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Guerre en Ukraine : l’anéantissement en filigrane

Philosophe

Poutine va‑t‑il lancer ses missiles nucléaires sur une ville ukrainienne ou européenne ? Dans la préface inédite à la prochaine édition de poche de La guerre qui ne peut pas avoir lieu, le philosophe Jean-Pierre Dupuy reformule la question en proposant de nous fixer sur le pire des scénarios que l’on tient pour possibles, quelle que soit la force de son inscription dans l’avenir, et cela afin de faire qu’il ne se produise pas.

J’ai écrit La guerre qui ne peut pas avoir lieu dans le courant de l’année 2018, en grande partie aux États‑Unis et encore sous le coup de la tension extrême avec laquelle s’étaient opposés, l’été précédent, le président américain Donald Trump et son homologue nord‑coréen Kim Jong Un. Certains des meilleurs experts de la question nucléaire chiffraient la probabilité que l’escalade verbale à laquelle ils s’étaient livrés débouche sur la guerre atomique à des niveaux jamais atteints pendant la guerre froide. Aujourd’hui, un nouveau contexte géopolitique a fait passer la menace posée par la Corée du Nord à un niveau subalterne, ce qui permet à son leader de développer son armement nucléaire en toute impunité. La guerre en Ukraine monopolise toute l’attention et, de nouveau, la question d’une guerre nucléaire possible est posée.

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Si la question nucléaire est posée, elle ne l’est pas partout cependant ni avec la même intensité. Les observateurs, en France, avouent leur sidération. Qu’est‑ce que cette guerre d’un autre âge où une puissance qui se voudrait impériale tente par la force des armes de conquérir des territoires qui, selon elle, lui appartiennent depuis toujours ? C’est oublier que jamais depuis 1945 la possibilité d’une guerre nucléaire qui pourrait détruire la civilisation n’a cessé d’influer sur les affaires du monde, telle une épée de Damoclès suspendue au‑dessus de la tête de ses dirigeants, et la guerre en Ukraine ne fait pas exception.

Si l’on méconnaît ce que presque tous les acteurs et les témoins du drame qui est en train de se jouer, à commencer par le président Poutine lui‑même, tiennent pour acquis, à savoir que la guerre nucléaire est possible quoique peu vraisemblable, on s’interdit de comprendre ce qui fait de cette guerre le parangon de ces guerres nucléaires qui sans doute, peut‑être ou par chance, n’auront pas lieu – jusqu’à ce que l’une d’entre elles accède au statut de première guerre nucléaire de l’histoire. Quel que soit son avenir, nucléaire ou non, la guerre en Ukraine est décidément une guerre de notre temps.

Il est étonnant, mais pas inexplicable, que la France, puissance nucléaire, ne l’ait pas compris, alors que c’est à elle, en la personne du président Macron, que Vladimir Poutine s’est adressé en premier pour le dire. Ce fut le 7 février 2022, lors de la conférence de presse qui a suivi la rencontre entre les deux dirigeants à Moscou. Si l’OTAN ne fait pas extrêmement attention aux décisions qu’elle va prendre, dit le président russe en substance, en un clin d’œil nous serons emportés dans un processus infernal dont personne ne sortira gagnant.

La traduction en français de son discours, celle du moins qui a été diffusée dans la presse[1], a passé cette citation par pertes et profits. Y aurait‑il un rapport entre cette omission et les déclarations répétées des experts de la chose nucléaire en France, qui, presque tous[2], directement ou indirectement, travaillent au service de la force de frappe, déclarations selon lesquelles il est inconcevable que le conflit débouche sur une guerre nucléaire ? Rassurée par le fait d’avoir la bombe, fière de continuer à appartenir de ce fait au Conseil de sécurité de l’ONU, la France n’a jamais remis en question le postulat selon lequel la détention par un club de happy few de cet instrument de terreur pouvait en faire un instrument de paix.

Il y a vingt ans que je travaille sur la question nucléaire en philosophe, sans revendiquer pour autant le statut d’expert ou de spécialiste. Plus amplement, je réfléchis à une histoire et à une philosophie de la violence depuis ma rencontre avec l’œuvre de René Girard à la fin des années 1970. Cela m’a inévitablement conduit à m’intéresser à la question des catastrophes et du mal, et plus spécifiquement à ces menaces qui pèsent sur l’avenir de l’humanité, qu’il s’agisse du changement climatique, du risque que des technologies avancées, du type nanobiotechnologies, biologie synthétique ou édition du génome humain, échappent à leurs concepteurs, et, bien sûr, de la guerre nucléaire.

C’est cette dernière qui m’a fourni la matrice de cette forme de catastrophisme que j’ai nommé « rationnel » ou « éclairé ». Il définit une relation à l’avenir que j’ai appelée « temps du projet ». Cette conception du temps implique que, dès lors que les enjeux sont immenses, au‑delà de toute mesure humaine, il est légitime de tenir les événements catastrophiques possibles pour inévitablement amenés à se réaliser.

La chose difficile à comprendre, et que j’essaie longuement d’illustrer dans le livre que l’on va lire, est que ce nécessitarisme n’est en rien un fatalisme. Il nous est, en effet, loisible d’agir pour retarder ad vitam æternam l’événement en question. Encore faut‑il que nous le tenions pour nécessaire sans quoi la motivation pour l’éloigner de nous ne serait pas suffisante. Il est non contradictoire de penser ensemble la nécessité de l’avenir et son indétermination.

La guerre nucléaire a sa propre syntaxe, qui se surimpose aux intentions des acteurs.

On le voit, la question nucléaire amène à reposer à nouveaux frais certaines des questions les plus importantes et les plus difficiles de cette branche de la philosophie qu’on appelle la métaphysique[3]. Le passage à l’abstraction et au raisonnement a priori est rendu indispensable par un fait très simple et en vérité bouleversant. Le prix Nobel d’économie Thomas Schelling, dont les écrits sur la théorie formelle des jeux ont eu un important impact sur les doctrines nucléaires, l’a présenté dans les termes mémorables suivants, en ouverture du discours qu’il tint à Stockholm le 8 décembre 2005 pour la réception de son prix : « L’événement le plus spectaculaire de ce dernier demi‑siècle est un événement qui n’a pas eu lieu. Nous avons bénéficié de soixante années qui se sont déroulées sans que des bombes atomiques explosent sous le coup de la rage. »

Nous sommes plus de quinze ans après, et ce constat est toujours d’actualité. Cette citation est souvent rappelée, mais on oublie en général ce que Schelling ajoute juste après : « En 1960, le romancier C. P. Snow écrivit sur la première page du New York Times que, à moins que les puissances nucléaires ne réduisent drastiquement leurs armements, une guerre thermonucléaire dans la décennie à venir sera une “nécessité mathématique[4]”. Apparemment, personne n’a jugé cette affirmation extravagante. » Le couplage de la nécessité et de l’indétermination apparaît décidément comme le paradoxe à méditer.

Ajouter cette préface au livre déjà publié à l’occasion de sa réédition n’était pas en théorie une obligation. Les situations et les événements historiques que j’y décris et analyse sont là principalement pour illustrer des concepts. Or ce que l’on écrit et dit au sujet de la crise ukrainienne relève en général presque uniquement de la géopolitique.

Cette dimension est essentielle, mais elle n’est pas la seule. La guerre nucléaire comme possibilité a sa propre syntaxe, qui se surimpose aux intentions et aux décisions des acteurs. La psychologie de Poutine joue sans aucun doute un rôle, de même que celle de Trump dans la crise nord‑coréenne. L’importance de l’Ukraine pour l’histoire et la culture russes n’est pas à négliger, pas moins que le rôle que jouent les États‑Unis dans le commandement militaire de l’OTAN.

Mais quand l’escalade nucléaire se met en branle, les soi‑disant acteurs deviennent comme des marionnettes qui s’agitent fébrilement, soumises à des forces qui leur échappent, même si ce sont elles qui les ont engendrées. Elles croient encore pouvoir maîtriser leur violence, mais c’est la violence qui les manipule selon ses propres lois. C’est à cet aspect des choses que ce livre est essentiellement consacré, et la crise ukrainienne n’est qu’une étude de cas particulière.

Pour des raisons d’opportunité, il serait cependant difficilement compréhensible que je ne profite pas de cette préface pour esquisser ce que pourrait être une analyse des événements en cours conforme à la méthode qui m’a guidé en écrivant ce livre.

À l’exception des experts qui affirment que la crise actuelle ne saurait en aucun cas déboucher sur un conflit nucléaire pouvant lui‑même présider à une troisième guerre mondiale, la question qui agite les citoyens de la planète est de savoir quelles chances[5] ce scénario a de se réaliser.

Poutine lâchera‑t‑il une bombe atomique sur une ville ukrainienne pour enfin faire céder le président Zelinsky ? Pour dire que ce scénario n’a rien d’invraisemblable, mon collègue de Stanford Scott Sagan, l’un des importants penseurs dans ce domaine, qui n’hésite pas à traiter Poutine d’« homme le plus dangereux du monde », ne se prive pas de rappeler que les États‑Unis ont procédé de la sorte pour faire plier le Japon en 1945[6]. Le président russe ira‑t‑il jusqu’à viser une capitale européenne pour punir l’OTAN de fournir des armes de plus en plus lourdes et sophistiquées à l’Ukraine ? Fort de sa supériorité quantitative, est‑il prêt à lancer ses ICBM[7] sur la seule autre grande puissance nucléaire, les États‑Unis d’Amérique ?

Pour esquisser une réponse à ces interrogations, je dois soulever une question préalable, celle que posait Thomas Schelling en 2005 : Comment expliquer que depuis le 9 août 1945, date de la destruction de Nagasaki, aucune bombe atomique n’ait encore été lâchée sur des populations civiles dans le but de les exterminer ? Si l’on comprenait pourquoi, peut‑être cela nous donnerait‑il une piste pour apprécier les chances que ce miracle secret continue. Y a‑t‑il une bonne fée qui veille sur l’humanité et l’empêche de se détruire elle‑même, ce dont elle est désormais capable grâce, si l’on peut dire, à la bombe ?

Je me heurte ici à une question de méthode. La réponse à cette question fait l’objet de cet ouvrage. Or il est habituel de débuter la lecture d’un livre par sa préface. Je me vois donc obligé de répéter en commençant ce qui viendra après. L’ironie de la chose est que cette inversion temporelle est la forme même de ce que j’ai appelé le temps du projet, qui est la clé que je propose pour éclairer les paradoxes de la dissuasion nucléaire. Je vais veiller à ce que ces répétitions soient comme une mise en bouche qui fouette l’appétit pour des denrées plus substantielles.

La puissance inouïe de la bombe atomique n’est‑elle pas une raison suffisante pour dissuader quiconque de même songer à l’utiliser ? Le principe de dissuasion n’est‑il pas inscrit dans sa démesure même ? Qui pourrait avoir intérêt à déclencher une escalade dont tous sortiraient vaincus ? Ces idées ont toujours été présentes depuis 1945 et elles conservent une puissance de conviction indéniable.

Comme nous le verrons, on a cherché à réduire tant la puissance des armes que la portée des missiles qui les acheminent dans l’espoir de rapprocher les dévastations produites par un conflit nucléaire de celles dont une guerre traditionnelle est capable, avant de comprendre que ce sont au contraire ces armes et ces missiles, que l’on dit « tactiques », qu’il faut bannir. Leur faible puissance toute relative[8] incite en effet à les employer sur le champ de bataille, comme on le ferait avec un armement classique, ce qui revient à mettre le pied dans l’engrenage nucléaire dont nous montrerons, par un raisonnement a priori, qu’il a vocation à monter aux extrêmes, c’est‑à‑dire à l’anéantissement mutuel.

De même que l’explosion d’une bombe A est le moyen d’amorcer le processus thermonucléaire au cœur d’une bombe à hydrogène, de même l’emploi d’armes nucléaires tactiques sur le champ de bataille est le plus sûr chemin pour faire sortir de leurs silos les missiles balistiques intercontinentaux, alors qu’ils sont censés par leur seule existence passive assurer la paix nucléaire.

Cette explication par les intérêts, les intérêts de chacun et l’intérêt de tous, se heurte cependant à la sanction de l’histoire. Le tragique de l’histoire humaine est que bien souvent elle détruit ceux‑là mêmes qui la meuvent, alors que chacun d’eux ne cherchait pourtant qu’à satisfaire ses intérêts. Les armements nucléaires tactiques ont bel et bien été bannis un temps, au moins partiellement, comme nous allons le voir, mais ils sont aujourd’hui plus que jamais de retour.

Une tout autre explication de l’absence de guerre nucléaire est que nous l’avons échappé belle ! C’est la chance et purement la chance, c’est‑à‑dire le hasard, qui nous a épargné le pire. Les historiens de l’ère nucléaire alignent quantité d’incidents qui auraient pu déclencher une escalade fatale et qui ne l’ont pas fait : mauvaises communications entre les acteurs clés, erreurs d’interprétation, calcul des risques inconsidéré, accès de rage, etc. À chaque fois, il s’en est fallu de peu que l’horreur ne devienne réalité.

On trouvera dans ce livre l’analyse de quelques‑uns de ces cas. La faiblesse relative de cette explication tient à ce qu’on ne sait pas si le prétendu hasard est responsable de l’incident qui a déréglé le système ou bien si c’est lui qui a évité le désastre. Sauf à imaginer une cause commune miraculeuse à cette série de quasi‑catastrophes, on est en droit de penser que le hasard se lassera de toujours tirer face et que viendra forcément le moment où c’est pile qui sortira, et même qu’il y a longtemps que cela aurait dû avoir lieu.

Le lecteur peut s’étonner que je n’aie pas encore mentionné la réponse la plus simple, la plus évidente et la plus commune à la question que j’ai posée : c’est le succès de la dissuasion nucléaire qui a évité la guerre nucléaire. Selon cette interprétation, la possession d’un arsenal atomique n’aurait qu’un but : dissuader les autres puissances nucléaires d’utiliser le leur et d’attaquer en premier, en les menaçant de recourir à des représailles incommensurables si elles passaient outre ; étendre le cas échéant cette menace à une attaque non nucléaire qui viendrait mettre en péril les intérêts vitaux de la nation. Une bonne partie de ce livre est en fait consacrée à discuter ces assertions. Ce qui fait de cette question un vrai puzzle philosophique est, comme je l’ai déjà mentionné, l’absence de base empirique et la nécessité de recourir à des arguments a priori.

Les philosophes et les stratèges, principalement américains, qui ont débattu à ce sujet sont arrivés à la conclusion que la dissuasion ne pouvait pas fonctionner sauf si les acteurs en présence – disons les chefs d’État de deux puissances nucléaires en conflit – avaient des raisons de soupçonner que leur rival était irrationnel[9]. La pierre d’achoppement de la dissuasion nucléaire est le caractère non crédible de la menace de représailles qui la soutient. Si la dissuasion échoue, la puissance attaquée va‑t‑elle mettre sa menace à exécution et déclencher une escalade suicidaire ? Faut‑il être fou ou le prétendre pour être crédible ? De la réponse à cette question dépend la solidité de l’édifice dissuasif.

Quoi qu’il en soit, une raison majeure de douter que la pratique de la dissuasion ait eu un effet notable sur l’absence de guerre nucléaire tout au long de ces presque huit décennies passées est que cette pratique n’a le plus souvent pas été le cas. C’est une des thèses que défend ce livre. Sous sa forme pure, la dissuasion implique de renoncer à ce qui donne leur légitimité aux forces armées : la défense.

C’est en montrant à l’adversaire qu’on ne fait rien pour arrêter les missiles qu’il vous envoie, par exemple au moyen d’un bouclier fait de missiles antimissiles, qu’on peut le convaincre qu’on ne l’attaquera pas en premier. Si on le faisait, l’adversaire trouverait le champ libre pour exécuter sa menace de représailles incommensurables grâce à une capacité de seconde frappe[10]. Personne n’attaque donc en premier et ce qu’on a appelé l’équilibre de la terreur est en principe réalisé. Mais l’abandon par les forces armées de leur première mission qui est de défendre la nation est un prix trop élevé pour qu’elles aient consenti de bon gré à le payer. On trouvera dans ce livre l’analyse de plusieurs cas saisissants où le principe de dissuasion a été jeté aux orties.

À quoi donc ont jusqu’ici servi les armes nucléaires qui puisse avoir un rapport ne serait‑ce que lointain avec l’absence de guerre nucléaire ? La réponse que je propose est très paradoxale[11] : elles ont servi à préparer une première frappe.

L’attaque, dans le domaine nucléaire, se dit « préemption ». On prend les devants, on répond à une attaque potentielle comme si elle avait déjà eu lieu. La réponse précède la question : on retrouve cette inversion temporelle qui va hanter tout ce livre. Comme je le dirai, ce sont des représailles anticipées. Quelles que soient les doctrines nucléaires affichées, on peut soutenir que les chefs d’État tant soviétiques puis russes qu’américains n’ont jamais exclu de leurs répertoires d’action la décision de frapper en premier.

Cependant, convaincre que l’on est prêt à le faire ne va pas plus de soi que de pratiquer le jeu de la dissuasion. Un problème de crédibilité se pose dans ce cas également. Une première frappe ne sera pas suffisante pour neutraliser l’adversaire et celui‑ci conservera une capacité de riposte : il faut donc lui démontrer qu’on saura endurer le coup porté (en anglais, ride out) et limiter les dommages, donc qu’on restera pleinement capable de riposter à la riposte. Ce peut être un défi majeur.

Les États‑Unis et la Russie ont eu et continuent d’avoir une attitude ambivalente par rapport à un élément de doctrine nucléaire qui a reçu le nom alambiqué et trompeur d’« escalade en vue d’une désescalade[12] ». Leurs hésitations et leur flou à cet égard illustrent le dilemme entre dissuasion et préemption auquel les deux superpuissances nucléaires sont confrontées tant l’une que l’autre. Comme ce sujet a une incidence directe sur la crise ukrainienne, il mérite quelques mots d’explication dans cette préface.

On trouve déjà l’idée d’une escalade en vue d’une désescalade dans le livre de Thomas Schelling, The Strategy of Conflict[13], et elle a influencé plusieurs générations de stratèges. La doctrine de la riposte graduée préconisée par Robert McNamara à partir des années 1960, le concept de guerre nucléaire limitée, celui de « maîtrise de l’escalade » (escalation control), etc., sont autant de variations sur la même idée.

La manière la plus simple de présenter cette notion est de la comparer à la logique de la vente aux enchères. On fait monter les prix jusqu’au moment où les autres ne peuvent plus suivre. On augmente l’intensité des combats avec des forces non nucléaires (dites « conventionnelles ») jusqu’au moment où le passage à l’étape d’une frappe nucléaire apparaît comme inévitable pour mettre fin au conflit tout en le gagnant : c’est précisément cela, ladite désescalade.

On trouvera dans ce livre des arguments qui concluent non seulement à la vacuité de cette idée mais aux dangers que l’on courrait si elle devait être mise en œuvre. Comme l’auteur de De la guerre, le général prussien Clausewitz, l’a compris, il n’y a pas en théorie de dernier mot qui mette fin à un processus violent. Pour lui, c’est le « brouillard de la guerre », c’est‑à‑dire tous les obstacles d’ordre logistique et autres, qui empêche le plus souvent d’accéder à l’issue fatale, à savoir l’annihilation mutuelle. On verra que ces mêmes obstacles accélèrent, au contraire, la montée vers l’extrême en cas de guerre nucléaire.

Les stratèges tant américains que russes se récrient et récitent le credo de la dissuasion nucléaire : on ne dissuade pas une attaque limitée en rendant hautement crédible une menace de riposte limitée. On la dissuade en maintenant à un niveau modique la probabilité de l’anéantissement mutuel. Il reste que, dans la pratique, l’escalade en vue d’une désescalade continue de tenter les états‑majors. Cette idée est spécialement présente chez les stratèges russes dans leurs débats non officiels. Pour se limiter à une citation : « Nos armes conventionnelles de précision devraient pouvoir infliger des pertes suffisantes dans les forces et les bases de l’OTAN pour conduire celle‑ci soit à mettre fin à son agression, soit à la hausser à un niveau maximal de guerre conventionnelle, incluant une offensive avec des forces terrestres. Cela justifierait en retour le recours par la Russie à une première frappe nucléaire par des armements tactiques[14]. »

À l’issue de ce tour d’horizon, on ne peut que conclure sur un constat d’échec. Le fait que nous ayons échappé à une troisième guerre mondiale menée à coup de missiles nucléaires intercontinentaux, et même qu’aucune arme atomique à puissance limitée n’ait explosé sur un champ de bataille, semble relever du miracle.

Ce livre, cependant, va offrir une explication argumentée à ce fait complexe qu’est, dans les mots de Thomas Schelling, un événement qui ne s’est pas produit. Il ne faut pas s’étonner que nous ayons recours pour cela à une forme de métaphysique qu’on peut qualifier de négative, sur le mode de la théologie du même nom. Dans l’immédiat, toutefois, nous en savons assez pour risquer une réponse à la question dont nous sommes partis : Est‑il possible que la crise ukrainienne débouche sur une guerre nucléaire et quel est le degré de vraisemblance de cette éventualité ?

Les 1er et 2 février 2019, un double événement s’est produit, inaperçu de l’opinion publique, en France en tout cas, dont les événements actuels sont en bonne part issus. Les chefs d’État américain et russe, Donald Trump d’abord et Vladimir Poutine le lendemain, ont annoncé qu’ils allaient se désengager d’un traité, signé en 1987 à Washington par leurs prédécesseurs Ronald Reagan et Mikhail Gorbatchev, par lequel les deux signataires éliminaient de leurs arsenaux respectifs tous les missiles de croisière et balistiques lancés depuis le sol d’une portée se situant entre 500 et 5 500 km.

Ce traité avait pour nom trompeur INF (pour « Intermediate-Range Nuclear Forces », soit forces nucléaires de portée intermédiaire). Gravement trompeur même, nous allons le voir, car il ne contraignait pas les armes nucléaires, mais bien un certain type de missiles, qu’ils comportent une ogive nucléaire ou non. Le retrait américain de ce traité est devenu officiel le 2 août 2019.

Il convient de rappeler l’histoire qui a mené à cette double décision. Entre 1976 et 1987, une crise dite des euromissiles a fait trembler de peur l’Europe. En mars 1976, l’Union soviétique déploie dans sa partie européenne des missiles SS20 d’une portée d’environ 5 000 km, donc capables d’atteindre l’Europe occidentale, mais aussi la Chine et le Japon.

Devant cette agression, le président américain Jimmy Carter juge dans un premier temps, en conformité avec les grands principes de la dissuasion, que ses armes nucléaires stratégiques à longue portée et ses ICBM suffiront pour décourager l’Union soviétique de lancer une attaque surprise sur l’Europe. Mais le chancelier allemand Helmut Schmidt fait pression pour que l’Amérique intervienne. En décembre 1979, un sommet de l’OTAN prend une double décision : faire pression sur l’Union soviétique pour qu’elle retire ses SS20 et, si ces négociations échouent, installer en Allemagne dans un délai de quatre ans des missiles américains de portée moyenne, les Pershing II.

Suit une période confuse où des phrases restées célèbres sont prononcées. Les pacifistes allemands, soutenus par le parti communiste, déclarent qu’ils préfèrent « être rouges que morts ». À quoi le président Mitterrand, se déclarant favorable au déploiement des euromissiles au nom de l’équilibre des forces, répond en faisant finement remarquer que « les pacifistes sont à l’Ouest et les missiles à l’Est ». Finalement, les Pershing sont déployés en Allemagne à partir de novembre 1983.

En mars 1985, la situation géopolitique change du tout au tout avec l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev. Reagan et celui‑ci se rencontrent à Reykjavik en octobre 1986 et sont tout près d’arriver à un accord sur le principe d’un désarmement général. La rencontre échoue pour des raisons que nous analyserons le moment venu. Mais la détente est bien là et elle se traduit l’année suivante, le 8 décembre 1987, par le traité INF. C’est ce traité que Trump et Poutine ont dénoncé en février 2019.

Dans l’univers nucléaire, la rationalité ne fait qu’un avec la folie.

Bien évidemment, chacun des deux partenaires a accusé l’autre d’être de mauvaise foi et d’avoir violé le traité INF depuis longtemps. L’un et l’autre avaient de bons arguments à faire valoir. On a raillé Donald Trump pour n’avoir en tout domaine d’autre politique que celle qui consistait à détricoter tout ce que son prédécesseur Barack Obama avait fait, mais sur ce point il a été son digne successeur. C’est dès 2014 que l’Administration américaine s’est inquiétée du déploiement par les Russes d’un missile de croisière conforme en tous points aux systèmes bannis par le traité INF. Les Russes ont mis ce missile à l’essai dès 2008, sans s’en cacher, comme le montre le fait que Poutine se plaignait ouvertement en 2013 que la Russie, contrainte par le traité, se trouvait entourée en Asie par des pays, la Chine en premier lieu, qui eux étaient libres de se doter d’armes nucléaires de moyenne portée. Après pas mal d’hésitations sur la riposte adéquate, l’Amérique a donc décrété la mort du traité.

De son côté, la Russie avait beau jeu d’accuser l’Amérique de tricher, par exemple en se croyant libre d’installer en Europe de l’Est des systèmes de défense constitués de missiles antimissiles. Outre qu’ils violaient le traité ABM, ces boucliers pouvaient se transformer aisément en armes offensives. De plus, il n’y avait pas en 1987 de drones armés, et ceux‑ci peuvent remplir le même office que des missiles.

L’OTAN a pour sa part tranché en déclarant que la Russie était pleinement responsable de la violation du traité et que celui‑ci ne méritait pas d’être sauvé. Étrange position, endossée par la France, si l’on considère que c’est en grande partie grâce à ce traité que la paix en Europe a été garantie et la sécurité de l’OTAN préservée pendant plus de trente ans. Mais, nous l’apprendrons, il ne faut pas se hâter de départager les bons des méchants dans un univers nucléaire où la rationalité ne fait qu’un avec la folie.

Tel est le tableau d’arrière‑plan qui permet de situer et peut‑être de comprendre des événements plus récents, dont la décision prise par Poutine d’envahir et d’attaquer l’Ukraine tout en menaçant ceux qui lui feraient obstacle de les anéantir avec ses missiles nucléaires.

Il faut ajouter à ce tableau un rappel sur les forces en présence. Avec la fin de la guerre froide, en 1989, on a assisté à une inversion spectaculaire des rapports de force entre Washington et Moscou en ce qui concerne le partage entre armes nucléaires et armes conventionnelles. Avant 1989, la supériorité de l’Union soviétique en armes conventionnelles était manifeste et les États‑Unis cherchaient à compenser leur retard en développant leur arsenal nucléaire.

Après l’effondrement de l’URSS, le Pentagone, fier de la victoire du « monde libre », c’est‑ à‑dire des démocraties libérales et des économies de marché, s’est intéressé à d’autres territoires, par exemple à des conflits régionaux pour lesquels des armes conventionnelles se montraient plus efficaces que ne le seraient des bombes atomiques. Dans le même temps, Poutine en Russie développait son arsenal nucléaire.

Or ce n’est pas le nucléaire en général que l’Amérique a relativement négligé, c’est surtout le nucléaire tactique. La doctrine était : armes conventionnelles sur les champs de bataille régionaux et, si « l’escalade en vue d’une désescalade » l’imposait, recours à des armes nucléaires stratégiques portées par leurs ICBM. En 2022, l’Amérique n’a plus en Europe qu’une centaine d’ogives nucléaires tactiques réparties sur cinq pays : l’Allemagne, les Pays‑Bas, la Belgique, l’Italie et la Turquie.

La Russie en a, elle, peut‑être vingt fois plus, dont beaucoup dans cette exclave coincée entre la Pologne et la Lituanie, lieu stratégique s’il en est, qui se nomme aujourd’hui Kaliningrad. Tragique clin d’œil de l’histoire puisque ce fut dans cette ville alors nommée Königsberg, au temps de la Prusse, que vécut toute sa vie l’auteur du traité Vers la paix perpétuelle, Emmanuel Kant ; c’est de là aussi que sont issus les parents de l’auteure des Origines du totalitarisme, Hannah Arendt.

Vladimir Poutine est fier de la supériorité de son armement nucléaire tactique, celui qui compte dans les circonstances présentes. Plus inquiétant, il croit qu’il est bien mieux préparé que l’Amérique à essuyer (ride out) un échange nucléaire avec cette dernière. Nous avons vu que c’est la condition nécessaire pour une préemption réussie, c’est‑à‑dire le saut qui consiste à attaquer en premier.

Ce contexte étant donné, comment ont réagi en 2019 les deux superpuissances nucléaires à leur rejet mutuel du traité INF ? Je rappelle que ce traité imposait une contrainte sur les missiles, qu’ils portent des ogives nucléaires ou non. Les États‑Unis et l’OTAN ont immédiatement vu l’opportunité dont ils disposaient désormais de placer des missiles de faible et moyenne portée mais à charge non nucléaire en Europe.

C’était sans compter sur la réponse russe. Celle‑ci fut réitérée plusieurs fois, Poutine demandant aux États‑Unis et à l’OTAN d’imposer un moratoire sur le déploiement de tels missiles à charge nucléaire en Europe. Cette demande est restée lettre morte au point que le président français, Emmanuel Macron, tout en niant fermement accepter la demande russe, a eu ce mot : « L’absence de dialogue avec la Russie a‑t‑elle rendu plus sûr le continent européen ? Je ne le crois pas[15]. »

Un point technique a ici une importance considérable : il est impossible de déterminer avant qu’il atteigne sa cible si un missile balistique porte une ogive nucléaire ou non. Devant cette indétermination, la Russie a choisi de traiter tout missile qui s’approche de son territoire comme une attaque nucléaire. C’est, selon sa doctrine affichée, un motif suffisant pour qu’elle lance ses propres missiles nucléaires avant même que les missiles ennemis touchent son sol. Cela ne peut que faire réfléchir l’Amérique à deux fois, elle qui pensait avoir le champ libre pour déployer de nouveau ses missiles en Europe, conventionnels et nucléaires. Je rappelle que tout cela se passait juste avant que Poutine décide d’envahir l’Ukraine.

Au premier chapitre de ce livre, on va découvrir un cas semblable, dont la conclusion sera qu’il convient désormais, à l’ère nucléaire, de traiter toutes les alertes envoyées par des systèmes de veille, qu’elles soient vraies ou fausses, comme si elles étaient vraies. C’est une propriété essentielle du catastrophisme que je défends. Dès lors qu’une catastrophe majeure apparaît possible, il faut faire comme si elle allait se réaliser.

Telle est donc la leçon que je tire du cas ukrainien, en résonance avec les développements théoriques qu’on va trouver dans ce livre. La règle générale est la suivante : étant donné plusieurs scénarios que l’on tient pour possibles, il faut se fixer sur le pire, quelle que soit la force de son inscription dans l’avenir[16], et cela afin de faire qu’il ne se produise pas.

J’admets ne pas avoir pleinement répondu à la question qui hante aujourd’hui les esprits : Poutine va‑t‑il lancer ses missiles nucléaires sur une ville ukrainienne ou européenne ? Comme cela arrive souvent en philosophie, je l’ai reformulée.

Ce scénario apocalyptique est évidemment une possibilité, puisque tout est en place pour qu’une erreur ou un hasard quelconques précipite la catastrophe, par exemple un « bruit » dans le système, une mauvaise communication ou un dérapage provoqué par le cycle infernal de l’humiliation qui mène au ressentiment puis au passage à l’acte. Suivant la règle énoncée précédemment, il faut considérer que tout se passe comme si la catastrophe allait se produire et, sur cette base, tout faire pour que cela n’ait pas lieu.

Le même Emmanuel Macron a certainement été malhabile lorsqu’il a affirmé le 3 juin 2022 qu’il ne fallait pas humilier la Russie. On a interprété cette déclaration en la ramenant à la psychologie et à la morale et cela a choqué sur le mode : les états d’âme de l’agresseur ne regardent que lui. Le président français aurait dû plutôt dire que le système monde est à la merci d’une crise de mauvaise humeur d’un de ses dirigeants. C’eût été souligner son extrême fragilité. En termes savants, on dirait qu’il est « structurellement instable ».

Mon analyse a fait presque entièrement l’impasse sur la dimension géopolitique de la question. Loin de moi le désir de minimiser son importance. J’ai simplement voulu montrer la puissance décisive de l’outil, en l’occurrence l’outil de destruction, l’arme atomique. L’outil n’est pas neutre, il ne fait pas le bien ou le mal selon les intentions de ceux qui le manient.

J’écris ceci alors que l’Amérique pleure une fois de plus – elle en a l’habitude – les victimes d’une fusillade de masse qui a coûté la vie à dix‑neuf enfants âgés d’à peine dix ans. Le tueur avait dix‑huit ans. Une partie de l’Amérique en conclut que l’accès aux armes à feu doit être renforcé et non pas limité. La violence aura raison de la violence. Elle seule peut protéger de la maladie mentale et du mal radical qui habitent les autres.

Ceux qui tiennent ce discours sont aveugles à la quasi‑autonomie de décision qu’acquiert l’arme à feu. Tout se passe comme si la détenir, c’était abdiquer son libre arbitre. En conclusion de ce livre, on trouvera tous les éléments pour juger que la simple détention de l’arme nucléaire constitue une abomination morale.

NDLR : l’édition de poche de La guerre qui ne peut pas avoir lieu de Jean-Pierre Dupuy paraîtra le 21 octobre aux éditions Points.


[1] Pour sa part, la presse américaine fait remonter la première fois que Poutine a fait allusion à la guerre nucléaire, sans d’ailleurs prononcer le mot, à la déclaration qu’il fit le 24 février 2022, le matin même du jour où ses troupes entrèrent en Ukraine.

[2] On compte sur les doigts d’une seule main les chercheurs indépendants. Parmi eux, il faut signaler le professeur de Sciences Po Benoît Pélopidas pour ses importants travaux dont un livre récent présente la synthèse : Repenser les choix nucléaires. La séduction de l’impossible, Presses de Sciences Po, 2022.

[3] J’ai été amené en particulier, comme on le verra, à proposer une nouvelle solution à l’une des plus anciennes apories métaphysiques, l’argument dominateur de Diodore Kronos.

[4] Snow a écrit « mathematical certainty » (certitude mathématique). D’un esprit certes puissant – Snow est le théoricien des « deux cultures » – mais probablement peu versé en métaphysique, on peut accepter cette confusion entre la nécessité – catégorie ontologique – et la certitude – catégorie épistémique.

[5] Le mot « chance » renvoie, ne serait‑ce que par son étymologie, aux concepts de hasard et de probabilité, lesquels, comme expliqué dans ce livre, ne sont pas adéquats. Je me permets cette approximation à ce stade préliminaire de l’analyse.

[6] Scott sagan, « The World’s Most Dangerous Man. Putin’s Unconstrained Power Over Russia’s Nuclear Arsenal », Foreign Affairs, 16 mars 2022.

[7] Intercontinental Ballistic Missiles, soit missiles balistiques intercontinentaux.

[8] Leur puissance explosive peut aller jusqu’à vingt fois celle de Little Boy, la bombe qui a détruit Hiroshima.

[9] Les critiques de la dissuasion nucléaire avancent le plus souvent l’assertion inverse. On affirme que la dissuasion nucléaire est une construction abstraite qui requiert la parfaite rationalité des acteurs. Cette condition ne pouvant en pratique être satisfaite, on en conclut que le concept même de dissuasion nucléaire est à rejeter.

[10] Le traité ABM, pour Anti-Ballistic Missile, signé en mai 1972 par Richard Nixon et Leonid Brezhnev, a concrétisé ce renoncement partiel à la défense. Il devait devenir caduc avec le lancement par Ronald Reagan en 1983 de la Strategic Defense Initiative, plus connue sous l’expression imagée de « guerre des étoiles ».

[11] Le livre que l’éminent théoricien du choix rationnel Daniel Ellsberg, devenu planificateur de guerre nucléaire, a écrit pour relater son expérience, The Doomsday Machine. Confessions of a Nuclear War Planner (Londres, Bloomsbury Publishing, 2018), m’a beaucoup instruit.

[12] En anglais : « escalate to de‑escalate ».

[13] New York, Harvard University Press, 1960.

[14] Alexei arbatov, « Reducing the Role of Nuclear Weapons », communication au colloque « Un monde sans armes nucléaires », Oslo, 26‑27 février 2008. Je souligne.

[15] Agence reuters, Aerospace and Defense, 28 novembre 2019. Cité par Brennan Deveraux, « Why Intermediate-Range Missiles are a Focal Point in the Ukraine Crisis », War on the Rocks, 28 janvier 2022.

[16] Cette formulation alambiquée a une fonction : m’éviter de recourir à la notion de probabilité, qui n’est pas ici valide, comme je le montrerai.

Jean-Pierre Dupuy

Philosophe, Professeur à Stanford University

Notes

[1] Pour sa part, la presse américaine fait remonter la première fois que Poutine a fait allusion à la guerre nucléaire, sans d’ailleurs prononcer le mot, à la déclaration qu’il fit le 24 février 2022, le matin même du jour où ses troupes entrèrent en Ukraine.

[2] On compte sur les doigts d’une seule main les chercheurs indépendants. Parmi eux, il faut signaler le professeur de Sciences Po Benoît Pélopidas pour ses importants travaux dont un livre récent présente la synthèse : Repenser les choix nucléaires. La séduction de l’impossible, Presses de Sciences Po, 2022.

[3] J’ai été amené en particulier, comme on le verra, à proposer une nouvelle solution à l’une des plus anciennes apories métaphysiques, l’argument dominateur de Diodore Kronos.

[4] Snow a écrit « mathematical certainty » (certitude mathématique). D’un esprit certes puissant – Snow est le théoricien des « deux cultures » – mais probablement peu versé en métaphysique, on peut accepter cette confusion entre la nécessité – catégorie ontologique – et la certitude – catégorie épistémique.

[5] Le mot « chance » renvoie, ne serait‑ce que par son étymologie, aux concepts de hasard et de probabilité, lesquels, comme expliqué dans ce livre, ne sont pas adéquats. Je me permets cette approximation à ce stade préliminaire de l’analyse.

[6] Scott sagan, « The World’s Most Dangerous Man. Putin’s Unconstrained Power Over Russia’s Nuclear Arsenal », Foreign Affairs, 16 mars 2022.

[7] Intercontinental Ballistic Missiles, soit missiles balistiques intercontinentaux.

[8] Leur puissance explosive peut aller jusqu’à vingt fois celle de Little Boy, la bombe qui a détruit Hiroshima.

[9] Les critiques de la dissuasion nucléaire avancent le plus souvent l’assertion inverse. On affirme que la dissuasion nucléaire est une construction abstraite qui requiert la parfaite rationalité des acteurs. Cette condition ne pouvant en pratique être satisfaite, on en conclut que le concept même de dissuasion nucléaire est à rejeter.

[10] Le traité ABM, pour Anti-Ballistic Missile, signé en mai 1972 par Richard Nixon et Leonid Brezhnev, a concrétisé ce renoncement partiel à la défense. Il devait devenir caduc avec le lancement par Ronald Reagan en 1983 de la Strategic Defense Initiative, plus connue sous l’expression imagée de « guerre des étoiles ».

[11] Le livre que l’éminent théoricien du choix rationnel Daniel Ellsberg, devenu planificateur de guerre nucléaire, a écrit pour relater son expérience, The Doomsday Machine. Confessions of a Nuclear War Planner (Londres, Bloomsbury Publishing, 2018), m’a beaucoup instruit.

[12] En anglais : « escalate to de‑escalate ».

[13] New York, Harvard University Press, 1960.

[14] Alexei arbatov, « Reducing the Role of Nuclear Weapons », communication au colloque « Un monde sans armes nucléaires », Oslo, 26‑27 février 2008. Je souligne.

[15] Agence reuters, Aerospace and Defense, 28 novembre 2019. Cité par Brennan Deveraux, « Why Intermediate-Range Missiles are a Focal Point in the Ukraine Crisis », War on the Rocks, 28 janvier 2022.

[16] Cette formulation alambiquée a une fonction : m’éviter de recourir à la notion de probabilité, qui n’est pas ici valide, comme je le montrerai.