Comment écrire l’anthropocène ?
Comment écrire l’anthropocène ? La question se pose désormais aux écrivains. À l’heure de l’évidence de l’emballement climatique, de la sixième extinction de masse et des désordres écologiques globaux, ne devrait-on pas se demander ce que la littérature en dit ? Or, poser cette question conduit immédiatement à s’apercevoir qu’elle n’en parle pas, ou très peu, ou très mal. Où sont les œuvres qui racontent le réchauffement de la planète, qui problématisent le déclin des espèces sauvages, qui mettent en perspective la mise en coupe réglée du vivant et donnent sens à ces catastrophes qui façonnent notre siècle ? Quelles formes avons-nous inventées pour faire face au changement du monde ?

En posant ces questions, il ne s’agit pas de distribuer bons et mauvais points, ni aux écrivains, ni à leurs œuvres, mais d’interroger notre culture (occidentale, européenne et nord-américaine) et ses capacités à penser ce qui nous arrive. C’est pourquoi il importe de poser la question des formes dans lesquelles les bouleversements en cours peuvent se représenter. Les grandes formes littéraires que nous connaissons, le roman en particulier, sont-elles capables d’intégrer le monde qui vient ?
À cette question, l’écrivain indien Amitav Ghosh répond par une critique radicale : le roman moderne, dans son ensemble, repose sur l’expérience bourgeoise du monde et le type particulier de rationalité qu’elle a imposé à nos vies[1]. Marqué par un « réalisme » qui n’est autre que la traduction formelle de cette expérience, il ne sait exprimer que le quotidien, l’ordinaire, le probable, qui ne sont à leur tour que l’horizon d’attente d’une vie sans histoire. Toute mention du changement climatique suffit ainsi à exclure un roman de la « fiction sérieuse » et à le chasser dans les genres dévalués de l’« imaginaire » : hier gothique ou mélodrame, aujourd’hui horreur ou science-fiction.
C’est la conception même du réalisme inhérent à la « fiction sérieuse », c’est-à-dire aux genres légitimes,