« Ce que je perdais en récits spécifiques », écrivez-vous en opposant votre méthode à la mienne, « je tentais donc de le gagner en gestes, en mouvement des corps ». Ce que, pour ma part, je définissais comme « l’élégance du geste » saisie par la caméra de Gilles Caron, devient sous votre plume une « forme d’intensité » (Warburg) et une « technique du corps » (Mauss). Soit, mais ni l’une ni l’autre ne me paraissent suffire à rendre compte des révoltes émancipatrices ; elles donnent lieu, comme vous écrivez, à « une généalogie surgissant des corps en mouvement », mais cela n’en fait pas encore une « généalogie des gestes d’émancipation ». Si ce n’est qu’une affaire de « corps en mouvement », pourquoi ne pas avoir inclus dans Soulèvements des images de l’autodafé des livres célébré par Joseph Goebbels à Berlin, en face de l’Université Humboldt, le 1er mai 1933 ? Nombre de photos nous montrent des jeunes de la Hitlerjugend en train de « soulever » des livres et de les balancer dans le bûcher.

Vous ne pouvez pas nier qu’il y a dans leurs regards exaltés « une forme d’intensité » et que leurs gestes reproduisent une certaine « technique du corps » analogue à celle des manifestations du Rote Front communiste. Leur signification, vous en conviendrez aussi, n’est pas la même, et vous avez bien fait de ne pas les inclure dans votre exposition. Comme vous le disiez très clairement dans l’interview de Mediapart citée plus haut, montrer des bras tendus fascistes ou nazis aurait établi une équivalence éthiquement et politiquement inacceptable.

Fallait-il faire une exception pour le colonialisme britannique en Irlande ? Cela vous a paru légitime, sans doute à cause de la « grâce » de ces deux jeunes qui semblent « danser ». Mais cela, permettez-moi de vous le rappeler, revient à mettre en œuvre une esthétisation de la politique, à savoir, pour reprendre les mots de Walter Benjamin, tout le contraire d’une politisation de la culture. C’est pourquoi le choix d’inclure cette photo de Gilles Caron dans Soulèvements, jusqu’à en faire l’image la plus représentative et emblématique, relève, à mes yeux, d’un égarement.

Vous revendiquez la notion warburgienne de Pathosformel (« formule de pathos »), qui permettrait de rendre compte de la « survivance des gestes dans la longue durée des cultures humaines[6] ». Vous remarquez ensuite l’indifférence de Warburg pour « les Pathosformeln du soulèvement politique[7] », mais vous n’allez pas beaucoup plus loin dans votre propre analyse, puisque vous posez la primauté des Pathosformeln sur le contenu des soulèvements politiques : « Avant même de s’affirmer comme actes ou comme actions, écrivez-vous, les soulèvements surgissent des psychismes humains comme des gestes : des formes corporelles. Ce sont des forces qui nous soulèvent, sans doute, mais ce sont bien des formes qui, anthropologiquement parlant, les rendent sensibles, les véhiculent, les orientent, les mettent en œuvre, les rendent plastiques ou résistantes, c’est selon[8]. »

Une telle méthode me semble discutable, car elle définit un soulèvement préalable à la politique qui lui donne un sens. Toute révolte implique, sans aucun doute, une mobilisation d’affects, un mouvement des corps et un déploiement de gestes, mais elle naît d’une colère ou d’une revendication qui sont politiques et devient indéchiffrable une fois réduite à sa gestuelle. Le geste, je serais tenté d’observer avec Giorgio Agamben, « n’a rien à dire, parce que ce qu’il montre, c’est l’être-dans-le-langage de l’homme comme pure médialité[9] ».

Il ne prend son sens que si on le rattache à une finalité et il ne devient compréhensible que si on l’inscrit dans un contexte historique, c’est-à-dire social, culturel et politique. Là réside, je crois, la limite essentielle de votre iconologie fondée sur la recherche d’une récurrence des Pathosformeln de l’action politique, des formes juxtaposées par analogie à des créations artistiques dépourvues de tout contenu politique (une juxtaposition dont la cohérence tient à vos goûts personnels, mais qui demeure mystérieuse aux visiteurs de l’exposition et aux lecteurs de son catalogue).

Le résultat est une succession d’images qui ne produit ni compréhension, ni réflexion critique, ni connaissance nouvelle, mais se satisfait de rassembler une riche multitude de matériaux dans le seul but de guider le spectateur à travers une contemplation renouvelée de gestes, d’œuvres et d’objets décontextualisés. Le portfolio de Soulèvements est tout aussi lyrique que dépourvu d’épaisseur historique ou politique : « par éléments (déchaînés) ; par gestes (intenses) ; par mots (exclamés) ; par conflits (embrasés) ; par désirs (indestructibles) ». C’est pourquoi, ajouterais-je, vous tombez dans le piège que vous indiquez vous-même dans l’introduction du catalogue : « un projet esthétique – puisqu’il s’agit de montrer des images dont beaucoup sont des œuvres d’art – [qui] ne fait justement qu’esthétiser et, du coup, anesthésier la dimension pratique et politique inhérente aux soulèvements[10] ».

Une iconologie visant à saisir et comprendre la « signification intrinsèque » des images ne devrait pas, selon Erwin Panofsky, faire l’économie d’une étape indispensable de l’analyse, à savoir la prise en compte de leur dimension iconographique, qui les contextualise et les rend historiquement intelligibles. L’iconographie, écrit Panofsky, ne considère pas tous les éléments qui définissent « le contenu intrinsèque » d’une image, mais elle est nécessaire afin de « rendre ce contenu articulé et communicable »[11]. Une iconologie délaissée de sa dimension iconographique reste mutilée.

Une photographie nous montre une « réalité physique » – le monde sensible, le Lebenswelt – dont la signification n’est pas immédiatement accessible. Pour l’atteindre, il faut bien, comme l’écrivait Kracauer à Panofsky, « l’encercler de tous les côtés, puis l’assiéger avec ardeur » jusqu’à ce qu’elle cède et « lève son drapeau blanc ». « Seul un tel siège, concluait-il, permet d’accéder à l’intériorité de l’image[12]. » Sans cela, une image demeure « en attente de rédemption » (unerlöst)[13], et notre interprétation se limite à contempler la surface des choses. Mais la surface est souvent trompeuse.

Soulèvements reste à la surface des choses, une surface qui peut susciter des malentendus.

J’ai l’impression que la critique que vous adressez à mon histoire culturelle du fait révolutionnaire – son manque de « temporalisation dialectique » – révèle tout aussi bien les limites de votre propre méthode. Une iconologie qui se focalise exclusivement sur la « survivance » des gestes de la révolte permet sans doute de constituer une « mémoire anthropologique » des soulèvements, mais certes pas d’en saisir et encore moins d’en comprendre la nature, « le contenu intrinsèque », exactement comme la « longue durée » braudelienne qui, avec la pesanteur de ses « strates », ne permet pas de comprendre les révolutions comme césures de l’histoire, comme bifurcations soudaines et imprévues qui secouent les plaques tectoniques des sociétés.

C’est votre vision de l’histoire focalisée sur les Pathosformeln qui est « continuiste », car c’est le contenu social et politique des révolutions, pas leurs gestes, qui en fait des césures de la linéarité historique. Soulèvements rend compte de la récurrence des gestes de la révolte et de la beauté des corps en mouvement qui déposent dans nos mémoires – je reprends vos propres mots – des « désirs d’émancipation » : c’est beaucoup, mais votre prétention d’en faire la mémoire des soulèvements me semble douteuse. Elle reste à la surface des choses, une surface qui peut susciter des malentendus.

À la différence de votre Kulturwissenschaft, mon histoire culturelle de la révolution ne serait, écrivez-vous, « autre chose qu’une œuvre de tristesse et de nostalgie […] comme en attente de sa propre dialectisation », une œuvre « où dominent constamment les motifs négatifs de la perte, du deuil, du naufrage, de la mélancolie ». Je prends acte de votre critique, avec le sentiment – je l’avoue, un peu déçu – qu’elle surgit d’une lecture bien superficielle. Mon livre part du constat du naufrage des révolutions des deux siècles passés, en essayant d’en faire l’objet d’une réflexion critique, mais il définit les révolutions comme une expérience incontournable de la modernité et se propose de réhabiliter le concept même de révolution comme clef d’interprétation de l’histoire. La mélancolie appartient à la « structure des sentiments » (j’emprunte cette définition à Raymond Williams) de la gauche, à côté de bien d’autres.

Elle possède plusieurs dimensions, à la fois réflexives et performatives, qui sont aux antipodes de la pure nostalgie, de la résignation ou de l’attachement narcissique, voire pathologique, à un objet d’amour perdu, selon une définition strictement psychanalytique de la mélancolie dans laquelle vous semblez vous reconnaître. Dans Mélancolie de gauche je mentionnais Peuples en larmes, peuples en armes pour montrer que « le deuil, la souffrance et la lamentation ne sont point incompatibles avec la lutte, ni régressifs par rapport à la prise de conscience et à la réflexion. Les affects accompagnent la pensée et l’action[14] ». Et je donnais aussi plusieurs exemples de mélancolie incitant à l’action politique : des mères de la Place de Mai sous la dictature argentine à Act Up pendant les années 1980. Aujourd’hui, on pourrait mentionner « Black Lives Matter » et les manifestations antiracistes suscités par le deuil des Afro-Américains tués par la police, qui ont leur équivalent français dans les protestations ayant suivi l’assassinat d’Adama Traoré en 2016.

Les nouveaux mouvements de protestation surgis au cours des deux dernières décennies, dont je me réjouis autant que vous et dont je reconnais toutes les potentialités, se caractérisent par le hiatus entre une créativité incontestable et une impasse stratégique tout aussi grande. Obligés de se réinventer après l’échec des modèles révolutionnaires hérités du XXe siècle, ils n’ont pas encore trouvé leur propre projet de transformation sociale et politique. Ils sont nés d’une rupture de continuité dans la transmission des cultures et des mémoires de la gauche (cultures qui renvoient non seulement à des imaginaires mais aussi à des pratiques, à des organisations, à des idées). D’où leur créativité et leur faiblesse. À votre avis, ce questionnement n’aurait pas lieu d’être. Vous semblez vous satisfaire d’un regard contemplatif sur le mouvement des corps dans la Place Tahrir ; je me demande aussi pourquoi ce mouvement est si différent – dans ses formes, ses modalités d’action, ses slogans, ses références idéologiques – des révoltes du passé, et pourquoi les révolutions arabes se retrouvent aujourd’hui enfermées dans une impasse.

Ce questionnement à mes yeux nécessaire n’a rien de nostalgique. Certes, il ne rend pas illégitime, loin de là, une « anthropologie du désir politique » ni une « généalogie des gestes d’émancipation », mais il est tout simplement évacué de l’horizon d’une exposition dans laquelle les manifestants de la Place Tahrir se retrouvent à côté d’autres objets disparates : une installation de Roman Signer dans laquelle un ruban est soulevé par un ventilateur ; une photo de Man Ray intitulée « Sculpture mouvante », dans laquelle on voit des draps blancs étendus dans une pièce ; un dessin du graveur anglais du XVIIIe siècle William Hogarth intitulé « La Bataille des images » ; et une photo en couleur de l’artiste brésilien contemporain Pedro Motta, intitulée « Natureza das coisas », qui montre un palmier surgissant d’un paysage artificiel jaune et rouge. J’avoue mes limites, mais une telle « généalogie des gestes d’émancipation » demeure, à mes yeux, incompréhensible. Elle n’a de sens que dans l’esprit de celui qui a rassemblé ces images et qui nous demande de les regarder sans nous les expliquer.

Permettez-moi un dernier mot au sujet des références théoriques que vous mobilisez dans votre texte et qui me paraissent, elles aussi, peu convaincantes. D’abord Hannah Arendt, que vous citez pour souligner que, en déplaçant « les lignes de fracture », elle nous rappellerait une évidence : « l’absence d’émotion n’est pas à l’origine de la rationalité, et ne peut la renforcer. […] Pour réagir de façon raisonnable, il faut en premier lieu avoir été “touché par l’émotion” ; et ce qui s’oppose à l’“émotionnel”, ce n’est en aucune façon le “rationnel”, quel que soit le sens du terme, mais bien l’insensibilité[15]. » Dommage que cette sensibilité ne l’ait pas aidée dans son analyse des révolutions, consignée dans un ouvrage qui – vous en conviendrez – fait preuve d’un aveuglement presque complet lorsqu’elle distingue entre les « bonnes » révolutions (la Révolution américaine) visant la liberté, et les « mauvaises » (la Révolution française), égarées dans la poursuite du mirage trompeur de l’émancipation sociale[16].

Le texte arendtien que vous citez, On Violence, est tout aussi emblématique de son incompréhension des révolutions anticoloniales, dans lesquelles elle ne voyait qu’une « folie furieuse » (mad fury) : « les révoltes d’esclaves et les soulèvements des spoliés et des déshérités », écrivait-elle dans cet essai bien pénible à lire, se transformeraient inéluctablement en « un cauchemar généralisé » (nightmares for everybody)[17]. Consacrées à Fanon et à Sartre, ces lignes arendtiennes révèlent un manque total d’empathie à l’égard des soulèvements anticoloniaux, couplée d’une rationalité politique bien conservatrice. C’est l’incompréhension politique de l’anticolonialisme qui a rendu Arendt insensible aux luttes anti-impérialistes. Ce en quoi Fanon voyait une violence libératrice n’était pour Arendt que pure sauvagerie. Comme j’ai déjà eu l’occasion d’écrire, ce n’est certes pas dans ce texte arendtien que l’on pourrait puiser des outils d’interprétation des soulèvements politiques.

Tout aussi inappropriée me semble votre référence à Walter Benjamin. Vous avez raison d’opposer « l’anachronie des survivances » de Warburg à la « linéarité du temps historique », une notion qui est à l’origine de la critique benjaminienne de l’historicisme, mais vous avez tort de qualifier de « continuiste » la notion de tradition. Benjamin critiquait l’historicisme – plus précisément une certaine forme d’historicisme : une vision linéaire et téléologique de l’histoire fondée sur l’idée d’un progrès inéluctable – mais il ne s’opposait nullement à la tradition. Dans la huitième de ses thèses sur le concept d’histoire, il revendiquait une « tradition des opprimés » (Tradition der Unterdrückten) faite de la mémoire des luttes[18]. Dans la sixième, il réaffirmait son attachement à cette tradition, tout en soulignant la nécessité, à chaque époque, de l’« arracher au conformisme qui est sur le point de la subjuguer[19] ».

C’est bien l’enjeu de nos sociétés globales, dans lesquelles cette tradition risque d’être engloutie par la privatisation des utopies et une réification universelle qui brisent les cadres sociaux de transmission du souvenir des mouvements collectifs. Vous rappelez ensuite l’admiration benjaminienne pour le surréalisme, qui lui avait fait comprendre qu’un geste politique peut se manifester « comme désir » ou comme « ivresse » avant de devenir un projet. Mais vous oubliez de mentionner la suite : pour Benjamin, qui suivait sur ce point la critique du surréalisme de Pierre Naville, cette « illumination profane » était bien insuffisante. « Insister de façon exclusive » sur cette ivresse libératrice conduisait à ses yeux à une impasse, car cela voulait dire « négliger entièrement la préparation méthodique et disciplinée de la révolution au profit d’une pratique qui oscille entre l’exercice et la célébration anticipée[20] ». C’est avec une sensation d’ivresse que je suis sorti de la visite de Soulèvements, l’ivresse d’une succession d’images qui avait englouti les soulèvements des êtres humains faits de chair et d’os.


[1] Enzo Traverso, Révolution. Une histoire culturelle, trad. D. Tissot, La Découverte, 2022, p. 21. Voir le catalogue de l’exposition : Georges Didi-Huberman (dir.), Soulèvements, Gallimard / Jeu de Paume, 2016.

[2] Georges Didi-Huberman, « Prendre position (politique) et prendre le temps (de regarder) », AOC, 23 mai 2022. C’est à ce texte que se réfèrent les citations dans la suite.

[3] Enzo Traverso, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), La Découverte, 2016, p. 218. Je mentionne en note Georges Didi-Huberman, Peuples en larmes, peuples en armes. L’œil de l’histoire 6, Éditions de Minuit, 2016, p. 385.

[4] Dans un entretien avec Joseph Confavreux mis en ligne par Mediapart le 30 décembre 2016, vous disiez ceci : « eux, ce sont des protestants qui ont envie de casser du catholique, nous sommes d’accord ».

[5] Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Éditions de Minuit, 2003, pp. 51-52.

[6] Georges Didi-Huberman, Désirer Désobéir. Ce qui nous soulève, 1, Éditions de Minuit, 2019, p. 33.

[7] Ibid., p. 34.

[8] Georges Didi-Huberman, « Par les désirs (Fragments sur ce qui nous soulève) », Soulèvements, p. 301.

[9] Giorgio Agamben, « Notes sur le geste », Moyens sans fin. Notes sur la politique, Rivages, 2002, p. 70.

[10] Georges Didi-Huberman, « Introduction », Soulèvements, p. 18.

[11] Erwin Panofsky, « Iconography and Iconology: An Introduction to the Study of Renaissance Art » (1939), Meaning in the Visual Arts. Papers in and on Art History, New York, Anchor Books, 1955, pp. 31-32.

[12] Siegfried Kracauer, Erwin Panofsky, Briefwechsel 1941-1966, dir. Volker Breidecker, Berlin, Akademie Verlag, 1996, p. 139.

[13] Siegfried Kracauer, « La photographie », La masse comme ornement. Essais sur la modernité weimarienne, trad. S. Cornille, préface O. Agard, La Découverte, 2008, p. 44. Dans cette traduction française, « unerlöst » est rendu par « non délivrée ».

[14] Enzo Traverso, Mélancolie de gauche, p. 218.

[15] Hannah Arendt, « Sur la violence » (1969), trad. G. Durand, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Calmann Lévy, 1972, p. 163.

[16] Hannah Arendt, De la Révolution, trad. Michel Chrétien, Gallimard, 1967.

[17] Hannah Arendt, « Sur la violence », p. 124.

[18] Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (1940), trad. M. de Gandillac, P. Rusch et R. Rochlitz, Œuvres III, Gallimard, 2000, p. 433.

[19] Ibid., p. 431.

[20] Walter Benjamin, « Le surréalisme » (1929), Œuvres II, p. 130.

Enzo Traverso

Historien, Professeur à Cornell University

Notes

[1] Enzo Traverso, Révolution. Une histoire culturelle, trad. D. Tissot, La Découverte, 2022, p. 21. Voir le catalogue de l’exposition : Georges Didi-Huberman (dir.), Soulèvements, Gallimard / Jeu de Paume, 2016.

[2] Georges Didi-Huberman, « Prendre position (politique) et prendre le temps (de regarder) », AOC, 23 mai 2022. C’est à ce texte que se réfèrent les citations dans la suite.

[3] Enzo Traverso, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), La Découverte, 2016, p. 218. Je mentionne en note Georges Didi-Huberman, Peuples en larmes, peuples en armes. L’œil de l’histoire 6, Éditions de Minuit, 2016, p. 385.

[4] Dans un entretien avec Joseph Confavreux mis en ligne par Mediapart le 30 décembre 2016, vous disiez ceci : « eux, ce sont des protestants qui ont envie de casser du catholique, nous sommes d’accord ».

[5] Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Éditions de Minuit, 2003, pp. 51-52.

[6] Georges Didi-Huberman, Désirer Désobéir. Ce qui nous soulève, 1, Éditions de Minuit, 2019, p. 33.

[7] Ibid., p. 34.

[8] Georges Didi-Huberman, « Par les désirs (Fragments sur ce qui nous soulève) », Soulèvements, p. 301.

[9] Giorgio Agamben, « Notes sur le geste », Moyens sans fin. Notes sur la politique, Rivages, 2002, p. 70.

[10] Georges Didi-Huberman, « Introduction », Soulèvements, p. 18.

[11] Erwin Panofsky, « Iconography and Iconology: An Introduction to the Study of Renaissance Art » (1939), Meaning in the Visual Arts. Papers in and on Art History, New York, Anchor Books, 1955, pp. 31-32.

[12] Siegfried Kracauer, Erwin Panofsky, Briefwechsel 1941-1966, dir. Volker Breidecker, Berlin, Akademie Verlag, 1996, p. 139.

[13] Siegfried Kracauer, « La photographie », La masse comme ornement. Essais sur la modernité weimarienne, trad. S. Cornille, préface O. Agard, La Découverte, 2008, p. 44. Dans cette traduction française, « unerlöst » est rendu par « non délivrée ».

[14] Enzo Traverso, Mélancolie de gauche, p. 218.

[15] Hannah Arendt, « Sur la violence » (1969), trad. G. Durand, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Calmann Lévy, 1972, p. 163.

[16] Hannah Arendt, De la Révolution, trad. Michel Chrétien, Gallimard, 1967.

[17] Hannah Arendt, « Sur la violence », p. 124.

[18] Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (1940), trad. M. de Gandillac, P. Rusch et R. Rochlitz, Œuvres III, Gallimard, 2000, p. 433.

[19] Ibid., p. 431.

[20] Walter Benjamin, « Le surréalisme » (1929), Œuvres II, p. 130.