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Le canal de Corinthe, une infrastructure qui nous façonne

Sociologue, critique et éditeur

Ce mardi 4 octobre, le canal de Corinthe referme. En rouvrant début juillet, ce passage qui relie la mer Égée et l’Adriatique le gouvernement grec n’espérait pas peser de nouveau dans le commerce mondial : trop étroit, peu utilisé, vétuste, le canal est devenu une attraction touristique. Et pourtant, ce vestige d’un passé porté par les ambitions capitalistes et coloniales renvoie à toute une infrastructure largement impensée : celle des canaux, réels ou métaphoriques. Du canal de Suez, sans qui le commerce international vacillerait, aux océans eux-mêmes.

Cathy, de Morangis : « Endroit impressionnant par ses mensurations et joli par ses couleurs ! Visite rapide et sans payer ! » Janyetandre, de Vedène : « Quelle surprise de voir combien le canal dû en partie à Ferdinand de Lesseps est encaissé et étroit. Désormais réservé aux tou[t] petits bateaux il n’en reste pas [moins] un site à voir. » Pour Chris75004, de Paris : « Le détour depuis l’autoroute vaut vraiment la peine. » On oubliera le commentaire hellénophobe de Lucie M, qui ne précise pas d’où elle écrit : « Sérieux ? Mais c’est nul, sale (comme partout en Grèce) et dangereux, ça ne vaut vraiment pas la peine de faire un détour pour ça. »

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Quand une architecture commerciale au glorieux passé n’est référencée sur votre moteur de recherche favori que par Wikipédia et TripAdvisor, on devine qu’elle a quitté la catégorie infrastructure critique pour rejoindre celle des monuments croulants. Et de fait, si le blocage du canal de Suez en mars 2021 avait provoqué une embolie du commerce mondial, la réouverture provisoire à la circulation du canal de Corinthe, annoncée par le Premier ministre grec en personne le lundi 4 juillet 2022 après une fermeture de plus d’un an n’a provoqué aucun émoi sur les bourses mondiales.

Construit à partir de 1882, inauguré onze ans plus tard, objet de spéculations financières complexes, victime de banqueroutes phénoménales, et finalement peu utilisé durant le vingtième siècle, le canal de Corinthe n’a eu qu’une très courte heure de gloire. Il permet depuis 1893 d’éviter un contournement du Péloponnèse, et ainsi d’économiser plusieurs centaines de miles nautiques lors d’une traversée de la mer Égée à la mer Adriatique. Large de vingt-cinq mètres, profond de huit mètres à peine, le canal de Corinthe dans sa conception et sa réalisation n’est plus adapté au trafic maritime moderne. C’est une attraction touristique en mauvais état, que le gouvernement grec peine à maintenir en état de circulation.

Il est intéressant de s’arrêter un moment sur l’idée du « canal » comme forme architecturale. Objet creux ouvert ou fermé permettant la circulation d’un liquide – du caniveau au cours d’eau bétonné, du bout de roseau au canal de l’urètre –, le canal appartient autant aux registres de l’ingénierie civile, de l’urbanisme ou de la botanique qu’à celui de l’anatomie.

Du canal corporel découle l’idée de circulation chère aux urbanistes des XIXe et XXe siècles, mais également une méfiance envers les liquides non régulés : à Paris on détourne puis enterre la Bièvre, à Lille on fait des routes à partir du réseau de canaux à ciel ouvert qui zébraient la cité du Nord jusqu’au début du siècle dernier, à Londres on transforme la rivière Fleet en égout souterrain. Les ingénieurs du XIXe et du XXe siècle canalisent les cours d’eau des villes, vecteurs, selon eux, de miasmes et d’odeurs incommodantes dues notamment à la présence des activités/industries installées à proximité immédiate.

Dans un même mouvement, on favorise la circulation en construisant de grandes avenues dégagées, des logements ensoleillés aux larges fenêtres pour qu’entrent l’air et le soleil, et que disparaissent ces micro-organismes que Louis Pasteur avait découvert en 1865, qu’il appellera « germes » et qu’on connaît aussi sous le doux nom de « microbes ». Les canaux sont l’expression formelle du projet visant à contrôler les flux et les flots, au cœur d’une vision hygiéniste de l’espace au tournant du siècle dernier, à l’échelle du corps, du foyer, de la ville et du monde.

Dans leur course à l’espace et à l’exploitation des richesses du globe, les sociétés capitalistes coloniales des XIXe et XXe siècles ont beaucoup creusé et « ouvert » des passages, des voies nouvelles. Le raccourcissement des distances absolues couplé à des révolutions technologiques (la vapeur, le chemin de fer) « rétrécissent » le monde. Dès les années 1880, on réalise des cartes isochrones, voire anamorphiques, où l’espace n’est plus représenté en kilomètres mais en temps de trajet.

En 1852, l’économiste saint-simonien Michel Chevalier analysait en ces termes cette révolution de la vapeur : « [Par] les chemins de fer, combinant leur action avec les paquebots modernes […] il n’y aura plus aucune contrée qui ne soit à notre portée ; c’est à peine s’il y en aura dont on puisse dire qu’elle soit éloignée. […] Deux amis, en se séparant à Paris, se donneront rendez-vous à Calcutta ou à Mexico, sans que cela paraisse extraordinaire. […] Mais le sage pensera qu’au lieu d’avoir été rapetissée et ravalée, notre planète aura été fécondée. […] et les isthmes, les montagnes et l’épaisseur des continents n’arrêteront plus le commerce. »

Les mers et les océans sont des canaux métaphoriques, un élément de l’infrastructure de nos vies modernes.

Le projet civilisationnel colonial et la course à l’accumulation des richesses se confondent dans un mélange toxique. C’est l’émergence du concept d’infrastructure, notion d’ingénierie civile – on parle d’infrastructure pour les éléments d’un bâtiment qui se trouvent sous la surface, ou pour les travaux et ouvrages d’art qui sont réalisés sous le rail – transformée en métaphore – l’ensemble des réseaux de communication d’un pays constitue la base technique sur laquelle se construit la société. C’est John Oliver, le présentateur anglais du talk-show états-unien Last week tonight qui en parlait le mieux en 2015 : « L’infrastructure, c’est en fait tout ce qui peut être détruit dans un film d’action ! »

Pour revenir à la fin du XIXe siècle, le canal de Corinthe fait partie de cet effort global d’accélération de l’espace-temps au profit du commerce maritime. Les travaux débutent deux décennies après ceux du canal de Suez en Égypte, et au même moment que la première tentative de creuser un canal dans l’isthme de Panama, qui se soldera par un échec d’ingénierie civile et financière qui éclaboussera la classe politique française, jusqu’à coûter leurs maroquins à une partie du gouvernement. Avec ses six kilomètres de long, il est plus modeste que ses illustres contemporains, canaux interocéaniques longs de 80 kilomètres pour Panama et 193 kilomètres pour Suez.

Si le canal grec ne sert plus à grand-chose pour des raisons techniques, déjà évoquées, et géographiques – le trafic maritime entre Istanbul et Ravenne n’a pas exactement l’ampleur d’une liaison Taïwan-Rotterdam –, il est une opportunité de souligner la puissance du trafic maritime dans nos modes de vie.

Le dix-neuvième fut le siècle de la révolution vapeur ; la seconde moitié du vingtième marqua l’essor d’une technologie plus discrète, voire ennuyeuse, mais presque aussi disruptive : le conteneur. Sa puissance réside tout d’abord dans une standardisation à l’échelle mondiale régulée par la norme ISO 668. Depuis 1968, ces boîtes de métal larges de 8 pieds (2.43 mètres), hautes de 8.5 pieds (2.6 mètres) et longues de 20 pieds (6.1 mètres), 30 pieds (9.14 mètres) ou 40 pieds (12.2 mètres) en fonction des modèles, ont conquis le monde et transportent 90 % des biens unitaires (les marchandises qui, contrairement au sable, pétrole, céréales, ne sont pas transportées en vrac).

Le standard international permet d’assurer que tous les navires, ports, mais aussi trains et camions à travers le monde soient équipés pour recevoir ces conteneurs remplis de marchandises, indifféremment de leurs lieux d’origines, tandis que leur design identique et rectangulaire permet de les empiler sur des hauteurs de plus de vingt mètres. Le plus grand porte-conteneur en circulation, le Ever Ace, peut contenir jusqu’à 24 000 de ces boîtes de métal standardisées. Le contenu de ces conteneurs n’obéit à aucune règle, à part celle du marché. Il transporte ce que les consommateurs achèteront dans trois semaines, le temps approximatif d’une traversée de l’Asie vers l’Europe, par le canal de Suez.

Les mers et les océans, associés à la technologie du conteneur, sont des canaux métaphoriques, un élément de l’infrastructure de nos vies modernes. Ils amènent sur les étals des magasins et jusque dans vos mains l’ananas martiniquais que vous avez dégusté à midi, ce jean trop serré si parisien mais fabriqué à Macao avec du tissu japonais, le smartphone coréen sur lequel vous lisez cet article.

Selon l’Organisation maritime internationale, 90 % du commerce mondial transite par la mer, dont 15 % par le seul canal de Suez. Ouvert en 1869, le canal connecte les mers Rouge et Méditerranée, permettant aux navires de naviguer d’Asie vers l’Europe et inversement sans suivre le pourtour de l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance, s’évitant ainsi des semaines de trajet. Infrastructure pour l’exploitation des ressources de l’Afrique et de l’Asie réalisée par les pouvoirs coloniaux britanniques et français, elle est paradoxalement devenue un symbole de fierté nationale après l’indépendance de l’Égypte en 1936.

Quand le président Gamal Abdel Nasser décide en 1956 de nationaliser le canal dont le contrôle était resté aux mains de Londres, une coalition Franco-Britannique alliée au jeune état d’Israël envahit Port Saïd, l’extrémité septentrional du canal, pour reprendre le contrôle de cette vache à lait coloniale, devenu route essentielle pour l’Europe. L’entreprise de reconquête fut un succès militaire, mais se transforma vite en débâcle économique et diplomatique pour la France et le Royaume-Uni qui durent se retirer sous la pression des États-Unis et de l’Union soviétique, achevant de reléguer les puissances de la vieille Europe au second rang de ce nouveau monde bipolaire.

Une semaine étrange dans la vie du canal de Suez dont les eaux permettent le convoiement d’un milliard de tonnes de marchandises par an, représentant un trillion de dollars en valeur, a rappelé à notre bon souvenir d’Européens bienheureux la force de cette infrastructure dans nos existences. Le 23 mars 2021, à 7h40 heure locale, le porte-conteneur Ever Given est dévié de sa course sur le canal de Suez par des vents violents accompagnés de bourrasques de sable. Le navire, parmi les plus grands du monde – 400 mètres de long, 59 mètres de largeur, 33 mètres de haut –, dérive jusqu’à ce que sa proue et sa poupe viennent s’encastrer dans les deux berges du canal, bloquant tout trafic.

Même l’annuaire constitue une infrastructure qui vaut la peine d’être étudiée.

L’expression est galvaudée, et pourtant démarre dès cet instant une « course contre la montre ». Car le temps c’est de l’argent, et que les pertes sont estimées à 400 millions de dollars par heure de blocage. Lors de ce voyage de la Malaisie vers les Pays-Bas, le porte-conteneur japonais Ever Given, sous les ordres d’une société taïwanaise, battant pavillon du Panama et dont le suivi technique était assuré par une société allemande, transportait environ 18 000 conteneurs dont la marchandise représentait une valeur de 775 millions de dollars américains. Après six jours d’efforts, l’Ever Given est libéré des sables, permettant aux 369 navires qui constituaient un gigantesque embouteillage maritime de continuer leur course vers l’Asie et l’Europe. Il était temps : les chaînes d’approvisionnement européennes, déjà affaiblies par le Covid-19, annonçaient des pénuries imminentes si le problème venait à perdurer.

Dans une série d’articles publiés à la fin des années 1990, la sociologue états-unienne Susan Star, a entrepris de donner une définition du concept d’infrastructure par les sciences sociales. Pour Susan Star, les infrastructures ne sont pas seulement ces artefacts techniques – ponts, routes, aéroport – connectés en réseau, mais également les protocoles d’échanges, les pratiques sociales, les logiciels, les classifications. Ainsi, même l’annuaire constitue une infrastructure qui vaut la peine d’être étudiée.

Parmi ces éléments fondamentaux qui la définissent, Star explique que l’infrastructure est incrustée (embeddedness) : elle est tellement enchevêtrée qu’on ne distingue plus où elle commence et où elle s’arrête. Par exemple, notre relation à Internet ne s’arrête pas quand nous fermons notre navigateur internet, ou même quand nous mettons nos téléphones en mode « avion ». L’infrastructure est également transparente (transparency), car nous n’avons pas nécessairement besoin de la reconstruire, ou de réapprendre son fonctionnement chaque fois que nous en faisons usage – nous n’avons pas besoin d’un mode d’emploi pour emprunter un pont, monter dans un train ou passer un appel téléphonique.

Mais, de toutes les caractéristiques du concept d’infrastructure proposées par Star, celle qui a le plus marqué les sciences sociales pour son à-propos, c’est qu’une infrastructure se révèle lorsqu’elle s’effondre (visible upon breakdown). Le canal de Suez revient dans nos vies lorsqu’il se bloque et qu’il génère des pénuries au supermarché en bas de la rue : c’est l’armoire de raccordement fibre optique emboutie par une voiture qui prive tout l’immeuble de son accès Netflix, c’est le caténaire endommagé qui tétanise votre train en rase campagne et vient ruiner votre début de vacances.

Nous vivons dans un monde de flux, d’échanges, de migrations. Mais nous sommes tellement habitués à cette hypermodernité, à cette hypermobilité constante, que nous ne voyons plus ces canaux littéraux et métaphoriques qui permettent nos modes de vies. L’échouage de l’Ever Given nous a forcé à remettre le canal de Suez sur notre carte mentale des infrastructures mondiales qui abreuvent nos vies de sa frénésie consommatrice.

Si les blockbusters américains se complaisent dans la destruction d’infrastructure par tous les moyens possibles, comme le remarque John Oliver, c’est parce que ces ponts, ces routes, ces réseaux d’électricité, ces connexions internet, sont à la fois supports et métaphores de nos sociétés et de nos modes de vie. On y projette la grandeur de l’humain domptant la nature — les mensurations impressionnantes du canal de Corinthe remarquées sur Tripadvisor par Cathy de Morangis ; on y puise une fierté nationale, comme Janyetandre qui y fantasme le génie français en la personne de Ferdinand de Lesseps ; tandis que le commentaire hellénophobe voire carrément raciste de Lucie M propose une association typique entre l’état d’une infrastructure — inadaptée, déficiente, sale — et la santé morale du pays qui la possède.

Si le rôle que joue le canal de Corinthe dans le trafic maritime international est bien diminué, la fierté et le symbole demeurent et nous invitent à prendre conscience de cette infrastructure qui nous façonne.

 


Justinien Tribillon

Sociologue, critique et éditeur, Enseignant à la Bartlett, University College London

Mots-clés

Capitalisme